Chapitre 12 - La bougie (II)

Par Daichi

Julie était couchée, et Neila testait le moelleux du canapé. Une planche de bois n’aurait pas pu être moins confortable que ce lit de fortune. Mais elle s’en contenta, d’un sourire remercié à l’égard du commissaire. Celui-ci avait remis sur son épaule la bandoulière de son fusil, le visage crispé.

« Je ne vous attache pas, je ne veux pas que Julie ait ce spectacle à son réveil. J’espère très sincèrement que la confiance que je vous accorde n’est pas vaine. C’est une vision que je souhaite aussi lui éviter », finit-il en caressant le manche de son arme.

Neila, assise sur le canapé, le comprenait. Elle ne savait comment lui exprimer sa gratitude, ni comment lui prouver sa bonne foi. Quand, alors qu’elle admirait l’unique photo présente dans cette maison, une photo d’un père et de son bébé, elle retira sa lunette.

« Tenez, dit-elle en lui tendant l’objet. Peu de chance que je tente quoi que ce soit, en n’y voyant rien. »

L’étrange objet en main, le père de Julie resta pensif. Il refusa son offrande, lui remettant lui-même la monture sur le nez, les doigts toujours tremblants.

« Si vous m’accordez autant de confiance que je vous en accorde, j’imagine que nous pouvons être quittes. Vous pourriez vouloir lire un peu avant de dormir. Considérez ça comme un remerciement pour le gâteau ! »

Neila retint un rire, puis finit par pouffer, accompagnée de l’adulte. Elle était flattée de la confiance qu’il lui donnait. Dans quelques heures, sûrement qu’ils ne se reverraient plus jamais. Et elle avait pour autant l’impression de s’être autant rapprochée de lui que de son père de substitution.

« Je ne lis pas, mais c’est très gentil à vous.

— Vous êtes sûre ? Cela m’aide à m’endormir, lorsque j’ai l’esprit occupé par d’autres choses. Ma fille a laissé un petit livre près de l’entrée, vous devriez essayer !

— C’est… gentil, mais je pense m’abstenir…

— Pas de soucis. Bonne nuit, alors. Si vous avez le moindre problème, toquez tout doucement. Elle a le sommeil lourd, mais pas moi, je vous entendrai.

— D’accord… Ah, laissez un peu de lumière, s’il vous plait !! »

Surpris, l’homme fit risette, sans doute plus par affection que par moquerie, et la laissa seule, accompagnée de sa seule lampe de chevet. Elle s’installa sur le canapé, fixant le plafond oxydé du salon. Elle n’était pas exténuée, malgré ce qu’elle avait vécu. Sans doute la sieste à l’hôtel l’avait décalée. Après plus de deux heures à tourner sur son lit de pierre, elle se leva et fit les cent pas dans la pièce. À pas de velours, ne souhaitant pas retirer des heures de sommeil à l’adulte qui dormait auprès de sa fille.

Elle analysa la photo près du poste radio. Il n’y avait qu’un seul parent, près du petit enfant. Il s’agissait là de l’unique souvenir que Julie aurait de sa famille. Ne pas connaître ses parents, c’était une expérience que chaque orphelin pouvait vivre de manière différente. Mais ne pas connaître sa mère, comme unique parent disparu… Qu’est-ce que cela faisait ? Que cela procurait-il dans le cœur de cette petite fille ?

Neila avait trouvé une famille, à l’orphelinat. Elle avait peiné à l’accepter, mais le départ de Shelly lui permit de se lier avec ce monde d’enfant qui l’entourait. Puis, elle avait rejoint McQueen. Si son père disparaissait, Julie trouverait-elle une autre famille, elle aussi ?

L’orpheline ne put répondre à sa propre question. Elle se contenta d’observer tout ce qui pouvait l’être dans cette petite pièce. Un dessin de gâteau, une antenne radio, un papier peint déchiré, trois paires de chaussures, un livre pour enfant, un amoncellement de lettres près de l’entrée. Tiens… Elle fut prise d’un élan de curiosité, face à elles. Non, c’est mal… Hmmmmmm… Allez, juste un coup d’œil.

Elle ne résista pas à l’envie de découvrir les quelques mots qui parcouraient certaines enveloppes, plus par ennui que par vice.

« Relevé d’imposition d’août. »

« Grand gala de couronnement dans huit semaines ! »

« De la part de vos collègues : merci ! »

« Un cadeau pour la petite Julie. »

Cette dernière lettre piqua son intérêt. Aucun cadeau n’avait été donné à la petite, pendant le repas. Elle prit l’enveloppe en main, puis la fit tomber presque au même instant, d’effroi. Il lui fallut de nombreuses secondes pour oser relire le nom qui décorait l’enveloppe.

« De votre obligé, Victor Owlho. »

La vue de ce nom lui rappela la tombe du cimetière, tout particulièrement celui de Rosie Owlho. D’une seule image, son esprit le remplaça par « Julie ». Bien que divaguant, son inconscient lui intimait de partir.

Un doute persistait cependant : l’enveloppe avait été ouverte.

Neila ne put résister. Elle se pencha, sur un laps de temps qui aurait pu durer la moitié de la nuit, et attrapa l’enveloppe du bout des doigts. Elle en sortit la lettre, qui à l’inverse des autres était en écriture manuscrite, malgré les pattes de mouches qui avaient escrimé le papier.

Voir ce genre d’écriture, faite à la main, lui était inédit. Pour cause : ni elle, ni personne qu’elle avait connu jusqu’ici, ne savait tenir un stylo. Ni même ne savait précisément ce qu’était un stylo. Les machines à écrire effectuaient suffisamment leur travail pour qu’on enseignât à quiconque de les remplacer. Pourquoi s’ennuyer à reproduire des lettres à la main, aussi moches qui plus est ?

Réglant le mieux possible sa lunette, elle déchiffra son contenu :

 

« Au commissaire des quartiers moyens,

J’apprends en retard l’anniversaire de votre fille. Vous me voyez donc navré de ne point lui promettre un présent à la hauteur de l’attachement que je ressens pour elle. Vous qui lirez cette lettre le trente nivôse, je vous souhaite de chérir cette nuit, la première du huitième hiver de Julie.

Car, c’est cette nuit même qu’entrera chez vous le loup. D’une terrible avidité, il cherchera à traquer la petite brebis que le berger cache dans son étable. Pourtant, la chouette, malicieuse, ordonnera au berger de laisser entrer le loup. Oh que pourtant il est monstrueux ! Arborant une fourrure d’un blanc osseux, ce même blanc qui couvre l’un de ses yeux. Le second, bleu de frimas, glacera le sang de la pauvre brebis. Et du pauvre berger. Il devra lutter, pourtant, et le laisser entrer. Pour mieux le piéger. Considérez cette lettre comme un piège à loups : attirez le prédateur jusqu’ici, et la chouette, tel un rapace, plongera sur elle.

Voici le cadeau que je fais à la tendre Julie, plongée dans un doux sommeil à cette heure. Une histoire pour la rassurer, et un père aimant, présent pour la protéger. Car la chouette rôde, et ses murmures ne doivent pas être ignorés.

De votre obligé,

Victor Owlho »

 

C’était à n’y rien comprendre. Non le contenu, la forme, ou l’intérêt d’une telle lettre. Ni ce qui pouvait lier le commissaire à Victor, ou encore pourquoi est-ce qu’il lui envoyait des lettres. Non. Ce qui était parfaitement incompréhensible, c’était l’encre. Elle disparaissait, sur le papier !

Neila amena la missive sous la lampe de chevet, pour y voir plus clair. Mais plus le papier chauffait, plus les lettres s’amenuisaient. Sous la chaleur de l’ampoule, elles disparurent, pour ne laisser qu’un parchemin vierge.

Elle souffla de surprise et de panique. Regardant derrière elle : rien. Aucun bruit. Elle ralentit sa respiration, de peur qu’il ne se réveillât, pour attaquer le loup dans la bergerie. Touchant son poignet, pour mesurer son pouls et le calmer, elle vit quelque chose d’autre, sur le papier.

Je rêve… De l’encre réapparaissait. Baissant la lampe pour la coller au courrier, elle crut d’abord que le texte refaisait surface – puis, comprit qu’il s’agissait ici d’un autre texte. Elle parcourut vivement les premières lignes, puis ralentit, ses os figés, ses poils dressés, ses lèvres écartées.

 

« Neila,

Cela doit te sembler bien étrange, de me lire ici. N’aie crainte, ta mort ne me serait d’aucune utilité. Je t’ai amenée jusqu’ici, car ni l’Araignée ni personne ne peut nous observer ou nous espionner. Ce papier sera en ta seule possession.

Si tu souhaites la contacter, je t’ai écrit son numéro en bas de lettre. Preuve de ma bonne foi à ton égard, et de la sincérité de ce que je m’apprête à te révéler maintenant.

Le garçon au bandana, qui recherche cet artéfact cubique, reçoit des ordres d’une de mes proches. Tout cela n’est en rien de mon fait : méfie-toi de lui, et de ceux qui l’entourent. De la même manière, fuis tous ceux te parlant d’un certain Abel Lewis : toute personne entourant la mort de cet ingénieur est ton ennemie.

Ta faiblesse ne m’accable que de peu d’intérêt. Voyons donc comment tu t’en sors, dans les heures ou secondes à venir.

Au revoir,

Victor Owlho

523-0193-168 »

 

La première chose que fit Neila, avant toute panique, fut de retenir le numéro. Sans savoir à quoi il servait véritablement, ni comment elle allait pouvoir contacter Shelly, elle retint cette série de chiffres. Cinq deux trois… un six huit… cinq deux trois… zéro un…

La seconde, fut de sursauter et de palper sa ceinture. Le coucou sortit de l’horloge murale, sans piailler, cassé qu’il était. Il était minuit. Elle soupira, soulagée, puis se retourna, pour voir un canon pointé à son encontre.

Un long tube d’acier, tremblant, dirigé vers son œil. La porte de la chambrée était ouverte. Le commissaire était habillé, entièrement. Son fusil chargé, le chien baissé. Son doigt sur la détente, prêt à tirer.

Brisant le solennel, ou une quelconque chance pour Neila de réagir, le monde se mit à vibrer. Avec le retard du son, les cloches de la ville sonnèrent minuit, faisant trembler les murs de la maisonnée. Le commissaire tressaillit, et tira sur le mur. Le carillon étouffa le coup de feu, et le cri de la jeune femme. Par instinct de survie, elle avait baissé la tête et foncé en avant, bousculant l’homme contre le comptoir de la cuisine. Ses mains attrapèrent le revolver à sa ceinture et, par réflexe, elle tira aussi, sans savoir où. Reprenant sa constance, l’homme rechargea son arme, et visa. Neila fut plus rapide : au sixième coup de cloche, la détente pressée, elle fit claquer le chien.

Ce fut le dernier coup de feu.

L’homme fit un pas en arrière, émit un petit soupir, et baissa la tête. Il admira l’étoile de commissaire, sur sa poitrine, qui donna naissance à une auréole rouge. Un cercle cramoisi, s’étirant jusqu’à son ventre. Fabulé de cette nouvelle décoration de mérite, il sourit presque, sous sa moustache trempée de sueur. Son arme lui glissa des mains, et tomba, au douzième coup de minuit. Relevant difficilement la tête, croisant l’œil bleu de sa meurtrière, il toussa une gerbe noire. Puis, s’effondra, contre le comptoir. Jusqu’à glisser et, lentement, s’étendre sur le sol, cou plié.

Un calme plat tomba dans le petit salon, uniquement rythmé par l’horloge murale qui reprenait ses « tic, tac ». Tic tac, tic tac, tic tac.

Neila lâcha son arme, horrifiée, et mordit son gant de cuir. Elle tremblait jusqu’aux dents, chercha autour d’elle une aide invisible. Jusqu’à même s’inquiéter de si, dans un coin, s’était caché un témoin de la scène. Quelqu’un l’avait-il vue ? Qui était au courant ?

Noyée entre l’appel à l’aide et le remords, elle recula jusqu’à la porte d’entrée. Ses doigts s’agitèrent, cherchant la clé pour s’enfuir. Elles étaient dans les poches de la victime : sur le chemin, un revolver, et une lettre par terre. Son réflexe premier, et cela ne parvint même pas à l’étonner, fut d’attraper le papier. Et si cela servait de preuve pour l’inculper ? Personne ne devait savoir ! Il fallait partir, vite !

Ses mains palpèrent les poches du corps, sans oser toucher au sang. Elle dut s’y résoudre pourtant, enfonçant ses doigts dans la poche avant de son manteau, jusqu’à toucher le métal froid des clés. Enfin en possession de l’objet, elle nettoya ses paumes sur le canapé, le souffle saccadé, et rejoignit de la sortie tant désirée. La poignée lui résistait ! Récalcitrante, Neila la poussa, et la tourna de toutes ses forces.

« Papa ? »

Sa main fut saisie par la petite voix, avant qu’elle se retournât. Très subitement. La pupille dirigée vers le bout de pyjama, derrière la porte, qui observait d’un air inquiet. Son petit pied nu franchit le pas, progressant à tâtons jusqu’à son père. Qui dormait au sol, le cou en vrac, couvert de rouge.

« Papa… t’es bête, dit-elle en ricanant. Dis… Papa ? Pourquoi tu restes par terre ? … Papa ? Relève-toi… »

Elle afficha une lippe inquiète, avant de se pencher pour appuyer son épaule. Puis, s’agenouilla, pour le secouer. Le sang fit enfin la rencontre des mains de la fillette, qui geignit sans délai.

« Pa… pa ? »

Ses petites mains se posèrent sur sa chemise couverte de sang, et la secouèrent. Encore. Encore.

« Papa ! »

Elle le remua, de toutes ses forces. Elle appuya sur sa blessure, comme pour la guérir. Elle fit des bisous magiques sur ses mains rougies, continuant de forcer comme elle le pouvait. Elle pleurait.

« PAPA !! »

Elle hurlait son nom, tirant son manteau afin de le ballotter dans tous les sens. Elle tirait, de ses menus bras, convaincue de pouvoir le ramener. Quand, après une longue minute, elle en eut assez, elle explosa en sanglots, essuyant ses larmes du sang de son père.

Neila tomba à genoux. Face à la petite Julie qui suppliait son papa, elle se décomposa. Les sanglots de l’enfant brisèrent son cœur.

Celle-ci se tourna vers elle. Elle reconnut son visage. Le même visage qui lui avait préparé un gâteau. Le même visage qui l’avait regardée avec bienveillance. Julie griffa ses propres joues, hurlant à la mort. Elle scandait le nom de son papa, plongeant son visage dans la douleur. Toute logique l’ayant quittée, elle attrapa le revolver qui se trouvait à terre, et visa la dame devant la porte.

Le sang de Neila ne fit qu’un tour. Elle fonça sur elle et, avant qu’elle n’armât le chien, la plaqua sur le sol. Les cris de la petite résonnèrent contre les murs, jusqu’à peut-être se faire entendre au bout du monde. Par réflexe, l’adulte plaça ses paumes contre sa bouche, pour l’empêcher de crier. Pour étouffer ses pleurs. Pour l’étouffer, elle. Personne ne devait l’entendre. Personne ne devait savoir. Elle appuya. Encore, et encore. Dans l’espoir que plus aucun son ne fût émis, ne frappât quelconque oreille, n’avertît une bonne âme.

Puis, elle revint à la réalité. Le regard perçant, rempli de larmes et de terreur de la petite gela son sang. Ses mains quittèrent la bouche de la gamine, qui était frigorifiée. Elle hoquetait, en silence, ne regardant que l’œil aveugle de la méchante.

Neila chancela, debout. Elle rangea la lettre. Elle bouscula la porte, puis courut. Elle courut, à en perdre haleine. Et les pleurs reprirent au loin.

——

Elle s’était enfoncée dans les profondeurs de la ville. Par instinct, ignorant son angoisse ordinaire, et fuyant une lumière qui l’aurait dévoilée aux yeux curieux de quiconque se cachait çà et là. Elle trébucha plusieurs fois, et se cogna même le front contre un bidon. Elle chercha nombre de planques, mais toutes étaient infestées de rats, d’insectes ou de bruits douteux. Après cette course harassante, elle s’appuya contre un mur, cherchant de l’air derrière son gant, qu’elle mordait sans pitié.

Même après une heure de parcours à l’aveugle, dans la chaleur des fournaises du dessous, un frisson la parcourait. Les mots qui couvraient la lettre étaient encore vifs dans sa mémoire. Était-ce Victor, qui l’avait envoyée dans les mines ? Comment avait-il prévu qu’elle atterrirait ici, près de Solstille, dans cette maison ? L’y avait-il vraiment amenée ? Voulait-il la garder quelque part cachée, en attendant le moment de lui sauter dessus ? Que peut-il donc vouloir de moi ? Je n’ai plus rien, lui m’a tout pris…

En pensant au kidnappeur, elle vit un petit oiseau passer au-dessus de sa tête, avant de se poser juste au-dessus d’elle, sur ce qu’il restait d’un vieux lampadaire éteint. Une chouette

Elle entendit un clic. Caractéristique d’un barillet qui tournait. Même exécuté avec grande délicatesse, elle en reconnaissait le son, plus clair que celui qui l’avait menacée il y avait tout juste une heure.

Son sang ne fit qu’un tour : elle se baissa, cachée derrière la poubelle qui reçut la balle. Tirée depuis un silencieux. Son cœur hurlait dans sa poitrine, et sa respiration ne lui obéissait plus. Elle tâta sa ceinture par réflexe, mais n’y trouva aucun revolver. Il avait été oublié. Elle était désarmée.

Tentant de calmer sa respiration et surtout son pouls effréné, elle tendit l’oreille. Mais aucune autre balle ne partit. Seulement quelques bruits de pas, qu’elle perçut tout près et qui se stoppèrent. Neila garda sa main sur la bouche, se retenant de hurler. L’on avait découvert son crime… Pouvait-elle fuir ? Tenter de lui sauter dessus ? N’importe quoi qui lui permettrait de s’en sortir ?

« Bon allez, sors de là ! », dit une voix reconnaissable. Celle d’un jeune homme qui, deux jours avant, l’avait privée d’un cube et d’un revolver. Elle ne sut si cela la rassura, peu probable qu’il fût venu pour l’arrêter ; mais elle était certaine qu’elle était en danger.

« Je suis armée ! bafouilla la voix de Neila, qui avait peiné à rendre ses mots intelligibles. Je partirai pas ! »

La chouette vint choir de son perchoir pour lui lancer un regard brillant. Elle voulut l’attraper, mais l’oiseau avait déjà rejoint son maître temporaire. Puis, il piailla. Deux fois, très précisément.

« Hm. Menteuse. Rien à ta ceinture. Drôlement pratiques, ces piafs… Alors, tu te décides ?

— Jamais, approche pour voir ! »

La jeune femme restait planquée, sans entendre le moindre pas. Son agresseur semblait douter. Ne voyant aucune réaction de sa proie, il jeta quelque chose à terre.

« J’ai jeté mon arme. Satisfaite ? Sors, on peut discuter. »

Il a deux revolvers, se souvint Neila. Et il m’a battue sans bouger, la dernière fois. C’est le cube, qu’il veut…

« T’as tenté de me tirer dessus !

— La jambe droite seulement. Si j’avais voulu te tuer, ç’aurait été rapide. Tu as juste à me suivre. »

Neila cogna sa tête contre le conteneur vide, maudissant sa journée. Prise au piège trois fois de suite… Tout ce qui s’approchait de près ou de loin de cette ville lui voulait du mal ! Elle commençait à croire la lettre, qui l’avertissait de moult dangers.

 « Attends ici une fois que tu auras fini ! », lui avait ordonné Suzanne la veille. Elle aurait donné très cher pour dire à son soi du passé de ne pas écouter ses envies de balade.

« Si je sors… », commença Neila, en entendant les pas décidés du jeune homme, qui cessèrent. « … tu me promets de ne pas me tuer ?

— J’aime pas trop me répéter, à dire vrai. Je veux que tu me suives.

— Pourquoi ? Je n’ai rien sur moi, pas même le cube…

— Je n’ai pas dit que tu avais besoin de comprendre ! Bon, j’en ai marre. Je compte jusqu’à trois, et tu perds ta guibole. Un… deux… »

Elle soupira un grand coup, et sortit deux mains tremblantes de sa cachette. Serrant les paupières, le souffle coupé, elle priait pour ne pas perdre ses doigts. Aucune balle ne vint les lui arracher, heureusement. Elle leva ses bras, quittant sa cachette d’une lenteur maladive. Elle se tourna, jusqu’à lui faire face, les membres en l’air, le corps tremblant, le visage trempé de sueur. En face, le même homme, bien que son visage fût masqué par la nuit. Il portait à sa main un revolver, armé d’un silencieux, et se tenait près du second qu’il avait lancé.

« Doucement ! cria-t-il en la menaçant de son arme. Reste là.

— Je bouge plus ! trembla Neila, sans assurance. Je te l’ai dit, je n’ai pas le cube… »

Il s’approcha à tâtons, observant les poches de Neila et le contenu de sa cachette. Elle ne mentait pas. « Où l’as-tu caché ?

— Je… l’ai vendu.

— Te fous pas de moi. Le centre n’achèterait pas un cube en une journée. »

Soudain, elle eut une idée. Son cerveau paniqué réfléchit à vive allure, pour qu’il surgît une idée potentiellement remarquable. S’il ne savait pas où se trouvait le cube, il avait besoin d’elle. Vivante, et sans avoir à la traîner si d’aventure il put vouloir blesser ses jambes. Elle n’avait certes aucune idée d’où Lyza l’avait emmené, mais comme tous semblaient vouloir cette relique, il faisait sens qu’ils voulussent également la combinaison. Elle ne risquait donc rien ! – en théorie.

Elle baissa les mains, appréhendant la suite. Le jeune homme grogna, sans bouger. Mais le bluff de la jeune femme n’eut le temps de prendre : la chouette se mit à s’agiter, piaillant à la folie au-dessus de leur tête, avant de foncer dans une direction. Là d’où Neila venait.

Les deux se regardèrent, puis l’agresseur se lança dans un sprint effréné pour rattraper la chouette. Neila ne perdit pas de temps : elle ramassa le revolver à terre et le poursuivit, un mauvais pressentiment lui parcourant le corps. S’il va là-bas… Non, c’est pas possible !!

Pourvue d’une meilleure enjambée que lui, elle le rattrapa rapidement, se jetant à son cou pour l’étaler par terre. Elle se releva prestement, ne se gênant pas pour lui marcher dessus, et continua sa course, observant celle de la chouette. Elle entendit des tirs silencieux derrière elle, mais aucun ne fit mouche. Pas facile de tirer en courant. Et Neila le savait : elle ne pouvait attraper cet oiseau, ni lui tirer dessus en l’état.

Non, il va vraiment chez le commissaire ! Il ne faut pas qu’ils voient ça ! Surtout pas !

N’ayant plus d’autres choix, leur course meurtrière les rapprochant dangereusement de la scène de crime, elle se mordit la joue et stoppa sa course, visant l’oiseau. Elle fit mouche au bout de deux tirs, explosant l’oiseau en vol, mais laissant également le temps au lasso de son ravisseur d’enlacer ses jambes. Sa lunette quitta son visage lors du choc, celui de son menton avec le sol. Elle sentit une prémolaire se casser, et elle toussa le morceau d’émail, avec un peu de sang en prime.

À terre, elle sentit un canon froid comme la mort se poser contre sa nuque. Elle vit ses derniers instants dans cette ruelle, faiblement éclairée par la lumière de Mercy, et lâcha une larme. Mourir si près de cette mystique lueur, c’était presque aussi cruel que de la tuer de dos.

Mais aucune balle ne partit. Elle entendait seulement le souffle rauque de son poursuivant. Il ne bougeait pas, le canon posé sur la peau de sa victime. Puis elle se souvint : il ne peut pas me tuer…

« Besoin de moi, c’est ça ? devina Neila.

— La ferme ! Putain, la ferme ! Eh merde, merde, merde ! »

Il resta assis sur elle, se lamentant sur son sort. Neila inspira un grand coup, profitant de la fraîcheur du sol contre sa joue brûlante, sentant son pouls ralentir au fil des jurons du poursuivant. Un furieux jet de dopamine la relaxa, échappée de peu à la mort, par deux fois. Peut-être vivrai-je un peu plus longtemps que trois jours ici.

« En vérité… Je ne sais pas où est le cube.

— Je t’ai dit de la fermer, putain », dit l’homme en se retirant, pour venir s’adosser contre le mur de la ruelle, visage entre ses mains. Entre ses doigts étaient visibles de légers hématomes et une blessure à la lèvre. « J’aurais dû le garder… Non, j’aurais pas dû partir. T’aurais pas dû venir. Rien n’aurait dû arriver. »

Neila se releva difficilement, constatant que son arme était vide. Dans la précipitation, il n’avait sans doute pas dû penser à recharger ses revolvers. Ces derniers étaient d’ailleurs magnifiques : d’un noir brillant, délicatement poncé, et recouverts de gravures en or. Le barillet était l’élément le plus beau de tous : à chaque bord, il y avait une gravure différente. De la calligraphie, comme un psaume adressé à chaque munition. Sa vue floue ne lui permettait pas de lire, mais elle admirait le tracé.

« On n’en voit pas tous les jours, des comme ça », reprit Neila en admirant l’arme. L’adrénaline lui avait retiré toute abstinence à la parole, ainsi que le bon sens. « C’est toi qui les fabriques ? »

Il ne répondit pas, yeux fermés, dévorant la fine peau abîmée entre ses ongles.

« Ce sont des phrases, ici ? La crosse aussi est belle. C’est de l’ivoire ?

— Tu vas la fermer, dit-il d’un ton épuisé, accusant le coup.

— Quoi, tu comptes me tuer ? le nargua Neila. M’assommer avec ? Ça les abîmerait. »

 

Joshua releva la tête et plaqua son crâne contre le mur, toujours les yeux fermés. Lui, seul dans cette ruelle, avec une gamine insupportable, et désarmé. Non de balles, mais du reste. De son âme, de ses angoisses, de ses rêves, de toute ambition. Il soupira, lentement, par le nez, sentant alors son cœur s’alléger. Tellement qu’il pourrait s’arrêter, là, maintenant, tout de suite. Oui, ça serait mieux, finalement.

« Je demande ça parce que j’aime bien ça moi, les revolvers ! »

Bon. Elle n’était pas décidée à le laisser mourir en paix.

« Mon pseudo-père en avait un magnifique. Plutôt classique. En argent, assez lourd, mais très agréable à l’oreille. Une belle crosse en chêne. Ouais, vraiment classique. Mais il m’a accompagné partout. Jusqu’à ce que tu le fasses fondre… »

Non. Apparemment, elle ne voulait pas mourir pour de bon, elle non plus.

« Il paraît qu’Evan Buren en a plein, mais que son préféré est un super vieux modèle. J’imagine que le visuel ne fait pas tout. J’en ai pas essayé beaucoup des revolvers. Mais j’ai lu quelques trucs là-dessus. »

À la suite du soupir sonore de son interlocuteur, Neila se baissa, tâtant le sol à la recherche de sa lunette. Quand elle la posa sur son nez, le verre intact bien que sali, elle s’immobilisa. Joshua l’observa, ennuyé. Elle braquait son regard au-devant. C’est en suivant cette direction qu’il comprit : une chouette approchait, et rapidement. Sans qu’il eût eu le temps de sortir son arme, elle se trouvait devant le visage de la jeune borgne. Mais, le choc étant passé, il constata que les yeux de cet animal-drone étaient violets. Pire : entre ses serres, une lettre.

Comment… Mais, elle taffe pour lui, elle aussi ?

L’oiseau resta en l’air, près de son visage, piaillant joyeusement en agitant la lettre. Ses hormones continuant sûrement à faire leur effet, elle accepta l’enveloppe. Illico, la chouette se posa sur son épaule, sans y être joyeusement invitée.

Joshua n’osait plus bouger. Rien n’avait de sens… La fille en face d’elle, sa cible et celle du musicien, recevait de lui-même une lettre. Savait-elle seulement à qui appartenaient ces chouettes ? Pourquoi lui envoyait-il une, maintenant ? Quand alors, d’un coup d’œil, il vit l’écriture qui décorait la missive. Un tracé plus qu’élégant, à l’encre bleue sur papier doré.

Il se souvint du paquet de lettres qui s’était tenu devant le musicien, l’autre jour, amené par une de ses élèves. Des lettres raturées et corrigées à l’encre bleue, mais à l’origine écrite d’une main d’enfant, à l’encre noire.

Très malin… Joshua feignit de garder sa surprise, voyant la jeune fille faire des allers-retours entre la lettre et son visage – sans qu’il ne sût néanmoins pourquoi.

Parcourant son contenu, Neila fronçait ses vibrisses, relisant, encore et encore cette missive inconnue. À la fin, elle tendit son regard en direction du jeune homme, qui avait reposé sa tête contre le mur, paupières closes. Autant que je ne sois pas surpris, qu’elle ne me pose pas de questions.

Quand elle en eut fini avec ses expressions singulières, elle leva la tête vers le ciel, et lâcha un gémissement indiscret qui fit fuir l’oiseau. Elle colla la lettre contre sa poitrine, respirant bruyamment. Elle souriait, béate, libérée d’un fardeau que Joshua ignorait. Toute à l’image d’un preneur de klein, parfaitement soulagé. Qu’importait de qui était signée cette lettre, il devait en tout point s’agir d’une providence. « Cinq deux trois… zéro un neuf trois… », semblait-elle marmonner, comme devenue dingue.

« Eh bien, il m’en arrive des choses étranges, ces temps-ci ! rit-elle, rangeant la lettre dans sa botte.

— La ferme putain.

— Quoi, monsieur la grande gueule n’aime pas écouter les autres ?

— Pas si tu me parles encore de flingue ou un truc du genre.

— Insupportable hein ? », intervint une voix sortie de nulle part. Les deux jeunes se levèrent d’un seul tenant, pointant dans la direction de la voix leurs armes déchargées.

« Je l’ai écouté déblatérer ses rêves de jeune fille abandonnée pendant des heures entières, continua la voix qui s’approchait. Bouhou, ma sœur m’a abandonnée, et puis personne ne me comprend, et d’abord j’ai peur du noir, et que mon héros me manque, et puis Evan machin est trop classe, blablabla. »

Devant eux apparut un grand homme, habillé d’un épais et long manteau marron, sale et déchiré. Il portait en dessous une chemise bleu nuit couverte de suie, et un pantalon qui avait sans doute dû être rouge à une époque. Sur son crâne, un simple chapeau en patchwork. Ce qui se distinguait le plus cependant, c’était sa peau de cuivre. Deux yeux d’un bleu brillant, des mains articulées, et une carrure impressionnante.

« Will ?! hurla Neila, abaissant son arme, l’air ahuri. Mais, comment… Comment…

— Roh, non, je n’ai pas la foi d’expliquer, râla le robot.

— WILL !! » Elle lui sauta dessus, l’enlaçant malgré sa visible réticence. « Tu es réparé ! Mais, eh ! » Elle lui frappa la jambe avec son pied, ce qui n’eut absolument aucun effet hormis écraser les orteils de la jeune femme. « Aïeuh… C’est pas bien de te moquer de moi comme ça ! »

Voyant son visage rouge de honte, Will se surprit à ricaner. Il avisa ensuite le jeune homme qui regardait la scène d’un air circonspect.

« J’avoue être surpris de retrouver ce gars-là ici, reprit Will. Je suppose que ce n’est pas un rendez-vous amoureux. Auquel cas je me tire, je souhaite préserver le peu de santé mentale qu’il me reste.

— Il a tenté de me capturer, rugit Neila. Tout ça pour une fichue lanterne !

— C’est peut-être plus que ça », se défendit Joshua, face au grand sinistré qui lui faisait face. Celui-ci attrapa une petite télécommande dans sa poche, appuya sur un gros bouton, et la lunette de Neila fit un petit « bip ! » sonore. Oh, discret le radar. Ils sont ingénieux, dans leur bande…

« Je m’en fiche royalement, reprit Will. Suzanne m’a forcé à te ramener, en échange de quoi elle stopperait cette horrible musique.

— Le jazz ? ricana Neila, observant la monture de sa lunette.

— Cette horreur oui ! Te voilà, donc on se tire.

— Attends ! » Neila rendit le revolver à Joshua, qui l’attrapa avec hésitation. Son visage se traduisait d’un grand sourire. « Tu veux nous suivre ?

— Il n’en est pas question ! râla Will.

— Je n’ai pas l’impression que tu as un endroit où aller. »

Le jeune homme garda le silence, à la vue de son arme rendue. Il la prit doucement entre ses doigts, admirant les psaumes décorant le barillet. Tous portaient un message, et l’un d’eux :

À mon frère, Abel.

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