Tandis que Guillemine et Martagon s’éloignaient chaque jour davantage d’Astarax, leurs enfants avaient grandi dans la demeure d’Alix. Sous la houlette de Filoche qui n’avait jamais baissé les bras, Esmine, Addora, Sasa et Barnazon avaient atteint l’âge de quinze ans.
Ils étaient devenus de beaux jeunes gens, à l’esprit vif et au corps bien développé. Esmine ne maîtrisait toujours pas sa capacité à se multiplier. Par commodité, elle ne se rassemblait pratiquement plus. Ainsi les trois sœurs étaient-elles toujours ensemble. Elles couraient souvent dans les couloirs de la maison prison, toujours dirigée d’une main de fer par Alix. C’était beaucoup plus amusant pour Esmine de ne pas être seule dans la grande geôle sinistre. Aussi ne faisait-elle pas d’effort particulier pour progresser dans la maîtrise du sort de duplication. Elle trouvait que les choses étaient très bien comme cela. En outre, elle ne pouvait pas compter sur Barnazon pour se distraire. Son frère s’était réfugié dans la solitude et le silence.
Filoche était fière de ses petits devenus grands. Mais elle avait un regret terrible, inavouable. Elle les avait élevés à la place de leur mère. Elle les aimait comme s’ils étaient ses propres enfants. ce qu’elle considérait comme un sacrilège. Parfois, elle repensait à sa faute qui était la cause de tout. Elle revoyait la maison champignon et se disait que certaines demeures ont des histoires tragiques. Elle devait encore aujourd’hui être une maisonnette proprette, mais elle cacherait toujours un passé triste. Elle ne se trompait pas. La maison était proprette. Guillemine était passée par Phaïssans et avait fait en sorte qu’il en soit ainsi. Et le passé ne pourrait jamais être effacé.
Le jour du quinzième anniversaire des enfants, Alix décida de prendre en main l’éducation de ses petites filles, en lieu et place de Filoche. Alix ne voulait pas s’occuper de Barnazon. Elle se moquait totalement de lui. À ses yeux, il n’existait pas. Elle l’avait toujours ignoré et ne changerait rien à son comportement. Depuis toutes ces années, elle n’avait plus jamais parlé de Guillemine ni même pensé à la réveiller pour qu’elle élève enfin ses enfants. Lorsqu’Alix commença son enseignement, elle écarta tout de suite le jeune garçon. Barnazon ne demandait qu’à apprendre avec ses sœurs, mais Alix le renvoya sans ménagement à ses grimoires et à ses jeux qu’elle jugeait stupides.
Barnazon se sentit humilié. Il se mit à accumuler des rancœurs sourdes contre Alix et devint de plus en plus aigri.
Il avait beaucoup d’imagination mais il était paresseux. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était collectionner les choses. Il ne savait pas résister à l’attrait d'un objet qui lui plaisait. Dès qu’il s’en était entiché, il lui fallait l'acquérir et le conserver. Discrètement, il fouillait les moindres coins de la maison à la recherche d’une rareté. Il s’accaparait tout ce qu’il trouvait et qu’il estimait n’appartenir à personne. Puis il entreposait ses trésors dans une cachette secrète. La magie le rebutait. ll préférait rêvasser et dessiner. Parfois il s’asseyait en face d’une fenêtre et restait pendant des heures à observer le vol des oiseaux ou des insectes. Quand les filles travaillaient avec Alix, il se dissimulait dans un coin de la salle et croquait les portraits de ses sœurs. Il détestait sa grand-mère qui était si méchante avec lui. Il la représentait tout de même, mais toujours sous la forme d’une caricature. Quand ses sœurs voyaient ses dessins, elles riaient à perdre haleine. Car elles étaient hypocrites. Elles haïssaient Alix tout autant que lui, mais n’osaient pas le montrer. Il est vrai qu’Alix s’imposait par la peur. Qui aurait pu aimer un tel tyran ? Nul n’essayait de la contredire, elle avait toujours raison.
Lorsqu'elle jetait un coup d'œil rapide sur les esquisses de son petit-fils, Alix faisait une grimace et poussait un soupir. À ses yeux, Barnazon était un incapable. Personne ne savait si elle se reconnaissait sur les parodies de portraits.
À force d’être rejeté et brutalisé par les mots durs de sa grand-mère, Barnazon se repliait chaque jour davantage sur lui-même. Il restait le plus souvent seul. Il s’inventait des jeux et des histoires pour se consoler d’être abandonné. Il était malheureux. Accaparée par ses tâches, Filoche essayait de le distraire dès qu’elle le pouvait et parlait longuement avec lui. Mais rien n’y faisait, il sombrait de plus en plus dans la neurasthénie.
Les filles ne pensaient plus jamais à leur mère qu’elles avaient si peu connue. Parfois Esmine se rappelait du jour où Guillemine leur avait dit au revoir. Addora et Sasa avaient oublié. Mais Barnazon se souvenait de tout. Il espérait secrètement que Guillemine reviendrait le chercher. Plus le temps passait, plus il bâtissait des chimères qui lui encombraient le cerveau. Ces évasions dans ses rêves représentaient pour lui les seuls moments de liberté qu’il connaissait.
Un jour, Filoche lui apporta de la peinture dans des petits godets. Elle avait fabriqué les couleurs en suivant les indications d’un manuel de magie. Elle avait aussi tendu des torchons sur des châssis en bois. Alors Barnazon se mit à peindre. Il s’installait dans les couloirs de la maison, dans la cour, derrière les fenêtres et colorait les toiles. Quand il n’ eut plus assez de cadres, il se servit de planches de bois. Il en trouvait des quantités au sous-sol, là où elles étaient remisées.
Comme il utilisait beaucoup de peinture, Filoche lui apprit à fabriquer les couleurs. Il était créatif et inventait de nouvelles teintes. Filoche aimait assez ce qu’il peignait. Il lui demandait souvent d’être son modèle. C’est pourquoi Filoche se trouvait représentée sur un grand nombre de tableaux, dans toutes les poses et toutes les situations possibles. Il peignait aussi le chat noir aux yeux d’or de Guillemine. L’animal était resté dans la maison prison quand sa maîtresse s’était enfuie la seconde fois. Il y avait quantité de petits dessins où le félin avait été croqué à la va vite. Toujours en manque d’affection, Barnazon recherchait sa compagnie. Mais le chat était indépendant et se laissait rarement caresser. Alors le jeune garçon se contentait de le dessiner quand il dormait. Quand il était satisfait du croquis, il y mettait de la couleur.
Barnazon aimait aussi réparer les objets cassés avec des outils. Il était précis et minutieux. Il aurait voulu rendre service plus souvent. Mais il n’avait pas beaucoup de chance de se rendre utile. Car la plupart du temps, les sorcières raccommodaient leurs affaires en morceaux à l’aide de formules magiques. Alors il arrivait à Barnazon de briser exprès un bibelot pour s’occuper à le remettre en état.
Par dessus tout, il avait envie de jouer avec ses soeurs. Ou au moins de parler avec elles. Mais plus elles subissaient l’influence d’Alix, plus elles s’éloignaient de lui. Elles le trouvaient faible, indécis, paresseux. Il se laissait vivre, profitant de l’aide des autres tant qu’il le pouvait. Ce qui énervait beaucoup les filles. Il était celui à qui on pensait en dernier et comme il était très sensible, il en souffrait beaucoup. Malheureusement, il n’avait personne à qui se confier. Seule Filoche aurait pu être une oreille attentive, mais elle était toujours trop occupée.
Barnazon errait souvent comme une âme en peine dans les couloirs ou dans la cour. Il aurait voulu que quelqu’un s’intéresse à lui. Mais c’était peine perdue. Le peu de sorciers et sorcières qui vivaient encore dans la maison ne s’approchaient jamais de lui. Tous craignaient les réactions d’Alix. Et tant qu’ils n’avaient pas trouvé d’autres demeures, ils faisaient tout ce qu’il fallait faire pour ne pas se faire expulser.
Alix avait réaménagé la nurserie pour en faire une salle de classe. Elle dispensait les cours de magie tous les après-midis. Elle enseignait aussi bien la fabrication des potions et baumes que la manipulation des formules magiques. La cheminée fonctionnait toujours à plein régime, le chaudron bouillonnait jour et nuit, et une quantité effrayante de fioles envahissait la pièce. Alix arrivait pour les leçons avec des livres plein les bras. La plupart du temps, elle les oubliait en repartant. Cela n’avait pas beaucoup d’importance, elle ne s’en servait jamais. Elle connaissait absolument tout par coeur. Ses petites filles ne l’aimaient pas, mais elles étaient forcées de reconnaître sa grande puissance. C’était peut-être ce savoir immense qui faisait peur. En toutes circonstances, Alix pouvait réagir en lançant un sort approprié. Ses pouvoirs étaient vastes et touchaient tous les domaines. Elle aurait pu être un grand professeur, si elle avait réellement désiré que ses élèves apprennent son art.
Mais en réalité, une seule chose lui importait. Qu’Esmine ne devienne jamais aussi puissante qu’elle et prenne sa place. Parce qu’elle avait hérité de la finesse de sa mère, Esmine avait tout de suite compris les desseins de sa grand-mère. Connaissant l’objectif d’Alix, elle s’amusait à faire enrager la vieille sorcière.
Parfois, dans de rares moments plus intimes, Alix se laissait aller à quelques confidences. Elle racontait sa propre histoire à ses petites filles. C’étaient les meilleurs moments pour ses élèves, ceux où elles avaient le sentiment d’apprendre quelque chose d’intéressant. Cependant Esmine avait toujours un jugement mesuré. Alix ne faisait jamais rien sans arrière-pensée. La personne dont Alix parlait avec le plus de respect après elle était le magicien Jahangir. Elle l’avait rencontré lors de réunions de sorciers. Il était toujours le plus fort, le plus inventif, le plus doué. Elle lui vouait une véritable admiration. Elle le trouvait cependant très prétentieux, mais était forcée de reconnaître qu’il surpassait tous les autres. Ils avaient suivi quelques cours de magie ensemble, destinés aux sorciers de très haut niveau. Elle avait du mal à suivre, Jahangir, quant à lui, devançait les réponses des professeurs. Cependant, elle avouait qu’il y avait une faille en lui. Elle ne savait pas laquelle. Mais son comportement était parfois si chaotique qu’il faisait se dresser les cheveux sur la tête. Elle ne savait jamais comment il allait réagir, et le plus souvent, il se mettait dans une colère terrible dès qu’il était contrarié.
Esmine et ses soeurs riaient sous cape. À leurs yeux, Alix était exactement comme Jahangir.
Alix ne révélait pas qu’elle avait appris à maîtriser le sort de doublement pendant ces cours réservés à l’élite des magiciens. Auparavant, elle possédait le don de manière innée, mais n’avait jamais réussi à le contrôler. Depuis ce temps-là, elle avait développé sa capacité à se transformer à volonté. Elle savait donc qu’Esmine aurait dû suivre une formation similaire pour réussir à dominer sa nature. Et cela, elle ne le permettrait jamais. Alors, elle maintenait sa petite fille dans l’ignorance en lui enseignant une magie de bas niveau qui ne la ferait jamais progresser.
Filoche comprit assez vite que les leçons d’Alix n’allaient pas très loin. Elle était ennuyée. Car même si elle ne savait pas comment Esmine pourrait un jour maîtriser le sort de doublement, elle était certaine que jamais Alix n’apprendrait à sa petite-fille ce qu’elle savait. Il lui revenait donc à elle, Filoche, d’aider Esmine.
Cependant les choses n’évoluèrent pas comme Alix et Filoche l’imaginaient.
A partir de l’âge de quinze ans, les trois sœurs ne s’entendirent plus. Ou plus exactement, Addora et Sasa se détestèrent. Esmine restait en dehors de leurs disputes, elle préférait se consacrer à l’apprentissage de la sorcellerie. La faute en incombait à Alix, mais c’était peut-être inconscient de sa part. Pour une fois, elle cédait sans doute au charme de l’une de ses petites filles, même si elle n’avait pas l’intention d’en privilégier une par rapport aux autres.
Sasa était une jeune fille douce, aimante et obéissante. Elle était avenante et avait le regard clair et franc. Elle était appliquée, même si peu inventive. Elle parlait calmement et faisait consciencieusement ses exercices. A force de concentration et d’acharnement, elle réussissait à lancer des sorts peu utiles, mais qui ravissaient Alix. La grand-mère ne tarissait pas d'éloges sur les progrès de Sasa. Dès qu’elle le pouvait, elle la mettait en exergue et la félicitait à tout bout de champ.
Contrairement à sa soeur, Addora était d’une nature introvertie, rancunière et jalouse. Elle montrait ostensiblement à sa grand-mère qu’elle ne voulait en faire qu’à sa tête. Elle refusait l’autorité d’Alix, s’opposait sans cesse à elle. Alix se heurtait à la volonté farouche de sa petite-fille, mais elle ne désarmait pas. Elle n’avait jamais envie de la complimenter sur ses résultats.
Au tout début, Alix accentua la différence de son comportement entre les deux soeurs en rabrouant Addora dès qu’elle ouvrait la bouche. Comme à son habitude, elle pensait qu’elle réussirait à dompter le caractère rebelle de sa petite-fille grâce à son autorité. Mais Addora était furieuse et ruminait sa colère. Elle ne voulait pas céder. Elle se rapprocha même de Barnazon pour critiquer Alix et Sasa tant qu’elle le pouvait. Barnazon, trop heureux de trouver une âme compatissante à sa solitude, se rallia à sa sœur. Addora et Barnazon s’isolaient pour déverser leur fiel. Ils tenaient de longs conciliabules où ils exprimaient chacun leur profonde jalousie face à une telle injustice. La préférence qu‘Alix avait pour Sasa était à leurs yeux insupportable. Et le fait que Sasa ne réagissait pas et s’entendait bien avec leur grand-mère les exaspérait. Mais comme tout le monde dans la maison, Addora n’osait pas trop incriminer Alix, de peur que ses propos ne soient rapportés à la sorcière. A force de frustrations, elle devint acariâtre. Quant à Barnazon, une fois qu’il avait quitté Addora, il retournait à ses jeux et à ses insectes en ayant tout oublié. Il parlait parfois avec Sasa mais sans trahir Addora. Sasa ne comprenait pas le comportement hostile de son frère et de sa sœur à son égard.
Pour se venger et apaiser ses rancoeurs, Addora était infernale avec Sasa, qui était devenue son bouc émissaire. Elle la provoquait sans cesse. Elle lui faisait les pires atrocités, murmurait des horreurs à son oreille, lui tirait les cheveux, brûlait ses vêtements, mettait des insectes dans sa soupe, lui reprochait tout ce qu’elle faisait, et colportait des mensonges à son sujet à qui voulait bien l’écouter. Sasa était d’une nature généreuse et posée, toujours prête à pardonner à sa sœur. Mais la méchanceté d’Addora la déconcertait. Sasa ne supportait plus de subir une telle aigreur. Elle n'admettait pas cette malveillance injustifiée. Elle craignait sa sœur mais n’en montrait rien car elle ne voulait en aucun cas être celle qui déclencherait le conflit. Elle intériorisait ses souffrances dont le cumul devenait chaque jour plus insupportable.
Spectatrice des mesquineries d’Addora envers sa sœur, Alix s’amusait de la haine qu’elle vouait à Sasa. Elle aimait les situations dramatiques. Elle pensait qu’elle pourrait rétablir l’ordre rapidement en se mettant en colère, et imposerait alors davantage sa supériorité. Elle laissa faire. Tous les autres habitants de la maison étaient consternés. Ils voyaient la détresse de Sasa et comprenaient qu’Addora la torturait. Désormais, plus personne ne l’appelait Addora, mais Dee Dee la méchante.
La situation devint explosive. Elle se dégrada à un tel point qu’Alix comprit enfin qu’il faillait régler le conflit sur le champ. Le plus simple aurait bien sûr été de rassembler toutes les sœurs définitivement. Mais Alix ne pouvait s’y résoudre. Elle préférait régner sur trois petites-filles que sur une seule. À ses yeux, cela limitait les progrès d’Esmine qui aurait été plus puissante en ayant réintégré Sasa et Addora. Mais elle attendit trop longtemps pour réagir.
Un beau matin, Sasa disparut.
Filoche était dans tous ses états. Les conflits entre Sasa et Addora l’avaient contrariée. Mais pas autant que le problème de l’éducation des filles. Elle se rendait compte chaque jour qu’elles ne progressaient plus dans le domaine de la sorcellerie. Alix les maintenait dans le niveau le plus bas qui soit. Et maintenant qu’Alix avait laissé les choses se dégrader, un nouveau problème venait de surgir. Quand Filoche s’aperçut de l’absence de Sasa, elle commença par la chercher partout dans la maison. Elle parcourut tous les couloirs et ouvrit toutes les portes, entra dans toutes les pièces, fouilla tous les recoins, dans les placards, sous les lits, sous les tables, mais elle ne trouva rien. Sasa s’était évaporée. Lorsque Filoche fit son rapport à Alix dans la salle d’étude, elle fut bien obligée d’expliquer clairement les choses.
Addora était allée trop loin. Pour avoir la paix, Sasa s’était enfuie. Elle avait quitté la maison.
Pour Filoche, le départ de Sasa était une catastrophe. Car Esmine ne pourrait plus se rassembler. Elle n’avait pas le niveau de magie suffisant pour lancer le sort à distance et récupérer Sasa. Addora et Esmine étaient condamnées à rester ensemble et à se supporter. Le conflit était loin d’être terminé.
Debout devant Alix qui paraissait avoir la tête ailleurs, Filoche attendait les instructions. La vieille sorcière était assise sur un fauteuil inconfortable au dossier droit. Elle se tenait raide comme un bâton, le visage figé.
Filoche ne savait pas comment Alix allait réagir. Le départ de Sasa ressemblait à une évasion. Elle s’attendait à une explosion de rage et se préparait à la pire des colères. En attendant, elle se posait mille questions qui ne trouvaient pas de réponses. Où avait bien pu aller la jeune fille ? Elle n’était jamais sortie de la maison, et n’avait aucun moyen de survie. Saurait-elle se débrouiller sans aide à l’extérieur ? Filoche était très inquiète.
Elle était la seule. La plupart du temps, Alix ne faisait rien pour résoudre les problèmes. Ce fut encore le cas. Contrairement à ce qu’imaginait Filoche, la vieille sorcière haussa les épaules et ne répondit rien. Sa bouche se tordit en une horrible grimace qui ne signifiait rien sauf son exaspération. Alix n’était pas forcément mécontente de la situation qui lui garantissait qu’Esmine resterait dupliquée. Mais elle n’en montra rien. Sans un mot, elle se leva et s’en fut. La nurserie était désormais déserte.
La réponse, même si elle n'avait pas été formulée, était claire. Alix s’était retirée dans ses appartements et laissait à Filoche la responsabilité de retrouver Sasa et de rétablir la situation, si elle s’en sentait capable. Filoche avait carte blanche pour quitter la maison et poursuivre la jeune fille. Sans aucune piste pour orienter les recherches, c’était pratiquement une mission impossible. Néanmoins, Filoche s’attela à cette nouvelle tâche sans attendre.
Elle commença par interroger les enfants. Depuis la disparition de Sasa, Dee Dee la méchante était encore plus désagréable qu’à son habitude. Filoche la questionna sur l’endroit où avait pu aller sa sœur, et naturellement Addora n’en savait rien. En outre, elle ne se sentait pas coupable de ce qui était arrivé et ne cessa de répéter des propos méprisants à l’encontre de Sasa. Elle exigea que Barnazon reste à côté d’elle. Lui était désorienté. Il ne savait plus ce qu’il devait faire. Alors il ne faisait rien. Il obéissait à l’autorité de Dee Dee et se taisait. Quand Filoche lui parla, il n’eut rien à dire. Il n’avait rien vu venir et ne comprenait pas la fuite de sa sœur. Quant à Esmine, elle ne s’intéressait pas du tout à ce qui était arrivé à Sasa. Le fait qu’elle ne pouvait plus se rassembler ne la dérangeait pas du tout. De plus en plus, elle se centrait sur elle-même et sur son désir de devenir une puissance sorcière. Cependant, même si Esmine ne s’en rendait pas compte, Filoche jugeait que ses progrès étaient minables, faute d’un enseignement adapté.
Une nouvelle fois c’était le chaos complet dans la maison prison.
Epuisée moralement, Filoche s’assit sur une chaise dans la nurserie devenue salle d’étude et se mit à feuilleter les grimoires abandonnés par Alix. Ils étaient si incomplets que même en les parcourant rapidement, la sorcière voyait bien pourquoi Esmine n’apprenait rien.
Son esprit surchargé de pensées parasites dériva pendant quelques minutes. Elle cherchait à évacuer le trop plein d’émotions qui la submergeait. Elle se souvint de toute la littérature de sorcellerie qu’elle avait accumulée dans la cave de sa maison à Phaïssans. Il y avait des trésors là-bas. Elle avait déjà songé à y retourner pour rapporter de vrais manuels de magie pour l’éducation d’Esmine. Mais Alix n’aurait pas admis qu’elle abandonne les enfants, ni qu’elle parte avec eux. Et les laisser seuls avec Alix représentait des risques que Filoche ne voulait pas courir. Mais il y avait une nouvelle donne désormais. Elle pouvait quitter la maison avec l’absolution d’Alix.
Elle décida d’emmener Esmine avec elle. Tant pis pour Addora et Barnazon, ils resteraient dans la maison prison et se débrouilleraient avec leur grand-mère. Quoi qu’il en soit, ils n’accepteraient jamais d’aller chercher Sasa. Mais elle pourrait commencer son enseignement à Esmine pendant le voyage, et le compléter une fois arrivée chez elle. Jusqu’ici, Filoche avait compensé ses maladresses par une vie laborieuse. Elle réparait ses nombreux faux pas par un travail acharné qui ne lui laissait pas de temps libre. Elle trouvait là une occasion inespérée de changer le cours des choses pour Esmine. Mais la jeune fille allait-elle accepter ? Elle était devenue distante et hautaine depuis quelque temps.
Elle fit venir Esmine dans la salle d’étude et lui proposa son idée. Elle ne s’étendit pas trop sur les merveilles de sa bibliothèque souterraine, de peur que des oreilles indiscrètes ne l’écoutent. Mais elle insista auprès d’Esmine en lui vantant l’ouverture d’esprit que lui apporterait le voyage. Esmine demanda à réfléchir.
Pendant ce temps, Filoche prépara le départ. Elle réquisitionna deux chevaux dans les écuries pour faire la route. Elle prévint Alix qu’elle partait avec Esmine dès que celle-ci serait prête. Alix hocha la tête en signe d’assentiment. Elle semblait indifférente. Filoche rassembla tout ce qui était nécessaire pour l’expédition dans sa besace magique : potions, boissons, nourriture, itinéraire, lecture, vêtements, chaussures, couvertures et autres objets. Quand elle eut vérifié que son paquetage et celui d’Esmine étaient complets, la jeune fille revint lui dire qu’elle était d’accord pour venir avec elle.
Sans attendre, Filoche fit seller les deux montures et quelques minutes plus tard, les deux sorcières galopaient sur le chemin le long de la plage. Ni Filoche ni Esmine ne savaient monter à cheval. Les débuts du voyage furent épiques. Elles s’accrochaient à la crinière des pauvres bêtes qui ne savaient où donner de la tête, manquaient de tomber à chaque instant, mais riaient comme des folles de cette aventure et du vent de liberté qu’elle leur apportait.
Filoche n’avait pas quitté la maison prison depuis son arrivée, près de quinze ans auparavant. Esmine n’était jamais sortie dans la ruelle. Elle découvrait la mer qui roulait ses vagues ourlées d’écume, la plage de sable, les champs cultivés, les forêts. Filoche respirait l’air du dehors avec délice. Leurs cheveux détachés volaient dans le vent. C’était un moment d’extase et de folie qui dura longtemps.
Heureusement, les montures qui n’étaient pas des animaux farouches se calmèrent assez rapidement. Filoche et Esmine acquirent de la confiance en elles.
Filoche avait retrouvé l’énergie qu’elle contenait depuis si longtemps. Les formules magiques fourmillaient dans sa tête. Grâce à sa mémoire si active, elle se souvint de sorts utiles. Elle enchanta les montures qui se mirent à bondir sur les chemins et les routes si vite que personne ne les voyait passer. Seul un courant d’air furtif agitait les feuilles des buissons derrière elles. Filoche et Esmine traversèrent la campagne à un train d’enfer en direction de Phaïssans.
A ce rythme effréné, il leur fallut peu de temps pour atteindre leur but.
Parce qu’elle devenait sentimentale, Filoche n’avait pas très envie de voir la maison champignon. Elle se doutait que quelqu’un d’autre occupait cette masure où il s’était passé tant de choses. Et cela ne lui plaisait pas. Mais Esmine avait le droit de voir le lieu où elle était née. Alors elle prit son courage à deux mains. Elles se dirigèrent vers la clairière où se dressait la chaumière. Les deux montures ralentirent. Tandis que Filoche expliquait succinctement l’importance de cet endroit pour Esmine, elles chevauchèrent au pas devant la maison. Des enfants jouaient dehors dans la cour. Une femme sortit sur le pas de la porte, un bébé dans les bras, et les regarda passer. Le cœur de Filoche se serra. Une famille heureuse habitait là où auraient dû vivre Guillemine et les siens. Et c’était de sa faute uniquement. Elle se sentait terriblement coupable. Enfin, surmontant sa culpabilité, elle se souvint de sa mission. Il était inutile d’essayer d’entrer dans le laboratoire souterrain, elle avait tout vidé avant son départ. Elle fit un signe de tête à Esmine. Elles se remirent au galop pour se rendre vers son ancienne maison.
Chez elle aussi, les choses avaient bien changé. Sa pauvre masure avait été dévastée. Filoche se rappelait de la malédiction qu’elle avait lancée en partant. Tous les voleurs avaient dû avoir les mains noires. Depuis le temps, les doigts des pilleurs devaient avoir retrouvé leurs teintes d’origine. Une nouvelle fois, ses ruses n’avaient servi à rien. Pourtant il restait encore une carte dans son jeu, la cave secrète qui se trouvait dans le sous-sol de la maison et dont l’entrée était invisible.
Filoche et Esmine descendirent de leur montures et pénétrèrent dans la masure vide qui n’avait plus de porte. Filoche prononça aussitôt la formule magique, dévoilant la trappe qui menait sous le plancher. Elle la souleva à l’aide de l’anneau de fer encastré dans le bois. L’escalier était toujours en place. Elles descendirent les marches et se retrouvèrent au sous-sol. Filoche s’aperçut que quelqu’un était venu. Un certain nombre de choses avaient disparu. Elle sourit en pensant que Déodat était passé par là. Ainsi il était venu faire ses provisions avant de partir. Où ? Elle ne savait pas mais c’était certainement pour une cause utile. Elle se réjouit et commença à parcourir les rayonnages de la bibliothèque. Elle choisissait les grimoires les uns après les autres et les glissait dans sa besace magique. Au passage, elle ramassait quelques fioles, onguents et boîtes de biscuits de voyage.
Pendant ce temps, Esmine tournait dans la cave, s’émerveillant de tout le matériel qui s’y trouvait. Il y avait là tout ce qu’il fallait pour fabriquer des potions. Les ingrédients s’alignaient sur les étagères, dans des bocaux, des fioles ou des boîtes. Tout était soigneusement étiqueté et elle pouvait déchiffrer les runes.
– Oh ! Filoche, s’écria-t-elle avec enthousiasme, je voudrais tellement rester ici dans ton laboratoire ! Ici je pourrais apprendre l’art de la sorcellerie avec toi et je deviendrai une magicienne accomplie. S’il te plait, Filoche !
– Nous ne pouvons pas rester, répondit Filoche fermement. Nous devons d’abord retrouver Sasa. Nous sommes venues ici chercher tous les grimoires dont tu auras besoin pour devenir une grande sorcière. Mais nous retournerons à Astarax où Alix nous attend.
– Alix ! Alix ! répliqua Esmine boudeusement, tu n’as que son nom à la bouche. Et pourtant tu ne l’aimes pas plus que moi, je le sais.
– Si nous ne revenons pas, nous attiserons son courroux et alors, sa colère pourra être terrible et dévastatrice. Et tu ne pourras te rassembler qu’en présence de tes sœurs. Nous devons trouver Sasa. Et nous devons retourner à Astarax. Mais souviens-toi qu’Alix ne doit jamais savoir que ces livres sont à moi. Ils contiennent des recettes anciennes qu’elle ne veut pas que tu connaisses. Tu les apprendras à son insu.
– Astarax m’ennuie, insista Esmine en tapant du pied. Je serais si bien ici ! Il y a tellement de choses passionnantes à faire et à découvrir dans ton atelier secret !
Filoche ne répondit pas mais elle était flattée. Elle avait passé tant de temps à réaliser son laboratoire autrefois. Elle y avait mis tout son coeur. Il était réellement parfait. Tout y était : le matériel, les ingrédients, la littérature, les commodités. Si seulement elle ne s’était pas crue plus forte et plus intelligente que tout le monde, elle pourrait aujourd’hui enseigner la magie à Esmine dans cet endroit. Mais au lieu de cela, elle était allée s’enterrer dans la maison prison et y avait joué la nourrice et la femme de charge depuis quinze ans.
– J’ai pris tout ce dont nous aurons besoin, soupira-t-elle. Nous pouvons y aller.
– Et où irons-nous ? ironisa Esmine. Où vas-tu chercher Sasa ?
– Je ne sais pas, avoua Filoche. Où aurait bien pu aller ta soeur ? As-tu une idée, toi ?
– Sasa aime beaucoup les animaux, réfléchit Esmine. Elle aurait pu aller se cacher dans une ferme.
– C’est une bonne idée, dit Filoche. Alors elle ne se serait pas éloignée d’Astarax. Nous devrons chercher dans la campagne autour.
Filoche passa la bandoulière de sa besace sur son épaule. Elles remontèrent les marches. Esmine traînait les pieds et ne cessait de regarder en arrière le bel atelier qu’elle allait abandonner.
– Un jour, j’aurai un laboratoire comme le tien, décida-t-elle. Et je pourrai y faire ce que je voudrai.
– Evidemment ! s’écria Filoche. Tu as un avenir incroyable, tu seras une sorcière de très haut niveau. Mais avant tout, il faut absolument que tu apprennes à maîtriser le sort de doublement.
– Mais pourquoi ? interrogea Esmine, intriguée. Ça m’est bien égal d’être avec mes sœurs ou d’être seule. Elles ne me dérangent pas.
– Je ne suis pas certaine qu’elles n’emportent pas une partie de tes pouvoirs quand elles se matérialisent, expliqua Filoche. Ainsi, quand elles sont là, tu es moins puissante. Si tu contrôles le sort, tu peux te multiplier ou te démultiplier à volonté, et réguler tes pouvoirs comme tu l’entends.
– Je comprends, fit Esmine. Je n’avais pas pensé à ça. Mais oui, alors c’est très important. Tu m’as convaincue.
Filoche retint un petit sourire de satisfaction. Elle se flatta d’avoir gagné la confiance d’Esmine en lui montrant de quoi elle était capable. Arrivées en haut des marches, elles se retrouvèrent dans la salle vide. Filoche poussa la trappe qui retomba sur le sol. Aussitôt, l’entrée du sous-sol fut recouverte de poussière de terre battue et disparut.
– Allons-y, dit Filoche.
Elles se hissèrent sur leurs montures et reprirent leur course infernale. Avant la fin de la journée, elles étaient revenues aux alentours d’Astarax.
– Cherchons dans toutes les fermes autour de la ville, proposa Filoche.
– J’ai tellement hâte de commencer les nouvelles leçons ! fit Esmine. J’ai l’impression de perdre mon temps à m’occuper de Sasa alors que j’ai tant à apprendre !
– N’oublie pas que Sasa fait partie de toi, répondit Filoche pour calmer les ardeurs de la jeune sorcière.
– C’est vrai, admit Esmine. Mais dépêchons-nous, alors.
– Tu sais que je ne pourrai pas tout t’enseigner, ajouta Filoche. Il te faudra beaucoup travailler pour atteindre le niveau de magie du sort de doublement. Et peut-être devras-tu apprendre seule quand tu auras dépassé mon savoir.
– Oh Filoche ! gémit Esmine non sans une certaine fierté, comment serait-ce possible ?
Elles chevauchaient maintenant à faible allure, le plus souvent au pas. Elles parcouraient les chemins à la recherche de fermes. Filoche songeait à Déodat. Il était le seul à connaître la présence du laboratoire souterrain et la formule pour ouvrir la trappe. C’était forcément lui qui était descendu dans la cave et avait fait son petit marché. Il avait emporté tout ce qui était nécessaire pour voyager. Il était donc parti loin. Mais où ? Il essayait de rejoindre quelqu’un. Ce ne pouvait pas être Guillemine car il ne savait qu’elle s’était enfuie. Il ne pouvait s’agir que de Martagon. Oui, Déodat avait dû partir lui aussi pour Skajja. Cela avait du sens. Mais pourquoi avait-il quitté Astarax ? Il avait dû se lasser de l’attendre. Et pourtant, cela ne ressemblait pas à Déodat de l’abandonner. Il avait toujours dit qu’il lui devait tant. Un autre événement avait dû provoquer son départ.
Filoche ne pouvait pas imaginer ce qui était arrivé à Spyridon. Ni que Déodat avait emmené le vieux sorcier pour le faire soigner. Mais elle était heureuse de penser qu’il avait eu une initiative et avait pris sa destinée en main. Dans ce domaine-là au moins, elle n’avait pas échoué.
Elles pénétrèrent dans plusieurs cours de fermes où elles furent accueillies diversement. Parfois aimablement, le plus souvent avec réticence. Filoche proposait ses services pour soigner les malades en échange de quelques fruits ou légumes. Ainsi elle avait l’espoir de voir tous les habitants de la maison. Tandis qu’elle guérissait les petits maux, Esmine se promenait autour des bâtiments et posait des questions innocentes. Esmine s’approchait de l’étable ou des écuries, là où elle pensait apercevoir sa sœur.
Il leur fallut plusieurs jours. Elles se déplaçaient toute la journée et s’arrêtaient le soir dans une clairière, ou dans un champ à l’abri d’un bosquet. Elles préparaient un petit repas sur un brasero avec la récolte du jour. Et dormaient au pied des arbres, en écoutant le chant des oiseaux et le vol des insectes dans l’air nocturne. Toutes les deux appréciaient cette liberté dont elles avaient été privées depuis si longtemps. Malgré l’inconfort de leurs nuits, elles ne se sentaient pas fatiguées, portées par le plaisir de leur vagabondage.
Esmine avait envie de ralentir le rythme pour profiter plus longtemps de cette vie bohème. Mais Filoche était inquiète pour Sasa, aussi accélérait-elle les recherches pour trouver la jeune fille avant qu’il ne soit trop tard. Elle ne savait pas pourquoi elle imaginait que l’escapade de Sasa pouvait mal se finir. Mais elle sentait confusément qu’elles devaient faire vite. Alors elles galopaient sur les routes autour d’Astarax et finirent par trouver la ferme où Sasa s’était réfugiée.
Elle était devenue très maigre et même légèrement voûtée. Son visage était émacié et ses cheveux pendaient lamentablement autour de ses joues creuses. Dès le portail, Esmine l’aperçut dans la cour alors que Sasa transportait du foin avec une fourche pour nourrir les vaches. Elle la reconnut à peine, et pourtant les deux sœurs se ressemblaient comme des jumelles. Voir Sasa aussi misérable révolta Esmine. Elle attira l’attention de Filoche qui comprit à son expression qu’elle avait retrouvé sa soeur. Du regard, Filoche repéra Sasa et intima à Esmine de rester calme et de se taire.
Elles descendirent de monture. Suivie d’Esmine, la sorcière entra dans le corps de ferme et se dirigea vers le bâtiment d’habitation. Elle indiqua à la fermière qu’elle pouvait soigner les malades contre une petite contribution de fruits. Dans la pièce centrale de la maison, une vieille femme couchée dans une alcôve étouffait. A chacune de ses respirations difficiles, elle émettait un râle atroce. Elle se mourait. Filoche ne savait pas guérir cette sorte de mal.
– Si vous réussissez à tirer quelque chose de cette horrible bonne femme, murmura la fermière, je vous paierai en pommes. Mais autant vous prévenir, je n’attends qu’une chose, être débarrassée d’elle. Ma vie est infernale, je l’ai supportée méchante pendant des années, et maintenant qu’elle trépasse, elle me rend folle avec sa toux et ses crachats. Alors, quelle que soit l’issue, je crois que vous aurez vos pommes.
Filoche pensa aussitôt qu’il ne serait pas facile de se sortir de cette situation et de quitter la ferme avec Sasa. La fermière ne serait satisfaite d’aucune des deux issues. Elle s’approcha de la mourante. La femme avait de petits yeux noirs enfoncés dans des orbites violets. Elle souffrait violemment. Mais le rictus de sa bouche révélait son caractère acariâtre. Filoche essaya de lui faire boire quelques potions de sa composition. L’une d’elle fit expectorer la malade qui faillit s’asphyxier. Mais elle finit par expulser une masse noire compacte et gluante qui lui encombrait la gorge.
Après quelques respirations haletantes, la vieille se calma et reposa sa tête sur l’oreiller. Esmine, qui se tenait à côté de Filoche, fit une grimace de dégoût.
– Qu’est-ce que c’est que ce magma puant ? chuchota-t-elle à l’oreille de Filoche.
– Le mal qui la ronge et que j’ai réussi à lui faire cracher, répondit Filoche à voix basse. Elle est guérie. Cependant je ne crois pas que c’était le souhait de la fermière.
– Je ne crois pas non plus, approuva Esmine.
– Donnez-moi cette cuvette, que je brûle cette abomination, s’écria la paysanne en s’approchant du lit.
Elle arracha le bol de fer des mains de Filoche et alla jeta le crachat noir dans la cheminée. Une fumée malodorante s’échappa des flammes pendant quelques instants. La vieille femme s’était redressée soudain dans le lit et se mit à crier des injures. La fermière s’approcha.
– Eh bien, je crois qu’elle n’a pas fini de m’empoisonner la vie, soupira-t-elle. Tenez, prenez les pommes sur la table et allez vous-en.
Filoche ne se le fit pas dire deux fois. Elle ramassa ses fioles, ses bouteilles et ses onguents quitta la pièce, suivie d’Esmine. Il régnait encore une odeur pestilentielle dans la salle.
– Est-ce que la vieille avait ingéré du poison ? demanda Esmine.
– Non, elle avait une terrible noirceur en elle, répondit Filoche. Elle était atrocement méchante. Elle deviendra peut-être plus aimable maintenant qu’elle est guérie.
– Dee Dee a une chose noire en elle comme cette vieille femme ? s’inquiéta la jeune fille.
– Probablement, dit Filoche.
– C’est une chose horrible. Est-ce qu’on pourra lui faire cracher à elle aussi ? insista Esmine, pour qu’elle laisse Sasa en paix.
– Addora n’acceptera jamais de boire des potions administrées par moi, ou même par toi. Elle est trop indépendante. Elle pense pouvoir tout faire toute seule et par elle-même. Alors elle ne guérira pas. Si tu contrôles le sort de doublement, tu pourras peut-être agir sur son mauvais caractère.
Elles traversèrent la cour pour se rendre à l’étable et voir Sasa. Mais Sasa s’était à nouveau enfuie. Le garçon de ferme se plaignit de l’avoir vu poser sa fourche et partir en courant.
– Elle me laisse à nouveau tout seul pour faire tout le travail, gémit-il.
– Transporter du foin sur une fourche, ce n’était pas une tâche pour une fille aussi frêle et fragile que Sasa, s’exclama Esmine avec fougue.
– Elle s’exprime ainsi car elle ressent la fatigue de Sasa dans sa propre chair, pensa Filoche en voyant la colère de la jeune fille.
– Je ne sais rien de tout ça, répliqua le garçon, moi je ne fais qu’obéir aux ordres. Et puis elle faisait tout à moitié, j’étais obligé de repasser derrière elle et de tout refaire. Alors, bon débarras !
– C’est honteux, ce que tu dis, s’écria Esmine révoltée.
– Va donc soigner les malades ailleurs, riposta le garçon qui n’avait pas d’argument pour répondre à Esmine et qui devenait grossier.
– C’est exactement ce que je vais faire, dit Esmine.
– Partons, ajouta Filoche, nous n’avons plus rien à faire ici.
Debout sur le pas de la porte, la paysanne les attendait avec un panier de pommes. Un sourire radieux illuminait son visage, ce qui laissait deviner la fin de l’histoire.
– Après votre départ, expliqua la fermière, la vieille s’est levée et tout à coup, elle est tombée par terre, comme une pierre, morte. Alors voici vos fruits.
– Le mal l’avait totalement rongée, murmura Filoche.
– C’était un ver noir ? insista la fermière.
– Non, c’était sa nature. Elle souffrait de sa méchanceté et vous faisait payer ses douleurs par son aigreur. Vous voila débarrassée. Et nous devons partir vite maintenant. Merci pour les pommes.
– Les hommes et les enfants vont bientôt revenir des champs, poursuivit la femme, ils m’aideront à préparer la sépulture. Merci encore.
Filoche et Esmine grimpèrent sur leurs montures et firent demi-tour. Elles passèrent le portail de la ferme et accélérèrent l’allure pour trouver Sasa. La jeune fille était à pied. Même si elle courait très vite, et c’était peu probable car elle avait l’air très fatiguée, elles pourraient la rejoindre facilement. Après avoir exploré les alentours, elle la retrouvèrent au creux d’un fossé, sous un gros buisson. Sa robe claire l’avait trahie. Esmine descendit de cheval et lui tendit la main.
– Viens Sasa, dit-elle, il est temps de rentrer à la maison.
– Je ne veux pas rentrer, balbutia Sasa dans un souffle. Laissez-moi tranquille.
– Nous veillerons à ce que Dee Dee ne te torture plus, poursuivit Filoche. Elle sera bien punie une fois que nous serons de retour. Nous avions privilégié ta recherche avant de mettre les choses au point avec elle.
Epuisée de fatigue et peut-être affamée, Sasa s’écroula sur le sol et se mit à pleurer. Son petit corps était secoué de soubresauts et les larmes coulaient sur son visage. Esmine s’agenouilla près d’elle et entoura ses épaules de ses deux bras. La douleur de Sasa résonnait en elle. Elle ressentait la puissance du lien qui l’unissait à sa sœur. Mais la pensée qu’un cordon de même nature et de même force la soudait à Dee Dee la confondait. Comment pouvait-elle être en osmose avec une personne aussi aigrie et insupportable qu’Addora ?
– Pourquoi ne disais-tu rien ? chuchotait-elle à Sasa en se demandant qui elle était pour être trois personnes si différentes à la fois ? Est-ce qu’un jour Filoche pourrait lui expliquer ? Et pourquoi, malgré leur proximité, elle n’avait pas ressenti le désespoir de sa soeur ?
Les sanglots de Sasa redoublaient. Toute l’émotion qu’elle avait contenue se déversait, s’évacuait. Elles demeurèrent ainsi longtemps sans bouger. Filoche restait debout à côté des chevaux, Sasa était étendue dans la poussière, le visage baigné de larmes et Esmine s’était assise à côté d’elle et lui caressait les cheveux.
La journée touchait à sa fin. Filoche finit par dire qu’il était temps de rentrer. Elles se levèrent et grimpèrent sur les montures. Sasa s’assit derrière Esmine. Elles se remirent en route. Elles traversèrent les faubourgs d’Astarax et allèrent une dernière fois admirer la splendeur de la mer. Elles marchèrent sur la plage au soleil couchant. Puis, le coeur lourd, elles prirent le chemin de la ruelle et arrivèrent devant le portail de la maison prison.
A leur arrivée, les lourds battants s’écartèrent et elles pénétrèrent dans la cour carrée pavée. Derrière elles, les portes se refermèrent avec un bruit sourd. Alix, Dee Dee et Barnazon étaient debout devant elles.
– Nous vous attendions plus tôt, dit Alix d’un ton glacial. Vous avez traîné en chemin, comme je le pensais. Quant à toi, Sasa, tu m’as fait une belle frayeur. J’espère que tu ne recommenceras jamais.
– Quelle menteuse ! pensa Filoche. Elle est trop heureuse que les choses se terminent bien sans qu’elle ait même levé le petit doigt. Enfin peu importe, j’ai les bons livres pour Esmine. Et je vais m’occuper davantage des filles. Finalement, cette aventure a été un mal pour un bien.