Chapitre 13 De la complexité des sentiments

Par Feydra

Masque avait sombré dans un sommeil agité dès qu’ils eurent terminé de préparer leur maigre camp. La petite rivière près de laquelle ils s’étaient installés lui avait permis de nettoyer ses blessures et la berge capitonnée d’herbe était assez confortable pour ses muscles fatigués. Il avait à peine pris une bouchée de nourriture avant de s’effondrer de sommeil.
Ils avaient réussi à traverser le pont d’Argentlune en empruntant la passerelle d’entretien qui courait sous la chaussée à la faveur de la nuit, puis avaient avancé sur la grande route sur cinq cents mètres, avant de s’enfoncer dans la forêt. Ils étaient allés aussi loin qu’ils l’avaient pu, mais ils étaient épuisés tous les deux.
    Ils s’étaient arrêtés dans une petite clairière très à l’écart de la route. Elle leur offrait un abri relatif, mais ils n’avaient pas le choix.  Les blessures de Masque avaient besoin de soin et Isobel avait dépensé beaucoup d’énergie pour combattre Pièr.  Elle remercia silencieusement Magdalene pour les onguents qu’elle lui avait si généreusement offerts. Ils avaient été fort utile pour traiter les plaies de son ami.
    Elle arrangea mieux la couverture sur ses épaules tremblantes. Elle effleura son front et fronça les sourcils. Sa fièvre ne baissait pas. Il avait sans doute une commotion cérébrale ; elle espérait qu’elle n’était pas trop grave.  Elle s’assit confortablement contre lui et elle reprit un  fruit sec dans la nourriture qu’elle avait emportée et s’emmitoufla dans sa couverture.
    La nuit était fraiche, mais pas encore glacée. La forêt murmurante l’entourait mais elle n’était pas effrayée ; elle se sentait au contraire en sécurité. La douce lumière de la lune traversait les frondaisons et éclairait leur refuge. Masque avait dit que la mélodie des lieux était parfaite. C’était une assurance supplémentaire qu’ils avaient choisi le bon endroit. Elle soupira : elle ne connaissait cet homme que depuis quelques jours, et la déesse savait que les circonstances de leur rencontre n’étaient pas particulièrement propices, mais elle lui faisait entièrement confiance. C’était nouveau pour elle ; cela n’était pas dans sa nature. Et pourtant, il ne lui avait fallu que deux jours pour vaincre ses remparts et se faire une place dans son cœur.
— Sois honnête avec toi-même, ma fille, murmura la voix de sa mère dans sa tête. Tu tiens à lui depuis bien plus longtemps.
    Elle sourit. Cela aussi, c’était nouveau. Maintenant qu’ils étaient au calme, elle pouvait réfléchir à ce qu’elle ressentait. Pour un inconnu, elle venait de sacrifier la carrière qu’elle avait mis tant d’efforts à construire. Elle n’en éprouvait aucun regret ; toute incertitude avait disparu de son esprit. L’homme qui dormait près d’elle lui était devenu indispensable et elle ferait tout pour qu’il soit en sécurité. Était-ce de l’amour ? Elle ne pouvait pas le savoir, puisqu’elle n’avait jamais vraiment aimé. Elle avait eu des partenaires, hommes ou femmes, mais, si elle avait éprouvé de la tendresse pour eux, jamais elle ne s’y était attachée d’une manière aussi profonde.
    — Tu as trouvé quelqu’un à aider, avait dit Sirian.
    Masque n’était-il donc que cela ? Une cause à défendre, un faible innocent à protéger. Isobel posa son regard sur la silhouette de son compagnon. Il la fascinait.
    — Je traduis la musique de l’univers.
 Isobel sourit et caressa les cheveux de l’homme endormi. Le simple fait d’être auprès de lui la rendait puissante et entière, comme s’il était cette part d’elle-même qui lui manquait, sans qu’elle le sache. Et elle était persuadée qu’il ressentait la même chose pour elle. Elle le lisait dans ses gestes, ses regards, la confiance qu’il lui accordait. N’était-il pas allé jusqu’à envisager de tuer un homme pour elle ?
— Qu’est-ce qui te fait dire qu’il n’a pas déjà tué quelqu’un ? fit la voix railleuse de son père, depuis les confins de son esprit. Ses cicatrices sont les marques de sa monstruosité ! Tu es stupide de faire confiance à cet homme inconnu, ce paria. Cela causera ta perte et qui sait les conséquences néfastes que ta décision aura.
    Soudain la clairière lui parut bien plus froide. Elle resserra la couverture autour d’elle et serra les dents.  
      — Je ne t’écoute pas, murmura-t-elle dans le silence de la nuit.  
     Elle répéta cette phrase pendant de longues minutes, jusqu’à ce que la voix s’endorme à nouveau. Elle n’aimait pas cette part de sa personnalité, qui empruntait les mots de son père. Elle avait tendance à la mener sur une voie déplaisante. L’épuisement finit par avoir raison d’elle et elle s’endormit, en se pelotonnant contre Masque.
      Le vent dans les feuillages et les jeux des rayons solaires entre les branches la réveillèrent quelques heures plus tard. Réalisant qu’elle s’était endormie et que Masque n’était plus près d’elle, elle se redressa, soudain en alerte. Mais tout était calme ; une légère brise caressait sa peau ; les trilles des oiseaux et le craquement des branches étaient les seuls sons qui se faisaient entendre. Ils n’étaient qu’à quelques kilomètres d’Argentlune, mais elle avait l’impression qu’ils étaient dans un autre monde.
      Elle chercha son ami du regard et le trouva à genoux près de la rivière. Immobile, il fixait l’étendue cristalline. Sans le vouloir, elle fut attirée par les cicatrices boursoufflées qu’elle apercevait sur son dos nu, sur l’épaule, le bras et le flanc gauche. Sa peau était pâle, presque transparente et elle discernait sa colonne vertébrale. Il était efflanqué et maladif, tel un spectre.
Un long frisson remonta le long de son dos et il s’éveilla soudain. Il trempa le tissu qu’il tenait dans la main gauche et se frotta le torse et le visage une dernière fois. Ses cheveux dégoulinaient sur sa nuque. Puis il se tourna vers Isobel et la regarda malicieusement. Elle ne voyait que la moitié parfaite de son visage. Celle-ci rougit : évidemment qu’il avait senti son réveil. Peu de choses échappaient à ses sens particuliers. Elle se leva et ramassa sa couverture. Elle le rejoignit et la drapa sur ses épaules.
       — L’eau est glaciale, fit-elle après y avoir submergé sa main. Ces ablutions n’étaient peut-être pas raisonnables étant donné ton état.
    — J’avais besoin de me purifier. Je déteste la saleté.
    Elle le considéra un long moment et fut fort satisfaite de n’avoir aucune sensation de dégoût en voyant ses cicatrices. L’homme n’avait pas replacé son masque et la regardait franchement. Elle sentait toutefois une légère hésitation sur son visage, comme une frayeur qui ne parvenait pas à disparaitre.
    — Tu te sens mieux ?
    — Le repos m’a fait beaucoup de bien. Les vertiges et les nausées ont presque disparu.
    — Tu te remets vite, ne put-elle s’empêcher de remarquer.
    — Oui, c’est vrai, fut la réponse laconique.
    Masque laissa son regard s’égarer dans le paysage enchanteur autour d’eux. La mélodie des lieux était paisible ; le rythme lancinant le berçait. Après le chaos de ses dernières heures à Argentlune, cela le rassénérait. Il aurait dû venir dans cet endroit plus tôt.  Il pensait être en sécurité dans la ville, rassuré par les murs et le nombre d’habitants. C’était aussi un endroit où il pouvait composer. Finalement, cela n’était qu’une illusion, comme Sélyna. Repenser à la jeune fille réveilla sa haine et sa honte. Pour quelqu’un qui pouvait lire l’âme humaine, il s’était bien laissé aveugler.
    — Est-ce que tout possède cette musique dont tu parles ?
    La question surgie de nulle part le tira brutalement de ses pensées. Il mit un moment à réagir.  Lorsqu’il tourna son regard vers la guerrière, elle le fixait de ses yeux aussi sombre qu’une nuit sans lune, attendant patiemment sa réponse. Il aurait pu s’y noyer avec joie.
    — Oui, finit-il par répondre. A des degrés divers cependant.
    C’était la première fois qu’il pouvait parler de sa capacité qu’il avait dû dompter seul depuis son enfance. Presque seul, se corrigea-t-il.
    — Les arbres autour de nous ?
    — Les êtres vivants ont tous de fortes mélodies, assez faciles à distinguer. Les éléments naturels aussi – les montagnes par exemple – sont imbibées de magie et vibrent avec cette musique. Mais les objets manufacturés ou les constructions n’ont qu’une faible note qui se répète en boucle à l’infini, très faiblement.  J’ai toutefois rencontré certains objets qui étaient imbibés de la mélodie de leurs propriétaires, si ceux-ci le possédaient depuis longtemps, l’utilisaient souvent ou s’y étaient attachés.
    Isobel lui accordait toute son attention et elle paraissait fascinée. Sa musique l’entourait presque comme si elle le désirait consciemment et il se laissa envahir par ses accords harmonieux.  Un sourire se dessina sur ses lèvres abimées sans qu’il ne s’en rende compte. Mais Isobel le vit et un éclat malicieux éclaira ses yeux.
    — Cette mélodie est-elle toujours la même ?
    — Non. Elle change selon l’état émotionnel de la personne. Quand Sélyna était triste, la sienne prenait des notes plus graves …
    Il s’interrompit soudain en voyant le visage d’Isobel s’assombrir. Pourquoi avait-il fallu qu’il parle d’elle ? La chanteuse était toujours dans ses pensées, malgré ce qu’elle avait fait.
    — Je suis désolé, ne put-il s’empêcher de dire.
    Aussitôt sa compagne écarquilla les yeux de surprise. Elle entrelaça ses doigts avec ceux de sa main gauche, toute proche.
    — Non. Non, ne t’excuse pas, fit-elle. C’est normal que tu penses à elle. Elle a été importante pour toi. Tu …
    Un rire amer le secoua.
    — Je n’ai pas été capable de la percer à jour, malgré ce pouvoir que je possède. Elle m’a manipulée. Pathétique, voilà ce que j’étais. Sa mélodie était pourtant si laide comparée à la tienne.
    Il sentit le léger tremblement dans les doigts d’Isobel. Elle le regardait avec une telle intensité qu’il sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine. Jamais il n’avait ressenti cela. Calme-toi, se dit-il. C’est parce qu’elle t’a sauvé la vie. C’est de la gratitude, pas de l’amour.
    — Comment est ma mélodie ?
    — Puissante et harmonieuse. Le rythme est régulier, sauf quand tu te bats. Et quand tu utilises ton pouvoir, une sorte d’écho se glisse à l’intérieur.  Cela forme une symphonie.
    Isobel sourit. Puis elle se leva.
    — Nous ferions mieux de prendre la route. Le Bastion du Verre est à plusieurs centaines de kilomètres et il faut mettre de la distance entre nous et Argentlune.
    Masque, entièrement sec, la suivit. Il prit des vêtements propres dans son sac et sa rhabilla. Isobel l’examina du coin de l’œil : ses gestes étaient moins vacillants et il tenait bien sur ses deux jambes. L’hématome était en train de virer au bleu et ses plaies cicatrisaient doucement. Il eut bien une grimace ou deux, mais il semblait plutôt en forme. Cela la rassura.
    — Tu devrais rentrer à Argentlune, fit-il soudain. Si tu t’excuses auprès de Pièr et que tu lui expliques que tu étais sous mon influence, un sort, que sais-je ? … tu pourrais reprendre ton poste.
    Isobel fronça les sourcils. Masque gardait ses yeux rivés sur le sol. Il jouait avec son masque.
    — Tu veux te débarrasser de moi ?
    Il leva soudain le regard vers elle, interdit.
    — Non. Pourquoi tu … ? Non, fit-il d’un ton inquiet.
    — Alors pourquoi insistes-tu tant pour me faire partir ?
    — Ce n’est pas …, souffla-t-il, en se passant la main dans les cheveux. Tu es en train d’abandonner ta vie pour moi, Isobel. Ta carrière, ceux que tu aimes. Tu me connais à peine ; je ne mérite pas que tu …
    — C’est moi qui décide, Masque, rétorqua-t-elle d’un ton sec.  C’est vrai, je me suis battue pour me faire une place dans la garde. Mais tu sais ce que j’ai compris : une femme, avec mes pouvoirs, ma peau et mes oreilles, ne sera jamais respectée. J’ai vu Pièr recevoir de l’argent de Valronn ; j’ai vu Valronn arpenter la ville comme s’il en était le maitre ; même le Sigile des Arcanes a les mains liées contre lui. J’ai vu les mages opprimés, contrôlés, rejetés. Et toi, Masque ?  Tu es extraordinaire, un être comme je n’en ai jamais rencontré, rabaissé et manipulé, jeté aux ordures. Tu fais partie de ceux que j’ai juré de protéger quand je suis entrée dans la garde.
    — Alors je suis ta mission, fit Masque.
    L’aura d’Isobel était toujours aussi calme, mais les notes avaient augmenté d’un octave.  Elle était sûre d’elle. Et même si c’était la pitié pour lui qui la motivait, cela le rassura.
    — Non, fit-elle. Tu es mon ami, Masque.
    — Jayden, répondit-il.
    Elle leva un sourcil interloqué.
    — Mon nom est Jayden, précisa-t-il.
    — Enchantée, Jayden, fit-elle en souriant.  Il faut y aller maintenant.
    Jayden soupira et contempla son masque en piteux état.
    — Tu n’es pas obligé de le porter, tu sais, fit Isobel en rangeant le matériel. Tu serais même plus discret sans : c’est un signe distinctif qui te rend facile à repérer.
    — Je sais bien. Mais …
    Elle lut sur son visage la frayeur à l’idée de devoir montrer ses cicatrices au monde. Il était suffisamment à l’aise avec elle pour ne plus en avoir besoin quand ils étaient seuls, mais face au reste du monde, c’était une autre histoire.
    — Je pense qu’il faut que nous restions dans la forêt le plus longtemps possible. Nous y serons plus en sécurité. Remontons vers le nord. Nous en sortirons quand nous aurons besoin de nourriture.
    Jayden hocha la tête. Puis il montra l’objet avec une moue de dégoût.
    — Il est en trop mauvais état. Je serai encore plus repérable en portant ça.
    Isobel considéra un moment le loup sale et brisé. Puis elle fouilla son sac et en sortit son propre masque. Elle le tendit à son ami. Celui-ci haussa un sourcil surpris.
    — Tu as un masque ?
    — Je le porte quand je combats dans les arènes.
    Il s’approcha d’elle, le prit et l’examina : il était léger et décoré de délicates circonvolutions gravés dans le bois peint en blanc.  
    — Pourquoi ?
    — Je n’ai pas envie que mes adversaires connaissent mon identité. Elle est préservée par la charte des combats d’arènes. J’ai même un nom de scène : Ryx.
    — J’imagine que tu as gagné tous tes combats.
    — Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
    Jayden ajusta l’objet sur son visage pour s’assurer qu’il tenait, puis l’enleva à nouveau.
    — Rien ne peut t’arrêter, fit-il, en la regardant avec fierté.
    Isobel sentit une chaleur intense se répandre dans sa poitrine et son cœur se mit à battre avec force. La voix harmonieuse de Jayden était déjà suffisante pour allumer des étincelles le long de ses nerfs, mais l’entendre exprimer une telle confiance en ses capacités était une tout autre expérience.
    — J’en ai perdu certains, au début. Mais j’ai appris beaucoup de choses de mes défaites et elles m’ont rendue plus forte.
    Jayden hocha la tête et rangea les deux masques dans son sac.  Le soleil était haut dans le ciel quand ils empruntèrent un sentier qui les menait vers le nord. La chaleur automnale était douce pour leurs muscles encore fatigués. Ils étaient aux aguets, car certains dangers existaient dans cette forêt pour les voyageurs imprudents, mais ils pouvaient oublier un moment la présence malsaine de Grégoire Valronn et de ses sbires.
    Au fond de son esprit, Isobel sentait une légère appréhension à l’idée de revenir au Bastion du Verre, son lieu de naissance, qu’elle avait quitté depuis tant d’années.  Mais elle avait pris sa décision : elle avait vu tout ce qu’elle devait voir à Argentlune, il était temps de rentrer à la maison.
   

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