— Tiens, dit Sofiane en tendant un chocolat chaud. Fais gaffe, c’est brûlant.
À ses doigts encore engourdis, tout paraissait à trop haute température. Ce devait être pareil pour Fatou, qui posa précautionneusement le gobelet. Il se laissa glisser au sol à côté d’elle, échangeant un regard lointain avec Leïla.
Fatou s’était vite réfugiée à l’écart de la foule, des pleurs et des remerciements. Sofiane en avait un peu profité avant de la rejoindre, soutenu par Leïla qui s’était assurée qu’on ne les dérange pas. Il avait un peu honte de l’avouer, mais les visages reconnaissants et les congratulations teintées d’ahurissement lui avaient manqués. Ce bain d’affection après la tempête lui avait paru une bouffée d’oxygène.
« On a essayé de venir vous rejoindre » lui avait déclaré un homme avec une sale coupure au crâne, « mais avec tous ces débris qui volaient, c’était impossible. Vous, on aurait dit que vous vous en rendiez pas compte ! »
En effet. Sofiane avait dû jeter un œil à l’extérieur pour constater le nombre de branches et de déchets en tout genre qui continuaient de rouler sur le parking et de marteler les voitures. Le temps, cependant, comme il l’avait senti, n’avait plus rien d’apocalyptique.
L’averse s’était atténuée et le vent, plutôt que gifler et détruire, courait à la surface de l’eau accumulée au sol. Les nuages commençaient à se déchirer, comme une couture de pantalon, et un soleil radieux venait percuter les dégâts.
Fatou ne pouvait rien voir de tout ça, dans son angle de mur, les genoux remontés sur la poitrine, enserrés dans ses petits bras où elle avait plongé le visage avant l’arrivée de Sofiane.
— Tu vas bien ? s’enquit-il à voix-basse. Tu n’es pas blessée ? J’ai des pansements, ajouta-t-il maladroitement en sortant la boîte de sa poche.
Elle remonta ses manches, montrant ses bras garnies de coupures. Il en jugea deux ou trois assez profondes et tira un désinfectant de son autre poche.
— Tadam, dit-il. Magie !
Ça la fit sourire. Elle déplia les jambes et il soigna aussi une belle égratignure sur son genou.
— C’était très courageux de ta part de me rejoindre là-bas, dit-il. Tout seul, je n’aurais pas réussi.
Le visage de Fatou s’assombrit. Aucun enfant ne devrait avoir l’air si grave, jugea-t-il.
— J’aurais pas dû, chuchota-t-elle. C’est le Diable qui a la Force, maman dit. On a essayé de le faire sortir de moi, mais il est toujours là.
— Pourquoi vous croyez que c’est le Diable ? demanda-t-il prudemment.
Il lui indiqua le chocolat, qu’elle prit entre ses mains. La fumée lui monta au visage, et le parfum autant que la chaleur l’apaisèrent un peu. Sa voix était plus tranquille quand elle expliqua :
— Quand je me mets en colère, je fais du mal autour de moi. Quand on m’embêtait, je faisais saigner. Même maman, je lui ai déjà fait du mal. Le prêtre a dit que j’avais le Mal en moi. J’ai essayé de le combattre, très fort, mais je me fâchais quand même.
— J’avais un sale caractère quand j’étais môme, raconta Sofiane. Avant même de comprendre que j’étais… disons, spécial, j’avais conscience de ne jamais avoir trop mal quand je me battais. Alors je me prenais pour le roi de la récré et je m’amusais à chercher les autres.
Elle l’observait de ses grands yeux noirs, buvant ses paroles avec ce qui ressemblait à ce l’espoir.
— Je ne suis pas croyant, dit-il, et j’ai vu de quoi tu es capable. Mais aujourd’hui, tu n’as blessé personne, bien au contraire. Ces gens sont en vie grâce à toi. Ce chien aussi, d’ailleurs.
Il lui sourit, avec toute l’assurance dont il était capable.
— Si tu étais possédée par le Diable, tu crois vraiment qu’il t’aurait laissé sauver ces gens ? T’es une super-héroïne, Fatou, et une bien meilleure que moi.
Des larmes pointèrent dans ses yeux, qu’elle piqua bien vite dans son gobelet.
— Merci, Sofiane, dit-elle.
Les syllabes résonnèrent étrangement. Une crainte nauséeuse s’empara de Sofiane, qui regarda Fatou comme si c’était quelqu’un d’autre. Les mots ne collaient pas à l’image. Un décalage léger mais perceptible, comme un film mal encodé.
Il serra les poings pour cacher le tremblement de ses mains et se releva.
— Je vais nous chercher des vêtements secs, annonça-t-il avant de s’éloigner.
Le conducteur de la voiture s’approcha aussitôt de lui, le bandage autour de son crâne n’entravait pas le ravissement de son expression. Il tenait sa fille dans ses bras.
— Merci encore, dit-il, les secours sont en route et mon mari va vivre grâce à vous et votre petite.
— C’est pas mon enfant, répondit automatiquement Sofiane.
En le disant, il eut un haut-le-cœur et s’excusa d’un geste de la main avant de se précipiter aux toilettes.
Il vomit avant de pouvoir atteindre l’évier. Heureusement, il n’y avait personne. Il retira son pull, s’essuya la bouche avec une manche et le balança dans un coin avant de s’asperger la figure d’eau.
Le miroir lui renvoya un reflet maladif de sa personne. Sa peau avait viré au gris, ses prunelles luisaient fiévreusement et il avait la goutte au nez. Ses dreadlocks trempées et pleins de saletés pendaient sur ses épaules comme une pieuvre crevée. Son chaume de barbe en ajoutait au tableau du clochard dépressif.
Il cligna des yeux et le ciel étoilé de ses rêves s’imprima sur sa rétine, aussi clair que s’il avait été là.
— Mais qu’est-ce que j’ai, chougna-t-il en plantant les ongles dans son cuir chevelu.
Son cœur battait la chamade et il se découvrait plus effrayé que pendant la tempête. Sauf qu’il ne savait pas vraiment par quoi. Par la bête peut-être, celle qui grattait au battant de cette porte, tout au fond du fond de son crâne. Par Fatou aussi, par l’étrange Fatou qui surgissait parfois.
La porte des toilettes s’ouvrit tout doucement, et il se redressa. Le nez constellé de tâches de rousseur de Leïla pointa dans l’encadrement.
— Sof ? Tu vas bien ?
— Super, mentit-il.
Elle fronça les sourcils, entra et referma soigneusement dans son dos. Un œil vers lui, un autre vers la flaque de vomi.
— Que se passe-t-il ?
Il haussa les épaules.
— Je sais pas. Le contrecoup ? Je suis peut-être en état de choc.
— Tu serais frigorifié si c’était le cas, diagnostiqua-t-elle en levant un sourcil. Et tu as passé des années à entrer dans des maisons en feu sans que ça te dérange.
— La dernière fois j’ai tué quelqu’un, Leïla, répliqua-t-il avec colère. Ça a de quoi changer un état d’esprit, tu crois pas ?
Elle détourna le regard et se frotta nerveusement l’avant-bras. Il eut peur qu’elle le laisse tout seul, mais elle s’approcha.
— Tu as raison, je suis désolée. Je peux faire quelque chose ?
Il l’observa longuement. Ces joues rondes, ces cils allongés au mascara, ces prunelles brunes plantées sur lui avec la détermination qui la caractérisait. Il glissa son attention jusqu’à ses mains aux ongles rongés, traversé du désir impérieux de les prendre dans les siennes.
— Je ne suis pas en état de choc, avoua-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai. Y a quelque chose de bizarre avec Fatou. Avec moi.
— Plus bizarre que l’évidence, tu veux dire ? Parce que votre public n’a pas fini de parler de votre sauvetage. Vous…
Elle allait ajouter quelque chose mais se retint.
— Plus bizarre que ça ? répéta-t-elle en s’approchant encore pour se hisser sur le lavabo.
Il l’imita, les mains entre les cuisses.
— Fatou dit savoir d’où on se connaît, et j’ai refusé de connaître la réponse. J’ai refusé, répéta-t-il fermement en voyant Leïla ouvrir la bouche, parce que j’avais peur. J’ai l’intime conviction que cette réponse me changera en profondeur.
Son amie fronça les sourcils, mais ne commenta pas, hochant plutôt la tête comme si elle comprenait, comme si sa raison était justifiée. Un élan de reconnaissance le transperça. Leïla avait toujours pris sa bizarrerie comme allant de soit. Influencée par sa mère, possiblement.
Loin de le faire se sentir à l’écart, elle lui avait maintenu les pieds sur terre.
— J’ai comme l’impression que je le sais aussi, poursuivit-il. J’ai toute l’explication sur le bout de la langue, et il suffirait que je m’y penche suffisamment pour savoir. Mais…
— Mais tu ne veux pas, conclut-elle.
— Sauf que je sens que ça se force un passage dans mon crâne. J’ai super peur, Leïla.
Elle prit sa main et la serra de toutes ses forces.
— Ma mère aura peut-être une explication.
— Merci de nous emmener.
Elle lui sourit et posa la tête sur son épaule. Il sentit ses muscles se dénouer légèrement. Il eut la douce impression que le creux de son cou avait gardé la forme de son amie en dépit des mois de silence et de séparation.
— Ça faisait longtemps, dit-elle.
— Trop longtemps, répondit-il d’une voix étranglée.
Elle soupira, se redressa et retira la dreadlock qui avait dégoutté sur son épaule avec une grimace amusée.
— Il est temps que je change de coupe, décida-t-il.
{*} C'est très optimiste comme récit, en réalité, parce qu'on voit beaucoup de gens gentils, beaucoup de gratitude. C'est une lecture réconfortante.
{*} Dans les détaaaaaails, j'ai du mal à croire qu'on laisserait Fatou toute seule dans le magasin, déjà parce qu'on ne laisse pas les enfants seuls en général, mais en plus celle-ci elle est poursuivie et recherchée. Autant que Sofiane se rue aux toilettes je comprends, autant Leïla devrait prendre le relais du coup. Je sais que ce n'est pas arrangeant narrativement, mais en plus avec son parcours et son profil protecteur, et tout, j'ai l'impression que ça colle au personnage de faire attention à ces détails-là.
Arg tu as raison, il me faut soit une raison en bêton, soit au moins une mention que Fatou est occupée/prise en charge/veut être seule ! Je vais m'y pencher !
Ah lala, ce genre d'événements, ça rapproche !
Je trouve ça fou comme les événements sont rapprochés dans le temps. C'est si intense que, personnellement, j'ai l'impression de faire un très long voyage ! (ce n'est pas une mauvaise chose ! c'est chouette que tu arrives à transmettre une telle intensité, surtout à chaque chapitre, même quand il ne se passe pas des trucs de fou en termes d'action. L'intensité des dialogues, des relations entre les persos... c'est pas évident à gérer et là y a pas grand chose qui me laisse de marbre. donc chapeau ! (pointu turlututu))
Plein de bisous !
Oh merci, je suis très touchée par ce que tu me dis là ♥ ça se voit pas mais je suis toute rouge hehe
J'espère que tu aimeras jusqu'au bout, alors !
C'est vraiment étrange, ce qui se joue entre Sofiane et Fatou, avec l'impression qu'a Sofiane qu'il ne faut pas qu'il sache... Ah, ah, tu as intérêt à ce que ça vaille le coup, car tu fais bien monter nos attentes avec ce mystère...
dreadlock ou pas dreadlock, that is the question XD
La question des dread est e-ssen-tie-lle
Mais j’avais l’impression que tout ce morceau allait ensemble. En tout cas, ça a très bien marché pour moi. Cette fois je n’ai pas commenté parce que ça marchais bien et que je voulais savoir la suite X). Bon en tout cas le mystère s’intensifie et j’espère qu’on va bientôt en savoir plus.
Par contre j’ai été un peu perturbé par la tempête inopinée. Est-ce que c’était juste une tempête normale, ou une tempête « magique ». Parce que si c’était une tempête normale, ça vaut peut-être le coup d’en entendre parler plus tôt ? Si c’est déjà le cas, désolé pour cette remarque, comme je lis avec Aloïs à côté, des fois c’est chaud patate.
Moult love et à bientôt
Je ne vais certainement pas me plaindre que tu aies eu envie d'enchaîner comme ça ! Merci Loulou pour ta lecture et tes remarques et tes compliments ♥
Remarque hyper pertinente pour la tempête d'ailleurs ! Je crois mentionner dans le premier ou deuxième chapitre un truc sur le climat mais je pense que c'est beaucoup trop léger. Je dois en faire plus à ce moment-là et le réévoquer plus directement à ce chapitre.
Y a rien de magique, c'est un bon gros dérèglement climatique (vazy t'as vu comment je dénonce ? xD).
Je vais donc me pencher sur le manuscrit pour en glisser davantage dans les chapitres précédents. Amour sur toi ♥
Je suis prise et bien pris, ah là là ♥
"Elle l’observait de ses grands yeux noirs, buvant ses paroles avec ce qui ressemblait à ce l’espoir." >> juste une petite coquille ici avec "ce" au lieu de "de" ^^
Ahlala mon histoire prend tellement de qualités sous le prisme de ta lecture, c'est très valorisant et encourageant, merci ♥♥
Les réponses approchent à grands pas désormais. J'espère qu'elles ne seront pas décevantes xD
Bisous !