Chapitre 12

Désireux de réussir leur mission, Déodat et ses deux compagnons marchaient sur des sentiers tortueux à un rythme soutenu. Ils parcouraient de longues distances chaque jour. Cependant, Déodat était loin d’être satisfait. Il regardait fréquemment la boussole et se rendait compte qu’ils n’allaient jamais dans la bonne direction. A cause de la chaîne de montagnes qu’ils contournaient, ils avançaient le plus souvent dans le mauvais sens et s’éloignaient forcément de leur destination. Il était même devenu difficile de localiser leur position sur la carte. En réalité, malgré toute sa bonne volonté, Déodat ne savait plus du tout où ils se trouvaient.

 

Après quelque temps, il dut admettre qu’il n’y avait qu’une solution pour reprendre au plus vite le chemin de Skajja. Il leur fallait franchir les montagnes en suivant la direction du nord. En arrivant de l’autre côté, ils croiseraient forcément une route qui serait indiquée sur la carte. Ils pourraient alors se repérer. Mais auparavant, il leur faudrait escalader des contreforts rocheux, passer des cols entre des pics acérés, cheminer au milieu des sapins et des épicéas sans aucune visibilité, et se retrouver en altitude dans la neige et le froid. Aucune de ces perspectives ne tentait Déodat. Mais il n’avait pas le choix, il le savait. Alors, le soir même, tandis qu’ils dînaient tous les trois autour du feu, il avoua à Zinq et à la mule qu’ils allaient modifier leur itinéraire. Il leur expliqua pourquoi il avait changé d’avis. S’ils continuaient à se tromper, ils n’arriveraient jamais à Skajja.

 

Les animaux ne se prononcèrent pas. Ils étaient bien incapables de s’exprimer pour approuver ou dénigrer les arguments de Déodat. Celui-ci devait décider seul. C’était difficile. Déodat n’avait jamais eu beaucoup d’initiatives à prendre dans sa vie. D’autres avaient souvent arbitré pour lui. Il regarda le loup et la mule. Spyridon n’avait que ses yeux pour parler, et ce soir, ses yeux ne disaient rien à la lueur du feu de bois. Quant à la mule, elle paissait l’herbe de la clairière tranquillement sans se préoccuper de son avenir.

 

Les animaux ne craignaient pas la montagne. Ils ne redoutaient pas les efforts. Déodat se faisait du souci pour rien. Le lendemain à l’aube, Zinq et la mule étaient prêts à le suivre comme tous les matins. Déodat enfourcha le dos de la monture et ils se mirent à trotter sur une piste à peine tracée. Dès le départ, le sentier s’éleva sur un talus escarpé. En peu de temps, ils prirent de l’altitude. Il faisait frais. La température était plus supportable qu’en plaine. Pour se diriger vers le nord, il fallait continuer à escalader des pentes raides.  

 

Au soir du premier jour, ils atteignirent un plateau parcouru par un vent glacial. Ils se mirent à l’abri au cœur d’un bouquet de sapins. Déodat alluma un petit feu pour se réchauffer et s’assit en se frottant les mains. Zinq se coucha près de lui. La mule, débarrassée de son fardeau, cherchait aux alentours la meilleure herbe pour brouter. 

 

– Ah ! Je suis fatigué, Spyridon, soupira Déodat. Enfin, Zinq. Une pensée me trotte dans la tête quand je marche et que j’essaie de garder le rythme. Je t’ai donné un nom de loup, mais la mule n’en a jamais eu. Il lui en faut un à elle aussi. Je ne peux plus simplement  dire ‘la mule’. Elle est une véritable compagne de notre voyage, elle a droit à sa propre identité. Voyons, comment vais-je l’appeler ? … réfléchissons … hum, j’ai bien une idée ! Mais qu'en penses-tu Zinq ? Callixte ! Ça lui va parfaitement ! Non ?

 

Zinq et la mule se moquaient bien de ces considérations. Callixte contInuait à paître paisiblement. Déodat se leva et alla caresser les flancs de l’animal. Il posa sa tête sur le corps chaud. Elle tourna la tête et toucha le front de Déodat de son museau humide. Elle avait de bons yeux doux et de magnifiques oreilles soyeuses. 

 

– Callixte, ma vieille amie ! s’écria-t-il. Nous en avons fait du chemin ensemble, depuis toutes ces années. Et tu es toujours vaillante ! Bien plus que moi. Et je viens seulement de te donner un nom. J’aurais dû le faire depuis longtemps. Pardonne-moi.

 

Déodat était épuisé. Il revint s’asseoir près du feu. Il n’eut pas la force de préparer à dîner. Il s’allongea et s’endormit aussitôt tout habillé contre Zinq. Il se mit à rêver. Le vent qui tournoyait autour des sapins noirs ne le réveilla pas. La chaleur du ventre du loup faisait comme une bouillotte confortable. Il se sentait bien dans son sommeil, en sécurité. Si Spyridon réalisa ce qui se passait, il n’émit aucun commentaire ni aucun grognement. Mais il veilla son maître pendant qu’il était assoupi.

 

Le jeune sorcier était en plein songe. Il se voyait revenir dans la maison de Phaïssans. Pas celle de ses parents qui l’avaient rejeté, mais celle de Filoche qui l’avait accueilli. Il y était retourné peu de temps auparavant. Mais il n’avait pas reconnu la petite chaumière où il faisait bon vivre avec la sorcière. La maison avait été pillée et vandalisée. Elle était vide, sans âme. Bien sûr il avait pu descendre dans la cave secrète et récupérer beaucoup de choses. Mais la masure avait perdu son charme. Dans son rêve, il la retrouvait telle qu’elle avait été quand Filoche l’avait recueilli. Il pénétrait dans la pièce principale. Un bon feu crépitait dans la cheminée et une soupe à l’odeur appétissante cuisait dans le chaudron. Filoche était une sorcière, mais elle savait bien vivre et bien manger. Sur la table, une grosse miche de pain avoisinait une cruche de bière et une assiette de fromages. Il y avait aussi des noix et des châtaignes. Filoche posait des gamelles et des godets sur le bois brut. Déodat promena sa main sur la surface rêche. Les souvenirs lui revenaient soudain tandis qu’il  touchait les planches rugueuses. Filoche lui demanda d’aller dans le verger cueillir des fruits. Pour compléter le repas et faire des confitures pour l’hiver. Obéissant sans discuter à la sorcière, Déodat prit un seau et sortit dans le jardin. Il cueillit tant et tant de pommes et de poires que le seau aurait dû déborder. Néanmoins, il y avait toujours de la place. La récolte lui prit des heures. Quand enfin il se décida à rentrer, il mourait de faim. Mais la maison était vide. Le temps s’était écoulé sans qu’il s’en aperçoive. Et l’époque avait changé. Rien ne semblait plus pareil. Filoche était là, toute échevelée. Elle était devenue très vieille et avait les cheveux blancs. Elle le dévisageait sans le reconnaître et tournait en rond autour de la pièce.

 

– Je sais que les yeux d’Alix sont partout ! criait-elle en levant les bras.

 

Ne sachant comment interpréter ces bouleversements, Déodat alla s’étendre sur sa couche. Celle-ci était devenue quelques poignées de paille posées à même le sol. Il était en pleine confusion. Il regarda en l’air entre les poutres du plafond. Il se demanda pourquoi les carrés qui délimitaient les interstices se mettaient soudain à changer de place. Il essaya d’appeler Filoche pour qu’elle lui explique ce phénomène, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il délirait complètement. Il tourna la tête et vit que Filoche avait disparu. Alors, totalement paniqué, il se leva et sortit dehors en courant.  Il n’était plus dans la chaumière. Il se trouvait dans la cour de la maison fortifiée d’Alix. Cette demeure grise ressemblait à une prison. La vieille sorcière était debout devant lui. Elle se moquait ouvertement de lui. Derrière elle, il voyait son père et sa mère qui le conspuaient. 

 

Il eut si peur de cette horrible femme grimaçante et de ses parents hostiles qu’il s’éveilla enfin de son hallucination. Il haletait. Il se redressa d’un bond. Quand il vit Zinq près de lui qui le regardait de ses bons yeux et approchait son museau pour quémander une caresse, il se mit à rire.

 

– Oh Zinq ! s’exclama-t-il, j’ai fait un horrible cauchemar. Pendant tout ce temps, tu étais là, mon ami. Quel soulagement de te voir !

 

Déodat enfonça sa tête dans la fourrure de l’animal et lissa les longs poils entre ses doigts. Il faisait encore nuit noire et il était bien fatigué. Après quelques minutes, il s’écroula sur le sol et se rendormit. Zinq posa sa tête sur ses pattes avant et ferma les yeux à demi. 

 

Au petit matin, une légère bruine se mit à tomber. L’air avait fraîchi pendant la nuit. D’épais nuages noirs et menaçants approchaient du campement. Ils avançaient comme des gros rouleaux, poussés par un vent polaire. Ils étaient porteurs de neige. Bientôt les gouttelettes se transformèrent en flocons glacés. Les petites pointes gelées tambourinèrent sur le visage de Déodat qui somnolait encore. Hébété, il ouvrit les yeux. Il avait bien dormi cette fois, sans faire de cauchemar. Encore à moitié engourdi, il bailla à s’en décrocher la mâchoire. Les minces particules forcissaient rapidement. Elles devenaient des boules de neige dure.  

 

– Ouh ! s’écria-t-il en sursautant, le temps a changé très vite. Nous devons courir pour nous mettre à l’abri de cette tempête. 

 

Il se leva, ramassa ses maigres affaires, éparpilla ce qui restait visible du feu sous le fin tapis blanc et sauta sur le dos de Callixte. La mule creusa ses reins pour protester mais se mit à avancer. Zinq marchait devant. La pluie de flocons s’intensifiait. Soudain, ils ne virent plus rien devant eux. Les bourrasques poudreuses changeaient sans cesse de direction. Leur clarté les aveuglait. Vérifiant qu’ils se dirigeaient bien vers le nord grâce à la boussole, Déodat se baissait et rassurait Callixte en caressant son encolure. L’averse de neige était si drue que le sol se couvrit rapidement d’une couche molle. Déodat dut descendre de sa monture et poursuivre à pied. Il tenait Callixte par la longe pour qu’elle ne s’égare pas. Zinq les précédait. Déodat ne voyait que sa fourrure sombre couverte de poussière blanche. Le loup montrait la voie. Les sapins autour d’eux avaient désormais des allures fantomatiques sous leur manteau gris. Puis toutes les formes disparurent dans le brouillard blanc. 

 

Une haute falaise rocheuse apparut soudain devant eux. Elle se matérialisa au dernier moment. Elle semblait infranchissable. Il était impossible de continuer tout droit vers le nord. Déodat choisit d’obliquer vers la droite. Ils longèrent la paroi abrupte pendant un moment. Ils étaient face au vent. Les rafales de flocons les transperçaient. Ils se courbèrent davantage pour avancer malgré la tempête. Après un quart d’heure de marche pénible, ils se retrouvèrent dans un cirque rocheux. Autour d’eux, les murs de pierre se dressaient à la verticale. Ils ne pouvaient pas aller plus loin. Leurs extrémités étaient gelées. Déodat ne sentait plus ni ses pieds ni ses mains. Son visage était brûlant de fièvre, et son nez glacé par le froid. Faute d’une autre alternative, il se résolut à rebrousser chemin. Mais devant lui, Zinq poussa un hurlement qui couvrit le bruit du vent. Déodat avança jusqu’au rocher au-delà duquel le loup avait disparu. Derrière, il aperçut une ouverture dans la paroi. Une grotte providentielle ! Un véritable miracle ! Ils allaient pouvoir se mettre à l’abri du blizzard. Déodat n’était pas certain qu’ils auraient pu survivre beaucoup plus longtemps aux assauts sauvages de la nature. 

 

Attirant Callixte vers lui, il se glissa avec elle entre les pierres qui masquaient l’entrée. Il se faufila à l’intérieur de la caverne où Zinq s’était déjà réfugié. 

 

– Quelle chance ! s’écria Déodat ! C’est inespéré. Ici, nous sommes protégés de la tempête. Nous allons pouvoir nous sécher, nous réchauffer, et nous reposer.    

 

Le vent sifflait puissamment au dehors. Parfois une bourrasque se glissait à travers la fente de la paroi rocheuse. Elle apportait avec elle des nuées de flocons qui retombaient éparpillés sur le sol.  La caverne était voûtée, assez vaste et profonde. Mais elle ne constituait pas un abri confortable. Il y faisait froid et humide. La clarté venue de l’extérieur trouait l’intérieur d’un rai de lumière blanche. Le reste de la de la cavité rocheuse était plongé dans l’obscurité. L’acoustique était étrange, presque parfaite. Quand Zinq se trouvait à un bout de la grotte, à l’opposé, Déodat entendait le loup respirer comme s’il était à côté de lui. Après leur périple éprouvant dans la tempête de neige, les voyageurs avaient besoin de se reposer. Ils cherchèrent à tâtons un coin calme dans le fond, loin des attaques mordantes des rafales. Ils découvrirent une anfractuosité sèche dont le sol était sablonneux. Ils s’arrêtèrent pour établir leur campement.

 

De sa besace magique, Déodat extirpa quelques branches pour faire un feu, et de la paille pour Callixte. Bientôt, ils s’installèrent autour du petit brasero qui éclairait l’intérieur de la caverne d’une lueur tremblotante. Ils se réchauffèrent à la chaleur de la minuscule flamme. Déodat frotta ses mains et ses pieds gelés avec un onguent de Filoche. 

 

Quand il se sentit ragaillardi, Zinq sortit quelques minutes pour se chercher une proie. Déodat fit cuire au fond de la marmite quelques herbes et racines dans de la neige fondue. La journée avait été rude. Après le repas, il s’étendit sur le sol et s’assoupit. Zinq le rejoignit un peu plus tard, rassasié. Callixte s’était couchée de tout son long sur le sable, après avoir mangé une poignée de foin.

 

La sieste fut relativement calme, du moins au début. Puis des sons bizarres résonnèrent dans la grotte. Leurs fréquences étaient basses et paraissaient lointaines. Tant que les bourdonnements furent à peine audibles, ils ne perturbèrent pas le sommeil des voyageurs profondément endormis. Mais soudain, un grincement strident les tira de leur sommeil. Ils s’éveillèrent brusquement tous les trois en même temps. Le bruit ressemblait à un cri déchirant, ou à l’ouverture d’une porte dont les gonds n'auraient pas été pas graissés. Le raclage fut suivi de souffles rauques, semblables à un halètement. Puis il y eut un frottement sourd et des claquements. Les voyageurs restaient muets, à l’écoute des sons inquiétants qui leur parvenaient.

 

– Que se passe-t-il ici ? murmura Déodat qui commençait à s’alarmer.

 

Il se dit aussitôt que ce lieu qui les avait sauvés de la tempête n’était peut-être pas aussi protecteur et calme qu’il en avait l’air. Au même instant, un vacarme épouvantable résonna dans toute la grotte. Une avalanche de pierres s’écroula à l’extérieur et vint obstruer l’entrée de la caverne. La fente fut complètement bouchée. Plus aucun souffle d’air ni clarté ne parvinrent du dehors. Seule la lueur du brasero éclairait encore la cavité souterraine. Le refuge si accueillant au départ était désormais devenu un espace totalement clos, sans porte de sortie. Déodat se demanda si l’air allait se raréfier et l’atmosphère devenir irrespirable ? Il fallait réagir et vite. 

 

Il se leva en bondissant sur ses jambes. Fouillant dans sa besace à la recherche d’une idée, il trouva une torche qu’il alluma à la flamme du brasero. Aussitôt la grotte s'illumina. 

 

Immobiles sur leurs pattes, Zinq et Callixte le regardaient. Ils attendaient qu’il prenne une initiative. Déodat ne savait pas quoi faire. Les sons se rapprochaient et ils étaient effrayants. Il se demanda si l’éboulement avait été intentionnel pour les emprisonner. Ils s’étaient jetés la tête la première dans un piège dont ils ne pourraient pas sortir. Sans conviction, il se mit à faire le tour de la caverne en cherchant une solution à leur situation. Il tâtait les parois rocheuses et regardait de tous côtés. 

 

Alors qu’il commençait à désespérer, ses doigts rencontrèrent une fissure. Il se trouvait devant un amas de rocs. La fente était à demi masquée par un repli de la roche. Il ne l’avait pas vue auparavant car la grotte était trop faiblement éclairée par le brasero. Il glissa la main à l’intérieur de la fissure et sentit un courant d’air moite. Sans trop savoir pourquoi, il se mit à tirer sur la pierre. C’était imprudent car il aurait pu provoquer une chute de gravats. Mais il ne réfléchissait plus. Il eut de la chance. La roche bougea légèrement. Elle se désolidarisa de la paroi et lui resta dans la main, laissant un trou noir au-delà. Déodat attrapa une autre pierre et tenta de la retirer. Il allait devoir procéder délicatement pour ôter les blocs dans le bon ordre et éviter l’écroulement. Derrière, il trouverait peut-être la solution qu’il cherchait.

 

Prenant son courage à deux mains, il ficha la torche dans une anfractuosité pour bien s’éclairer. Zinq et Callixte l’observaient avec attention. Déodat commença à retirer les pierres une à une. Il s’assurait à chaque fois que l’équilibre global était maintenu. Il lui faudrait du temps pour atteindre son objectif. La torche magique brûlait et dégageait une odeur de brûlé, mais elle ne se consumait pas. Heureusement, de l’air filtrait depuis la trouée qu’il avait amorcée. Ils pouvaient respirer. Les sons inquiétants continuaient à résonner. Les frottements, les coups sourds et les soupirs rauques s’amplifiaient.  

 

Petit à petit, Déodat réussit à déblayer une ouverture. Il devait encore l’agrandir suffisamment pour que Callixte puisse passer. Il continua encore et encore. Ses mains étaient écorchées et ensanglantées. Il était épuisé. Mais il travaillait avec acharnement et n’aurait abandonné sous aucun prétexte. 

 

Quand la fente fut suffisamment large et haute pour que Callixte puisse s’y glisser, il s’arrêta. Il était à bout de forces. Il s’approcha des animaux et leur dit qu’ils devaient manger et se reposer avant de partir. Il essuya ses mains dans le sable et raviva le brasero. Il restait un fond de nourriture dans la marmite. Il la réchauffa. Callixte avait laissé un peu de foin qu’elle termina. Déodat partagea sa soupe avec Zinq. Les bruits se rapprochaient encore mais les voyageurs n’y prêtaient plus attention. Après le maigre repas, Déodat s’allongea sur le sable et s’endormit pour une petite sieste. Zinq monta la garde. Aucune alerte ne perturba le sommeil du sorcier. 

 

Quand il s’éveilla, les sons étranges semblaient tout proches. Il y avait de l’écho dans les galeries qui s’ouvraient derrière la trouée, ce qui expliquait peut-être ce ressenti. Ils se préparèrent pour leur nouvelle odyssée. Déodat ramassa tout ce qui traînait sur le sol et accrocha le sac sur le dos de Callixte. Il jeta sa besace sur son épaule et saisit le flambeau magique qui ne s’éteignait jamais. Puis ils s’élancèrent. Un peu fébriles, ils passèrent sous l’arche de pierre et se retrouvèrent au carrefour d’un dédale de tunnels. Certains paraissaient avoir été creusés par l’érosion de l’eau. Ils étaient tortueux et rugueux. D’autres étaient étrangement lisses et droits. Déodat s’aperçut grâce à la lumière de la torche qu’ils se croisaient sans aucune logique. 

 

Les galeries accidentées avaient l’air plus familières, les voyageurs s’engagèrent dans l’une d’elles. La boussole indiquait le nord. Les sons allaient et venaient autour d’eux sans que Déodat ne sache dire d’où ils provenaient. Ils se réverbéraient sur les parois rocheuses. L’atmosphère était terriblement oppressante et humide. Il régnait une chaleur torride dans les tunnels. L’eau qui suintait sur les pierres se transformait en vapeur d’eau. Ils furent bientôt trempés. La fourrure de Zinq dégoulinait autour de lui. Callixte respirait mal et avançait avec difficulté. Quant à Déodat, il avait retiré son manteau et marchait devant en manches de chemise. 

 

– Suivre toujours le nord, murmurait-il pour se donner du courage. Cela nous évitera de nous perdre ou de tourner en rond. Nous réussirons bien à trouver un moyen de sortir de ce labyrinthe.

 

Ils parcoururent de nombreux corridors. Chacun d’eux était relativement court. Parfois, ils étaient obligés d’obliquer dans un tunnel lisse pour maintenir leur direction. Les bruits étaient indistincts, flous. Ils tournoyaient autour d’eux comme des rubans. Ils ne savaient pas depuis combien de temps ils essayaient de progresser dans cette incertitude. Ils avaient besoin de se reposer mais rien ne les aurait fait arrêter leur course. Il semblait à Déodat que s’ils s’immobilisaient, ils ne repartiraient jamais. 

 

Et soudain, les sons devinrent plus clairs. Le frottement était net, les coups secs et le halètement tout proche. Ils se trouvèrent au détour d’un virage face à un énorme ver blanc. Le corps mou du monstre était composé d’anneaux tous identiques, et sa tête dotée de tentacules. L’extrémité des appendices était constituée d’une matière dure. Lorsqu’il les agitait, les embouts heurtaient la paroi comme des coups de marteau. L’animal se mouvait en se contorsionnant difficilement. Il transpirait et un liquide visqueux dégoulinait sur sa peau. Ce fluide l’aidait à glisser le long des tunnels. Il aurait même pu nager s’il y avait eu suffisamment d’eau sur le sol. Une odeur pestilentielle s’échappait de sa chair immonde. Il n’avait pas d’yeux et se dirigeait probablement grâce à son ouïe. Elle était située sur l’excroissance au bout de la tête qui ressemblait à un gros nez. Il avait parfaitement entendu  les voyageurs depuis leur entrée dans le tunnel, voire dans la grotte, et suivait tous leurs leurs déplacements.

 

Brusquement, le ver mit ses tentacules en marche. Sa tête se mit à tourner à toute vitesse comme s’il avait un cou. Les appendices s’élevèrent devant lui, mus par une force inconnue. Leurs extrémités se mirent à araser la roche. La poussière retombait derrière lui et se mêlait à la vapeur d’eau. L’animal creusait un peu plus le tunnel devant eux. Il faisait une démonstration de son pouvoir. Déodat et ses compagnons reculèrent. Le ver s’arrêta. Il faisait des gestes explicites avec son nez et ses tentacules. Déodat comprit qu’il leur demandait de le suivre.

 

Déodat tourna la tête vers Zinq. Leurs regards se croisèrent. Étrangement, ils se comprirent sans échanger un mot.

 

– Il n’est peut-être pas méchant, disaient les yeux de Déodat.

– Méfie-toi, avertissaient ceux de Zinq. 

– Je crois qu’il veut nous aider à sortir, insistait Déodat.

– Les vers sont d’insatiables tubes digestifs, répondait Zinq. Ils mangent sans cesse. Il nous dévorera tous et toi le premier.

– Il faut tenter notre chance, conclurent les yeux de Déodat.

 

Il s’avança vers le ver.

 

– Nous te suivons, dit-il à haute voix en réponse aux mouvements des tentacules.

 

Aussitôt le monstre se retourna souplement malgré son énorme corps mou. Les visiteurs se mirent en marche derrière lui. L’arrière-train du monstre se balançait à droite et à gauche devant eux. 

 

– Où nous emmène-t-il, se demandait Déodat. Il veut nous avaler … Ce serait trop compliqué pour lui de le faire dans un tunnel. Il va nous mener dans un piège. Une fois tombé dedans, nous ne pourrons pas nous en sortir. Nous devons lui fausser compagnie avant. Mais il connaît son labyrinthe dans les moindres détails. Et il est rapide … 

 

Déodat essayait de réfléchir. Toutes ses idées se mélangeaient dans sa tête sans qu’aucune ne lui paraisse pertinente. Le sol du tunnel se mit à descendre brusquement puis redevint plat. Le niveau de l’eau monta jusqu’à ses genoux. Le gros ver se mit à nager. Il se tortillait et avançait sans ralentir. 

 

– Et s’il se noyait ? songeait Déodat. Mais non, c’est idiot. Il n’irait jamais dans un endroit dangereux pour lui. Non, ce qui serait plus probable, c’est qu’il ne puisse pas se déplacer si le sol est sec. Il a besoin d’un fluide pour glisser. Alors si nous trouvions une galerie qui monte … peut-être que nous pourrions le semer. 

 

Déodat marcha derrière le ver encore quelques instants. Puis au croisement suivant, il bifurqua, entraînant derrière lui Zinq et Callixte. Le ver faisait tant de bruit pour se déplacer qu’il ne s’aperçut pas tout de suite de la disparition de ses futures proies. Sans plus se préoccuper d’aller vers le nord, Déodat accéléra l’allure. Dès qu’il trouva un tunnel qui remontait, il l’emprunta, Zinq et Callixte sur ses talons. Ils sortirent les pieds de l’eau. Déodat empruntait systématiquement les galeries dont les pentes étaient ascendantes. Ils entendirent bientôt derrière eux le souffle rauque, les bruits sourds et les frottements du ver. qui les poursuivait. 

 

– Plus vite, murmura Déodat.

 

Enfin, après avoir escaladé plusieurs niveaux, ils parvinrent dans des tunnels où ne coulait pas d’eau. Le sol était complètement sec et les parois rugueuses. Ces galeries avaient été creusées par l’eau et non pas par le monstre. Derrière eux, le ver se déplaçait de plus en plus lentement. Sans substance fluidifiante, il ne réussissait plus à avancer. Alors il poussa un cri de frustration déchirant qui retentit dans tout le labyrinthe. C’était un hurlement assourdissant dont l’écho ricocha pendant des minutes et des minutes. Déodat s’aperçut alors qu’il avait plus de mal à lever les jambes. Bien qu’il mit toute son énergie pour marcher, il ralentissait. Zinq et Callixte avaient aussi réduit leur allure. Par ses gémissements répétés en cascade, le monstre essayait de les engourdir. Si les voyageurs s’étaient trouvés plus près de lui, il aurait pu les paralyser. 

 

– Il ne peut pas venir ici, il ne peut plus nous rejoindre, soupira Déodat. Il nous faut chercher une sortie maintenant. Et ne plus jamais redescendre. Car il nous attendrait. 

 

Ils continuèrent à grimper lentement dans les galeries souterraines. Petit à petit l’influence négative du monstre ne les atteignit plus. Ils purent avancer normalement. Ils n’avaient ni mangé ni bu, ni se s’étaient reposés depuis des heures. Ils tombaient de fatigue. Mais ils devaient sortir de ce labyrinthe. Ils ne s’arrêtèrent pas. Ils ne voulaient pas risquer de rencontrer une autre créature monstrueuse ou même de recroiser le ver blanc. 

 

Le nombre de croisements et de couloirs s’était raréfié. Désormais, il n’y avait plus qu’un tunnel qui montait tout droit. Après une ascension interminable, ils atteignirent enfin un palier. Celui-ci s’ouvrait sur une immense caverne au sol plat. Le plafond très élevé était soutenu par de hautes colonnes fines. Au centre de la salle, se trouvait un trou circulaire creusé à même la roche, garni de gradins étagés. Au-dessus, la voûte s’arrondissait comme une coupole. Elle était peinte en or et couverte de caractères runiques à moitié effacés et illisibles. La lumière de la torche jetait des éclats sur la surface dorée. 

 

– Des gens se réunissaient ici, murmura Déodat avec soulagement. Il y a très longtemps. Mais cela veut dire qu’ils entraient dans cette caverne. Nous allons trouver une sortie. 

 

Ils firent le tour de la grotte. Des cavités profondes avaient été percées dans l’épaisseur de la montagne. Elles se répartissaient sans ordre précis, de haut en bas de la paroi. Certaines étaient scellées par des pierres gravées de runes. Déodat n’avait jamais vu de caractères si anciens. Il était incapable de déchiffrer une seule inscription. Mais il comprit la nature du lieu où ils se trouvaient. C’était une nécropole dont l’existence devait remonter à des temps immémoriaux. Dans la caverne, les sépultures étaient à l’abri de pilleurs de tombes ou de charognards. Enfermer les morts les empêchaient de renaître. Déodat frissonna à cette pensée. Qui étaient ces gens qui avaient pris tant de soins pour dissimuler leurs défunts ? Si leurs descendants vivaient toujours, continuaient-ils à suivre des rites antiques initiés depuis la nuit des temps ? Quel était le risque de se faire surprendre par eux pendant qu’ils étaient là ? Déodat était fatigué. Il décida de ne pas se poser de questions inutiles. Cet endroit n’avait plus été visité depuis des siècles. Son unique objectif était de quitter la crypte. 

 

Poursuivant leur exploration, ils découvrirent enfin une porte de pierre. Ses contours étaient à peine visibles dans l’épaisseur de la roche, mais elle existait bel et bien. Cependant, elle était close. C’était une nouvelle déception. Il devait exister un mécanisme pour l’ouvrir, mais Déodat n’avait plus le courage de chercher. Il avait envie de manger et de dormir. Il s’arrêta et posa son sac par terre. 

 

La température était douce dans la grotte. Déodat s’assit sur un rocher près de la porte et fouilla dans sa besace. Il sortit des biscuits de Filoche qu’il partagea avec Zinq. Il piocha une poignée de foin qu’il donna à Callixte. Puis ils s’étendirent par terre et s’endormirent. Ils n’avaient plus vu la lumière naturelle depuis des jours. Ils ne savaient pas si c’était le matin ou le soir, mais cela leur importait peu. Leur sommeil dura longtemps. Dans le calme et le silence de la caverne mystérieuse, des ombres du passé se mouvaient. Elles apaisaient les âmes en les nourrissant de bonnes pensées. 

 

Les voyageurs rêvaient. Allongé sur le dos, Zinq remuait ses pattes en l’air. Callixte s’était couchée sur le flanc et agitait ses membres vigoureusement. Déodat ne fit pas de cauchemars. Il se souvenait du voyage en carriole avec Filoche et de la petite Esmine qui se triplait. Elle était si mignonne avec ses joues roses et ses yeux brillants. Il revoyait Guillemine, si belle et si malade, cachée sous son voile de transparence. Ces moments avaient représenté un bouleversement total dans sa vie si monotone. Jamais il ne pourrait revivre une existence immobile comme à Phaïssans. Il avait maintenant le goût de l’aventure. Il sourit dans son sommeil. Sa main bougea inconsciemment et vint caresser la fourrure chaude de Zinq. Le loup poussa un soupir d’aise. On entendait dans la grande caverne résonner les souffles et les ronflements des dormeurs épuisés par leur long périple. 

 

Alors les spectres anciens sortirent des tombes. Ils portaient des linceuls blancs fluides qui couvraient leurs squelettes. Leurs pieds ne touchaient pas le sol mais le bas de leurs vêtements traînait par terre. Ils se promenaient sans but dans la grotte. Ils allaient et venaient dans toutes les directions. A chacun de leurs passages, ils se penchaient par-dessus les voyageurs pour les contempler. Puis ils s’arrêtaient devant la torche magique, intrigués. Ils n’avaient pas revu de lumière depuis des siècles. Ils n’étaient que des émanations d’autrefois, des âmes tristes qui n’avaient jamais trouvé le repos. Les runes du plafond et des pierres gravées racontaient leur histoire, mais nul ne serait plus jamais capable de les déchiffrer. Ils étaient des regrets éternels, des êtres qui avaient vécu à une époque que le reste de l’univers avait oubliée. Ils avaient été emprisonnés dans cette grotte pour l’éternité, car plus personne ne voulait les revoir. L’air dans la grotte se chargea petit à petit de leurs pensées amères et de leurs souvenirs cruels. Il devint lourd et presque palpable. Quand les fantômes eurent fini d’exhaler leurs rancœurs, ils cessèrent de tourner autour des dormeurs. Ils s’éloignèrent et s’évaporèrent dans l’atmosphère pesante de la caverne. Certains se dirigèrent vers le tunnel d’où étaient sortis les voyageurs. Bientôt, plus rien ne vibra dans la grande salle déserte.     

 

Le temps passa. Puis les ombres du passé ressurgirent. Elles revenaient du néant où elles avaient erré. Ou bien de l’enfer dont on leur avait refusé l’entrée. Elles n’étaient plus silencieuses. Elles gémissaient doucement. Elles semblaient perclues de douleurs. Elles se tordaient comme pour échapper à l’emprise terrible de la matière qu’elles avaient créée et qui les emprisonnait. Elles déambulèrent encore lentement, un peu au hasard, comme si elles cherchaient à gagner du temps, chuchotèrent quelques paroles inaudibles aux oreilles des dormeurs, et enfin regagnèrent leurs tombes. La pesanteur de l'environnement s’atténua progressivement. L’air de la grotte devint plus respirable. Un souffle frais circula dans la grande salle abandonnée. 

 

À leur tour, les voyageurs s’éveillèrent. Leur longue inconscience leur avait porté conseil. Déodat se leva. A ses pieds, il aperçut une bague sans éclat qui gisait dans la poussière. Il la ramassa et la glissa machinalement dans l’une de ses poches en l’oubliant aussitôt.

 

Sans le savoir, il avait été inspiré par les balbutiements des spectres qui lui avaient donné la solution. Il se dirigea sans hésiter vers la porte encastrée dans le mur de pierre. Il trouva presque tout de suite le mécanisme d’ouverture. Il s’agissait d’une excroissance de la roche, située à hauteur d’homme. Il la fit simplement tourner comme une poignée et la paroi pivota, découvrant une large galerie au-delà. 

 

Aussitôt, il rassembla leurs affaires, ramassa la torche et donna l’ordre du départ. Callixte et Zinq le suivirent. Ils franchirent la porte qui se referma sans bruit derrière eux. Le flambeau éclairait le tunnel devant eux. Ils avancèrent précautionneusement. 

 

Le sol était plat, composé de dalles de roche usées et lisses. Au-dessus de leur tête, la voûte s’arrondissait. Ils dérangèrent des chauves-souris qui s’envolèrent à tire-d’aile. Brusquement, la torche s’éteignit, comme si un courant d’air avait soufflé la flamme. Déodat restait méfiant. Il relança le sort d’allumage du flambeau. La petite lueur apparut mais elle éclairait mal. Elle n’arrivait plus à prendre de l’ampleur et à illuminer les alentours.

 

– Un maléfice est en activité par ici, songea Déodat. Nous devons être vigilants, plus que de coutume.

 

Il se plaça en tête et marcha très lentement. Bien lui en pris, car au bout de quelques pas, il s’arrêta devant une fosse profonde qui coupait le chemin. Comment faire pour traverser ce piège ? 

 

Empli de sagesse grâce aux recommandations des spectres, Déodat intima à Zinq et Callixte de rester immobiles. Lui-même recula de quelques pas et chercha un mécanisme sur les parois autour. Il ne tarda pas à découvrir une nouvelle poignée qu’il tourna. Une porte dérobée s’ouvrit dans la roche et ils avancèrent dans le tunnel ainsi apparu. C’était un couloir creusé en arc de cercle qui contournait la fosse. Le battant de pierre se referma derrière eux et un autre s’ouvrit devant eux. ils se retrouvèrent sains et saufs de l’autre côté du précipice. La torche se remit à flamboyer.  

 

Ils continuèrent, toujours sur leurs gardes. Ils parvinrent devant une herse. A nouveau, Déodat trouva une manette qui, lorsqu’il la poussa, releva la grille. Ils passèrent dessous sans encombre. Ils virent alors, très loin au bout de la galerie, une lueur qui vacillait. Ce devait être la lumière du jour. Enfin, ils allaient pouvoir sortir de ce calvaire. Mais ils perçurent alors le bruit d’une rivière souterraine qui coulait furieusement. Quand ils se furent suffisamment approchés, ils constatèrent que le flot traversait la galerie et leur coupait le chemin. Aucun pont ne surplombait le torrent impétueux. Il jaillissait à gauche de la galerie, sous la voûte rocheuse, et replongeait en dessous à droite. Il était impossible de le franchir. 

 

Tenter de le traverser était beaucoup trop dangereux. La vitesse du courant était telle qu’elle aurait précipité les fous audacieux contre le rocher et les aurait fracassés. Déodat s’arrêta une nouvelle fois devant cet obstacle. Décidément, la nécropole était bien protégée contre les intrus. Mais Déodat avait confiance en lui. Par deux fois déjà, il avait évité à ses compagnons et à lui-même de tomber dans les pièges tendus par les anciens. Il recula de quelques pas et trouva sur la paroi de gauche la poignée qu’il cherchait. Il la tourna. Comme il l’espérait, une porte secrète s’ouvrit dans la roche, découvrant un escalier creusé dans la pierre. Ce serait compliqué pour Callixte d’escalader les marches grossières. Mais Déodat rassura la mule en lui parlant à voix basse. Il la tint solidement par la longe. Ils grimpèrent lentement les degrés. Derrière eux, la porte se referma doucement. En haut, un couloir étroit partait tout droit et obliquait à son extrémité. Ils le suivirent en file indienne. Après le virage, ils aperçurent devant eux la lumière du dehors qui filtrait à travers un rideau de végétation. Arrivés à sa hauteur, Déodat écarta les branches mêlées de neige et d’aiguilles de sapins. Au-delà, le paysage de montagne se déployait à perte de vue. Ils parcoururent encore quelques pas et se retrouvèrent enfin à l’extérieur.   

 

Ils auraient pu danser de joie. Ils respiraient sans retenue l’air pur qui ne sentait pas le renfermé ni le moisi. Ils se trouvaient au cœur de la chaîne de montagnes. Tous les monts étaient couverts de neige. Mais les plus hauts pics se dressaient derrière eux. Tandis qu’ils cheminaient dans les cavernes souterraines, ils avaient dépassé la région des sommets vertigineux. Pour continuer vers le nord, ils devraient marcher dans la forêt de résineux qui s’étendait devant eux. 

 

Ils avaient affronté les pires difficultés, mais leur courage était récompensé. Ils se laissèrent tomber sur la neige. Elle venait probablement de tomber car elle était fraîche et poudreuse. Callixte et Zinq se roulaient dedans avec délectation pour nettoyer leur pelage de la poussière et des fluides malodorants. Déodat était plus mesuré. Il se dissimula derrière un sapin pour faire une toilette discrète. 

 

Lorsqu’il revint, il creusa à l’aide d’un petit outil trouvé dans sa besace un large trou pour la mule. Dessous, l’herbe était gelée mais Callixte la réchauffait de son souffle avant de la  brouter. Zinq avait disparu dans la nature à la recherche d’une proie. Il revint la truffe ensanglantée, un lapin dans sa gueule. 

 

Ils montèrent le campement à l’orée de la galerie d’où ils étaient sortis, à l’abri du vent. Des bourrasques de neige ne tardèrent pas à se lever. Bien au sec, Déodat alluma un petit feu dans le brasero et fit rôtir le petit animal. Après le repas, le soir tomba rapidement et ils s’étendirent sur le sol de pierre pour dormir. Plongeant ses mains dans ses poches, Déodat en ressortit l’un des petits carnets où il avait noté l’un de ses poèmes. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus écrit. Il soupira, rangea le cahier et, roulant la tête sur le côté, s’assoupit aussitôt.

 

Le froid et la lumière du jour naissant les réveillèrent. Ils se levèrent et terminèrent les restes du repas de la veille. Ils étaient prêts à partir. Quittant sans regret les lieux où ils avaient passé de si effroyables moments, ils s’éloignèrent sans même jeter un coup d'œil en arrière. Laissant les sommets élevés derrière eux, ils devaient désormais parcourir les contreforts en direction du nord. 

 

Un paysage de forêts sombres se déployait devant les voyageurs. Ils entrèrent sous le couvert des arbres. Le vent agitait les sapins couverts de neige, secouant les branches et provoquant des nuages de poudre blanche. La neige encore fraîche rendait la marche malaisée. Ils s’enfonçaient à chaque pas et devaient sans cesse lever les jambes ou les pattes pour avancer. Le ciel était d’un bleu vif et l’astre du jour brillait avec ardeur au-dessus du faîte des arbres. Lorsqu’ils descendaient dans les vallées, le sol était dur et glissant. Il faisait souvent glacial dans les gorges où les rayons du soleil ne parvenaient jamais. Quand ils remontaient sur les collines ou passaient des cols, ils retrouvaient la lumière et la chaleur du jour bienfaisante. Ils marchèrent toute la journée. Petit à petit, ils perdaient de l’altitude mais ils ne s’en rendaient pas compte. Quand le soir tomba, ils trouvèrent un petit coin entre deux rochers, à l’abri des rafales pour établir leur campement. 

 

Ils repartirent le lendemain matin à l’aube. Ils n’avaient plus besoin de contourner des falaises ou des pics. Ils pouvaient marcher presque tout droit et conserver la même direction. En fin d’après-midi, ils parvinrent devant un torrent tumultueux en bas d’une colline. Il était assez large et impossible à traverser à pied. Trouver un improbable gué ou le contourner n’était pas une option. Les flots charriaient des blocs de glace qui provenaient des hauteurs. De gros rochers affleuraient le long de la surface, provoquant des rapides où l’eau tourbillonnait et tombait en cascades. 

 

Les voyageurs s’arrêtèrent sur les berges boueuses. Déodat réfléchit quelques minutes et décida de construire un radeau. Tout autour, des troncs d’arbres et des grosses branches gisaient par terre. Certains n’avaient pas de bonnes dimensions d’autres étaient pourris, d’autres encore semblaient utilisables. Déodat inspecta les tronçons de bois et choisit les plus exploitables. À l’aide d’une hachette qu’il trouva dans la besace, il détacha les morceaux d’écorce, et trancha les rameaux qui dépassaient. Puis il traîna les rondins qu’il avait façonnés sur la rive, près du bord de l’eau. Il en aligna une dizaine. Il les assembla les uns contre les autres et les joignit grâce à une corde extirpée de la besace magique. La corde fine s’enroula facilement autour des grosses bûches qu’il serra et parvint à arrimer entre elles. Elles formèrent une épaisse planche de rondins, sous laquelle il fixa deux bûches perpendiculaires. Quand il eut fini de construire la minuscule embarcation, la nuit était tombée. La torche éclairait faiblement les alentours. 

 

Depuis leur arrivée, Callixte mangeait les rares feuilles et baies qui subsistaient sur les buissons environnants. Zinq avait rapporté un lapin. Déodat alluma un feu et cuisit la viande. Ils dévorèrent rapidement ce frugal repas et s’installèrent pour dormir. 

 

Ils s’éveillèrent aux premières lueurs du jour. Déodat avait conservé une grosse branche solide dont il avait taillé l’extrémité en pointe. Il comptait s’en servir comme d’un pieu qu’il plongerait dans l’eau de la rivière pour se diriger. Il ne connaissait rien à la science de la navigation, mais il devait tout oser pour accomplir sa mission. Avec une corde extraite de la besace qu’il noua entre deux rondins, il amara le radeau à un sapin puis le poussa dans l’eau.  

 

L’embarcation flotta. Il la laissa s’imprégner d’eau et se stabiliser. Le radeau dérivait et se cognait contre la rive, mais il ne coulait pas. Zinq s’était assis à côté de Déodat et observait les manoeuvres. Callixte s’était remise à manger tout ce qu’elle pouvait trouver de comestible.

 

Déodat n’avait pas une grande confiance dans sa construction. À la fin de la matinée, il se décida à grimper sur le radeau. Sous son poids, le frêle esquif s’enfonça profondément dans l’eau, mais les éléments qui le constituaient tinrent bon. Comment faire monter la mule qui était lourde et lui en même temps sur l’embarcation ? C’était impossible, ils couleraient tout de suite. Déodat dut se rendre à l’évidence. De rage, il lança le pieu sur la berge. Puis il leva la tête en l’air. Il s’aperçut que les branches basses des sapins étaient flexibles et qu’il pouvait attraper celles des arbres de la rive d’en face. En faisant légèrement avancer le radeau et en le coinçant entre deux rochers, il put saisir des rameaux. À l'aide d’une nouvelle corde trouvée dans l’inépuisable besace, il s’empressa de lier les branches des deux rives au-dessus de l’eau. Il tressa le bois et la corde le plus solidement qu’il put. Il fabriqua ainsi une sorte de rampe végétale qui allait d’une berge à l’autre, à laquelle il pouvait s’accrocher.

 

Avec précaution, il fit glisser le radeau le long de la rampe et laissa filer la corde d’amarrage. L’embarcation se détacha du bord. Déodat commença à guider la navigation en s’accrochant aux branches. En jouant avec la longueur de corde, il maintenait la planche de rondins dans la bonne direction. Quand Zinq vit Déodat s’éloigner, il sauta sur l’esquif et manqua de le faire couler en le déséquilibrant. Mais, profitant de son élan, il rebondit aussitôt sur la rive opposée, créant une nouvelle embardée du radeau. Celui-ci se mit à tanguer. Grâce à la vitesse déjà acquise, Déodat réussit tout de même à atteindre l’autre berge. Cependant, le problème du franchissement de la rivière n’était pas résolu, car Callixte était restée en face.

 

Déodat intima à Zinq de rester où il était. Il fit la traversée en sens inverse pour aller chercher la mule. Il tenta de faire monter Callixte sur le radeau, mais celle-ci rua et faillit le faire tomber par terre. Comme il avait lâché la longe, elle s’écarta du bord de la rivière et s’enfonça dans les buissons. Il fallut user de diplomatie. Déodat lui parla doucement pendant un moment avant qu’elle accepte de revenir au bord de l’eau. Finalement, il se décida à lui faire traverser la rivière dans l’eau. 

 

Debout à côté d’elle, il se pencha pour ramasser sa besace. Il accrocha la bandoulière sur son épaule, attrapa le sac qu’il cala sur le radeau. Tenant Callixte par la longe, il l’aida à descendre dans le torrent. La mule se raidit mais il réussit à la calmer en caressant son encolure. Puis il grimpa sur la planche et fit avancer l’embarcation en guidant Callixte. Tout se passa bien au début. Cependant, il était difficile pour lui de maîtriser à la fois le radeau, la rampe et la mule. Celle-ci, bien ancrée sur ses pattes solides, fit quelques pas. Mais le radeau était devenu instable. En voulant à tout prix garder son équilibre, Déodat arracha des rameaux de la rampe et la démantela. Les branches lui échappèrent brusquement des mains. Surpris, Déodat vacilla sur les rondins, et finit par lâcher simultanément l’amarre et la longe de Callixte qui lui glissèrent des doigts. Affolée par ses mouvements désordonnés, la mule fit un bond désespéré en avant, sauta par instinct sur la berge devant elle et se retrouva sur le talus à côté de Zinq. Elle se mit à braire pour protester contre les mauvais traitements infligés par son maître. Pendant ce temps, le pauvre Déodat vivait une très mauvaise expérience.  

 

Libéré des cordes, le radeau dériva dans le courant. Il flottait comme un bouchon ballotté dans tous les sens. Incapable de rester debout, Déodat perdit l’équilibre et tomba la tête la première dans l’eau de la rivière. Il était déjà trempé et ne ressentit même pas le froid. Son front cogna contre un rocher sous l’eau. Lorsqu’il remonta à la surface, il saignait abondamment. La première chose qu’il vit, ce fut la besace magique qui s’éloignait à la surface de l’eau. Sans réfléchir, il s’élança pour tenter de la rattraper. Allongeant le bras, il réussit à accrocher la bandoulière et tira pour la ramener vers lui. Mais il était entraîné par le courant. Il vit passer à côté de lui le contenu du sac que portait la mule. Toutes leurs affaires s’étaient dispersées à la surface de l’eau et voguaient de plus en plus vite. Autour de lui, les rochers couverts de mousse étaient glissants, les berges boueuses presque inaccessibles, il ne pouvait se raccrocher à rien. Il heurtait tous les rochers et rebondissait sur eux comme une balle. Il n’était plus maître de rien. Il se vit mourir là, dans cette rivière inconnue, au milieu de nulle part. Et cela, il ne pouvait pas l’accepter. Il gardait toujours en tête la mission qu’il s’était fixé. Il devait l’accomplir jusqu’au bout. Alors, du fond de sa mémoire remonta un vieux souvenir de Filoche. Un sort qu’elle lui avait appris et qu’il ne fallait utiliser que lorsqu’il n’y avait plus aucun espoir. Un cri qu’on ne pouvait pousser que lorsque sonnait l’hallali. 

 

Les profondeurs de la rivière l’attiraient déjà vers elles. Il suffoquait mais ne lâchait toujours pas la précieuse besace. Alors il hurla d’une voix venue d'outre tombe la formule enseignée par la sorcière. Le temps s’arrêta. La rivière interrompit sa course. Tout s’immobilisa autour de lui. Déodat se releva. Il ramassa tout ce qui avait été éparpillé et sortit de l’eau du bon côté de la berge. Il rejoignit Zinq et Callixte paralysés eux aussi. Comme il s’approchait d’eux et leur parla, la magie cessa. La vie se remit en route. La rivière coula à nouveau et les animaux l’entourèrent. Il était blessé. Il leur fit à chacun une caresse et se remit à l’ouvrage sans attendre, tant sa volonté de réussir sa mission était grande. Il n’avait pas de temps à perdre et aucune envie de se plaindre.

 

Il commença par fouiller dans la besace à la recherche de potions de guérison. Il avala le contenu de quelques fioles et passa de l’onguent sur ses plaies et hématomes. Puis comme il avait récupéré le brasero, il alluma un feu pour se réchauffer. Cependant, il tremblait de fièvre. Avant que les médecines magiques n’agissent, la fatigue eut raison de ses forces. Épuisé par les émotions de la journée, il se laissa tomber sur le sol et s’endormit aussitôt. Callixte et Zinq le veiilèrent et se couchèrent contre lui pour lui tenir chaud. Son sommeil dura le restant de la journée et pendant toute la nuit. Et le lendemain matin, il se réveilla frais et dispos.  

 

Pressant Zinq et Callixte, Déodat rassembla les affaires qu’il avait pu sauver des eaux. En quelques minutes ils furent prêts à partir et se mirent en route aussitôt. 

 

Ils parcoururent tant de chemin qu’à la fin de la journée ils quittèrent les régions enneigées. Les jours suivants, ils poursuivirent à un rythme effréné leur descente au cœur des contreforts herbus, sous les forêts de feuillus.

 

Depuis qu’il avait failli se noyer, Déodat avait changé sa façon de voir les choses. Avant de se donner de nouvelles perspectives, il replongeait dans son passé pour y retrouver ses racines. Il s’était remis à écrire des poèmes dans ses petits carnets pendant les moments de repos. Il ne composait plus de poèmes bucoliques, leurs contenus étaient devenus sombres. Sans doute les épreuves qu’il avait traversé l’avaient mûri. Mais Il avait besoin de se confier à quelqu’un après avoir frôlé la mort d’aussi près. Et quel meilleur interlocuteur que lui-même aurait-il pu trouver dans ces contrées sauvages ? Il n’en voyait pas d’autre, car il avait beau parler à Zinq et à Callixte, ses fidèles amis ne lui répondaient jamais.

 

Enfin un soir, ils s’arrêtèrent en haut d’un tertre. Au loin devant eux s’étendait l’immense plaine herbeuse au bout de laquelle se dressait Skajja. Sa teinte jaune ondoyait dans la lumière du soleil couchant. Déodat n’avait jamais rien vu de si beau. Il n’avait aucun doute, tout était exactement comme sur la carte. Ils avaient réussi, leur mission touchait presque à sa fin. Dans quelques jours, ils atteindraient la ville et trouveraient Zeman. Ils s’endormirent le soir au coin du petit brasero, après un savoureux dîner de civet de lièvre aux herbes et aux baies.  

 

Le lendemain matin quand il s’éveilla, Déodat s’aperçut que le loup avait disparu. A sa place, près du feu mourant, Spyridon dormait du sommeil du juste.

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