Le couloir s’étire, je fixe le point de fuite, le monde semble se distendre. Je marche, le son de mes pas résonnent dans le corridor.
Je sens sa présence derrière la grande porte de la salle du procès, son aura déborde. Son âme est acérée, brûlante, elle pulse dans mon crâne.
Mon avocate m’accompagne, mais elle est comme invisible.
Quand la porte s’ouvre, je ne vois ni le juge, ni le procureur, ni aucune des personnes présentes dans cette pièce.
Il est tourné vers moi comme s’il avait senti mon arrivée.
La petite Eri pousse un cri de joie, je dois retenir l’élan affectueux qui me vient.
Scipio a des cernes, son teint est terreux. Il a perdu de son éclat. Du moins, c’est ma première impression.
Cependant, sa silhouette voûtée n’est pas celle d’un vieillard, mais d’un fauve à l’affût. Sa beauté et son élégance transparaissent dans ses traits comme dans ses gestes. Il semble maîtriser l’espace autour de lui. Je ne l’avais jamais vu entouré, il parait soudain être le centre du monde. Ses yeux gris-bleu sont électriques. Il flamboie.
Je n’arrive pas à réprimer des tremblements. Face à lui, mon corps ne m’appartient plus. Il faut que je me concentre, que je me calme. Un seul de ses regards pourrait me faire chuter.
Séléné s’est levée à mon entrée, elle me rejoint, me touchant discrètement l’épaule.
- Courage, Eri, souffle-t-elle.
Je déglutis et hoche raidement la tête.
- Le témoin Erika Furchausen est appelé à la barre.
J’approche, je deviens l’épicentre de l’attention. Mais c’est Scipio qui a lui seul me fait trembler. J’évite son regard incandescent que je sens distinctement sur moi.
Le juge, un homme sec, me domine. J’ai beau avoir les yeux fixés sur lui, je ne le vois pas vraiment.
- Madame Furchausen, combien de personnes ont été, selon vous, tuées par M. Scipio avec votre aide ?
- Vingt-trois.
- C’est exact. Vous souvenez-vous chacune d’entre elles ?
- Plus ou moins.
- Quelle est la victime la plus récente ?
- M. Guillau.
- Bien. Quel était votre rôle exact dans ces meurtres ?
- Elle… je préparais la scène.
- C’est-à-dire ?
- J’installais la table, je préparais le repas. Une fois l’invi… la personne arrivée, je la lavais et l’habillais dans des vêtements de soirée.
- C’est tout ?
- Non… après je nettoyais le corps et faisais en sorte que les blessures ne soient pas trop visibles.
- Dans quel but ?
- Pour que le… Docteur Scipio puisse les ramener à la morgue.
- Il n’est plus docteur, désormais.
- Ah…
- Savez-vous exactement quelle est la méthode de M. Scipio pour cacher ses meurtres ?
- Il… ne m’en a jamais parlé, mais j’ai pu déduire certaines choses.
- Précisez, je vous pris.
- Il avait certains patients… à l’hôpital. Il les ramenais chez lui pour… les tuer. Puis il prétendait qu’il n’avait pas pu les sauver lors de l’opération… Je suppose que certains membres du personnel médical sont impliqués aussi.
- Avez-vous des noms ?
- Non, je suis désolée. Je m’occupais juste des invités à la maison.
- Des « invités » ?
- Oui… heu… c’est comme ça qu’on… qu’il les appelait.
Un rire sinistre retentit soudain derrière moi, je me fige.
- Tu as envie de retourner à la maison, Eri ?
Oui !
Je ne réponds pas, mon corps refuse tout mouvement, écartelé entre deux ordres opposés.
- Que l’accusé se taise ! Quant au témoin, nous en avons fini pour l’instant, coupe le juge.
Je n’y arriverai pas, je vais faillir.
Je me détourne, la tête baissée et va m’asseoir à la place qu’on me désigne, les jambes flageolantes.
Quelques flashs d’appareil photo cliquettent dans l’atmosphère étouffante, je me tasse.
La barrette rouge est dans ma poche, je n’ai pas pu la laisser à la prison. Elle semble en ébullition, comme Eri qui hurle en moi.
Tiens ta promesse !
- L’accusé est appelé à la barre.
Je sursaute.
Le Maître se lève avec une lenteur délibérée. Il se glisse jusqu’à la barre d’une démarche féline. Son sourire confiant défie l’assemblée.
- M. Scipio, le témoin ici présent est aussi une de vos victimes, n’est-ce pas ? fait le juge.
- Je dirais plutôt que c’est une de mes œuvres.
Le sourcil du juge tressaute.
- Votre « œuvre » ? siffle le procureur qui a du mal à garder son sang froid.
- C’est exact. Ma plus belle création.
Ma respiration se bloque. Sa voix coule en moi, délicieuse et ravageuse.
Eri bouillonne.
Un large sourire se dessine sur le visage de Scipio.
- Voyez-vous, elle ne devait être à l’origine qu’une simple « victime », comme vous les appelez, déclare-t-il d’une voix théâtrale. Et pourtant, au cœur de sa souffrance, dans l’enfer le plus infini, alors que sa vie s’effilochait, je l’ai vue. Elle a levé le menton et m’a fixé avec une telle force, une telle rage, une telle haine, si puissante et grandiose, que j’en ai un instant perdu mes moyens. Jamais je n’avais rencontré tant de résistance. Ce regard immense m’a fait comprendre une chose : détruire sa chaire ne suffirait pas. Je devais atteindre son esprit, plier son âme.
Je me balance d’avant en arrière en fredonnant les paroles d’une comptine d’enfance. Chut, il ne dit rien, ce ne sont que des mots, les mots sont du vent. Pense à avant, à ta famille, au monde réel, surtout pas à…
- Alors seulement je pourrais obtenir satisfaction. Car après avoir subi un tel regard, je ne pouvais me contenter du simple sang. J’ai donc travaillé, sué, combattu pour créer cette créature, un nouvel être venu du néant. Cet être qui est parfaitement dissociable de l’originel.
Il écarte les bras, je suffoque.
- Comprenez-vous ? J’ai créé une nouvelle âme !
Sa voix explose dans l’air, l’assistance a un mouvement de recule.
Le juge semble trembler, il doit réunir toutes ses forces pour s’élever contre le Maître.
- Que l’accusé se taise !
L’accusé se tort en un rire magnifique. Ses cheveux argentés volent, et alors qu’il rabat la tête en arrière, son regard croise le mien. L’azur intense de ses prunelles m’engloutit. Il est infini, vertigineux.
- Eri, réveille-toi ! crie-t-il alors que des policiers se ruent sur lui.
Je hurle, m’effondre, me convulse. Mon avocate se baisse vers moi.
- Vous allez bien ?!
Une tempête s’est emparée de la salle comme de mon esprit. Je suis Eri, mais quelle Eri ?
Je mords à pleine dent la main qui se tend vers moi. Adrienne pousse un cri et recule.
- Maître !
Je cours vers lui, vers sa lumière qui irradie la pièce comme un soleil. Mes cheveux volent, comme mon cœur.
- Maître !
Sa main chaude se tend vers moi, je bondis en avant pour l’attraper.
Le sol se disloque sous mes pieds, une étreinte malfaisante me retient.
- Eri, arrête ! fait la voix de Séléné.
- Lâche-moi ! hurlé-je en ruant. LÂCHE-MOI !
Je tourne mon regard vers le Maître qui est pris dans une tornade. Je me débats, mords et griffe, jusqu’à pouvoir me dégager. Je jette tout mon corps vers l’avant, il n’existe dans la tourmente que la main du Maître, et le firmament de Ses yeux qui m’aspire.
- MAAAAAAAAAAAÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎÎTRE !
Mes cordes vocales se désagrègent, mes muscles explosent. Chaque articulation, depuis mon épaule jusqu’au bout de mes doigts, se détache, s’étend, se déchire vers l’astre tourbillonnant qui m’appelle. L’apoptose de toutes les cellules de mon corps me propulse en avant. Je vais l’atteindre, le toucher, plus que quelques centimètres.
Soudain, quelque chose percute mon crâne. La vibration se propage dans tout mon corps qui semble s’effriter.
Je m’affale sur le sol comme une poupée de chiffon.
Le néant me noie.
Seule l’horreur m’accroche encore aux iris célestes qui viennent de disparaître derrière un uniforme bleu.
Alors que son témoignage à elle est assez factuel alors que celui du tueur est flamboyant, à son image, finalement, comme un méchant de manga, mais tu ne te caches pas de cette influence!
Le chapitre est intense, la conclusion se profile...
Je me demande : normalement, un procès ça met du temps à se préparer (à minima plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années). Du coup, elle a déjà passé beaucoup de temps en prison, non ? Et entre son arrivée en prison et le procès, il y a normalement des interrogatoires, des confrontations, des liens avec des avocat-es ?
A bientôt !
Merciiiii
Ooow merci pour ce super compliment <3
Je file lire la suite ^^
De manière générale j'écris du visuel parce que j'imagine généralement la scène comme un film, un manga, une peinture... La barrette rouge est inspirée par Tokyo Ghoul, du coup tu as totalement raison sur le côté manga ^^