Chapitre 12 - Les Elfes

Par Keina

— Quelle drôle d’idée pour une jeune fille d’apprendre à conduire ! Cela aurait pu tourner à la catastrophe, commenta Cinni depuis son arbre tandis que les deux rescapées se séchaient au soleil, les jupes étalées sur l’herbe.

Erich n’avait même pas daigné leur jeter un œil.

— J’ai trouvé cet exercice amusant, rétorqua Keina d’une voix fleurant le sarcasme. Il me tarde de recommencer !

Pierre éclata d’un rire franc, mais elle l’ignora. Tandis que les rayons lumineux diffusaient une douce chaleur à travers ses os transis, elle reprit le cours de ses pensées là où elle les avait laissées avant l’arrivée de Lynn.

Keina comprenait mieux à présent le comportement de ses semblables. D’une certaine manière, son père n’avait-il pas cherché à la protéger ? Sans doute les ruses d’Alderick l’avaient-elles conduit à s’opposer bien malgré lui aux revendications des Alfs. Du moins était-ce ce qu’elle voulait croire, de toutes ses forces. Restait le rôle de Nephir, qu’elle n’avait pas éclairci. Mystérieuse et troublante Nephir.

D’autres détails s’y ajoutaient et renforçaient l’énigme : le livre de Keneros, la folie d’Anna-Maria, le journal d’Alderick ainsi que le vol dont il avait fait l’objet.

La silfine se leva brusquement et s’empara de son ombrelle.

— Je vais faire une promenade. Me remettre de mes émotions, dit-elle avec un sourire un peu forcé.

— Souhaiteriez-vous de la compagnie ? proposa Pierre d’un air badin.

Lynn lui fit un clin d’œil. À ses côtés, Luni… Keina tressaillit. Non, son imagination lui avait joué un tour. Il n’avait pas bougé d’un cil. Pourtant, l’espace d’un instant, elle avait cru lire dans ses yeux bleus… de la jalousie ? Elle avait certainement rêvé. Luni accordait une entière confiance à son ami.

— Avec joie, répondit-elle avec une pointe d’effronterie, comme pour tester, comme pour être sûre.

Le Français hocha la tête et se leva. Après un vague sursaut quasi imperceptible, Luni recouvra son masque d’indifférence et se lança dans l’observation attentive des deux chiens de la duchesse. Keina sentit un hurlement naître au fond de son cœur et former une boule compacte en travers de sa gorge. Elle se contenta de sourire.

 

Côte à côte, silencieux, ils suivaient le cours de l’eau sur la Voie Blanche.

— On m’a dit que quelqu’un s’était introduit dans vos appartements, il y a quelques nuits de cela, remarqua-t-il enfin, comme un sujet sans importance. Les rumeurs vont vite au Royaume, ajouta-t-il devant l’air interrogateur de la jeune fille. Vous a-t-on dérobé quelque chose ?

Keina rougit – un peu trop à son goût.

— Non, finit-elle par répondre. Simplement, certaines personnes me font comprendre avec un peu trop d’insistance que je ne suis pas la bienvenue par ici.

— Parce que vous êtes « celle qui annonce » ?

Keina réprima un sursaut. Pierre s’expliqua :

— Luni m’a mis au courant.

Une vague de fureur envahit le cœur de la silfine. Ah oui, il l’avait informé sans son aval ? De quel droit s’en était-il octroyé l’autorisation ?  Pierre s’arrêta soudain et se tourna vers elle.

— Je peux vous être utile dans cette affaire.

— Pourquoi ? Il me semble pourtant que tout cela ne vous concerne pas !

— Eh bien, justement ! Un point de vue neutre vaut tous les jugements, vous ne croyez pas ?

Il reprit son allure.

— Savez-vous que Luni m’a défendu de vous faire des avances ? demanda-t-il au bout de quelques instants. Oh, il ne me l’a pas dit clairement, mais je l’ai lu dans son regard. Je suis persuadé qu’il est amoureux de vous.

Keina pressa le pas pour revenir à sa hauteur.

— Ma foi, il a une bien drôle de manière de me le montrer, murmura-t-elle comme pour elle-même.

Pierre leva un sourcil, la bouche étirée par un sourire.

— N’est-ce pas ? C’est également mon opinion. Vous voyez ? poursuivit-il avec gaîté. Nous avons enfin un point commun, vous et moi !

Keina hocha la tête, peu convaincue.

— Il n’empêche que je suis assez mûre pour prendre mes propres décisions.

— Vraiment ? Vous ne me teniez pas le même discours, avant le bal.

— Les choses ont changé. J’ai grandi.

— Parbleu ! Vous êtes réellement étonnante, fit remarquer l’homme dans un éclat de rire qui la vexa.

Ils s’éloignèrent de la Rivière du Milieu pour cheminer sur un sentier herbeux bordé de digitales au parfum capiteux, dont les nuances magenta mouchetées de blanc contrastaient avec les tons verts de la nature environnante. Plusieurs elfides paissaient à quelques pas, entre les premiers résineux qui parsemaient la prairie. L’une d’entre elles leva le museau. Keina reconnut Lady, dont le front s’ornait d’une longue corne dorée. Elle s’ébroua, comme un salut que l’orpheline lui rendit aimablement.

— Est-il exact que les elfides peuvent changer d’apparence aussi souvent qu’il leur plaît ? demanda-t-elle à son compagnon de promenade. Ces créatures sont fascinantes.

Pierre hocha la tête.

— On dit également qu’elles parlent aux Elfes. Peut-être est-ce de là que leur vient leur nom. Mais je ne serais bien en peine de vous en révéler plus, Keina. Je ne suis pas un silfe, je ne connais de ce royaume que ce que l’on a bien voulu m’enseigner.

— Au moins vous a-t-on enseigné quelque chose, à vous, grommela-t-elle.

Le Français éclata de rire.

— Vous êtes incorrigible !

 

Ils se quittèrent à l’orée d’une forêt de sapins, alors que le chemin prenait de l’inclinaison vers les cimes. Keina continua seule sa promenade. Elle jeta un regard dans son dos, et constata qu’elle s’était fort éloignée du croissant de lune sécurisant du Château.

L’air fraîchissait sous le couvert des résineux. Les insectes qui bourdonnaient dans la vallée s’étaient tus. Le silence qui régnait en ces lieux lui rappela le muret du bout du monde, où elle avait rencontré Anna-Maria pour la première fois. Elle fit un demi-tour brusque, s’attendant presque à la voir surgir entre deux conifères. Ses phalanges se crispèrent sur l’ombrelle qu’elle avait emportée avec elle. Le calme l’oppressait, comme si un drame se tapissait sous les fougères, au cœur des mousses et dans le repli des arbres. Elle fit un pas en arrière et patienta.

Les premiers murmures ne tardèrent pas à emplir l’atmosphère de leur douce mélopée. Keina ferma les yeux, la peur tapie au fond de ses entrailles.

 

C’était comme une caresse. Un doigt invisible qui frôlait l’épiderme dans un léger courant d’air. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un contact physique, mais d’un toucher virtuel, d’une multitude de pensées qui enrobait petit à petit Keina et s’infiltrait dans ses veines, dans ses muscles, dans chacun de ses organes. Elle se détendit un peu.

Est-ce que c’est elle ? – Bonjour, jolie petite moitié d’homme. – Elle ? Mais qui donc ? – Oui, oui, c’est bien elle, c’est bien elle ! – Bienvenue, Keina, bienvenue parmi nous ! – Viens-tu nous rencontrer ? – C’est ce que le silfe a dit. – Comme ton esprit est bouillant ! – Laisse-toi guider…

NON !

Keina se recula, paniquée, à nouveau sur la défensive. Ils étaient en train de violer sa raison et son âme, ils…

— Qui êtes vous ? hurla-t-elle, angoissée.

Seule au milieu de la forêt, elle discernait pourtant les formes éthérées qui se mouvaient autour d’elle et en elle, comme une vapeur un peu verdâtre qui déformait les contours et troublait la perception.

Tu n’as donc point compris ? – Nous sommes les Elfes. – Tes ancêtres. – Les derniers qui peuplent encore ce Royaume. – Notre race se meurt ! – Ô Keina, ne saisis-tu guère ? – Si tu es là, alors il reste un espoir !

— Les Elfes ? Mais je pensais… je pensais que vous étiez comme nous, balbutia-t-elle en roulant des yeux effarés de droite et de gauche.

— Comme ceci ? fit l’un des spectres en se matérialisant devant elle sous l’aspect d’un vieillard dont la peau translucide luisait d’un léger halo d’émeraude. Nous revêtons l’apparence qui vous convient le mieux. Nous sommes des Mémorieux, des esprits de l’éther, nous ne possédons pas la même essence que vous.

— Pas la même essence, murmura Keina, le timbre grave de Dora résonnant de façon incongrue à son oreille. Que cela signifie-t-il ? Que je suis plus humaine qu’elfique ? J’ai pourtant de votre sang qui coule dans mes veines !

— Tu es une silfine.

Dans un écho méditatif, les autres reprirent en chœur :

Une silfine – Une silfine – Une silfine…

— Ben voyons, mâchonna la jeune fille, désappointée. Est-on obligé de me le rappeler sans cesse ?

— Nous le sommes, oui, acquiesça le vieillard devant elle, les mains jointes sur son torse dans une attitude pieuse. Ton cœur est en train de l’oublier.

— Mon cœur doit retenir un peu trop d’informations, ces derniers temps. Il ne faut pas lui en vouloir, railla-t-elle.

L’elfe leva un sourcil perplexe.

— Il s’agissait d’une plaisanterie, crut bon d’ajouter Keina. (Elle inclina la tête.) Vous ne connaissez pas cela, plaisanter ?

Il mima un signe négatif.

Plaisanter ? – Nous en avons entendu parler. – C’est un acte d’imagination, n’est-ce pas ? – Seuls les Hommes en sont capables. – Les Hommes et les Silfes. – Bien sûr, bien sûr ! Mais nous sommes des Mémorieux. – Les enfants de la Mémoire. – Yiel, dis-lui ! – Dis-lui – Dis-lui…

— Je ne comprends rien à ce que vous me soufflez, s’excusa-t-elle, une moue sincère sur le visage. Que devez-vous me dire ?

Les traits de l’ancêtre se voilèrent d’une légère contrariété.

— Il n’est pas temps ! prononça-t-il d’une voix solennelle, les paumes de ses mains brandies en avant.

Une bourrasque souleva les jupes de Keina tandis que les Elfes s’éparpillaient dans la montagne.

Il n’est pas temps, non, résonna une ultime pensée dans son esprit, avant de s’évaporer. Elle cligna. L’être en face d’elle s’effaçait doucement.

— Attendez ! Vous vous appelez Yiel, c’est exact ? Ne seriez-vous pas… ?

Sans lui donner le loisir de poursuivre sa phrase, il opina d’un air grave et disparut dans un tourbillon d’olivine.

— Mon grand-père, acheva la silfine, interdite.

Elle secoua la tête et voulut se détourner, lorsqu’elle perçut une nouvelle douleur qui lui étreignit le ventre, comme un brusque choc dans l’estomac. Elle se replia sur elle-même, les yeux exorbités et le souffle coupé. Ses genoux fléchirent. La souffrance lui vrilla les entrailles et fusa le long de sa trachée.

Une main posée sur le sol, elle se redressa avec une grimace, puis s’efforça de respirer profondément, une fois, deux fois, comme lorsqu’elle s’exerçait. Au terme de l’essai, elle toussa à s’en décrocher le poumon et s’affaissa à nouveau. Peu à peu, le mal s’estompa. Ses muscles se relâchèrent. Elle resta étendue sur le tapis épais de la forêt, le regard fixé sur une colonne de fourmis qui serpentait entre les épines mortes. Que s’était-il passé ?

Enfin, elle réalisa.

La magie. Stupéfaite, la silfine se releva avec difficulté et dirigea ses paumes à la hauteur de son visage. Que m’avez-vous fait ? murmura-t-elle dans un souffle, la voix tremblante.

La magie crépitait au bout de ses doigts. Elle esquissa un mouvement et une flèche émeraude fusa de son index pour s’abattre sur un tronc, à quelques pas de là. Effrayée, elle plaqua sa dextre sur ses lèvres, les yeux grands ouverts. Aussi sûrement que le jour où ses premières menstrues l’avaient rendue femme, elle comprit qu’elle était devenue réceptive aux particules magiques.

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Dragonwing
Posté le 09/01/2022
Généreux, les ancêtres ! Mais c'est bien gentil de donner la magie à Keina, ils auraient pu être un peu moins avares en informations, aussi...
Et pendant ce temps, Luni joue toujours autant la girouette. J'apprécie que Pierre dise franco qu'il est probablement amoureux de Keina (lol bonjour le respect, il balance son ami sans aucun remords), mais Pierre me tape un peu sur les nerfs. Dès que Keina ouvre la bouche, il trouve ça drôle. Si c'est sa manière de flirter, ce n'est pas très subtil ^^
Keina
Posté le 13/02/2022
Oui mes premiers essais en matière de romance c'était clairement pas ça, désolée ! -_-' Je dois tout revoir de ce côté là, que ce soit le comportement de Luni, celui de Pierre et même celui de Keina. Maintenant que je sais faire des fiches personnages avec objectifs et conflits, et des synopsis par personnages, ça va être plus facile, je pense !
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