Quand Sofiane quitta les toilettes, un bon moment après Leïla, les secours s’occupaient du blessé et un soleil radieux éclairait le parking ravagé. Fatou avait quitté son coin et s’était plantée devant une vitre pour observer l’extérieur. Elle portait un sweat aux couleurs criardes dont elle avait rabattu la capuche sur ses cheveux ras.
— Tu as coupé tes cheveux, constata-t-elle quand il la rejoignit.
Il passa machinalement la main sur son crâne. Il ne s’était pas seulement allégé du poids des dreadlocks, mais aussi des sentiments pesants de ces derniers mois, ces dernières années.
Il était allé trouver des ciseaux dans le magasin et avait coupé un à un les fils qui le retenaient à sa dépression. Il était soulagé que personne n’aie vu ses coups de plus en plus secs et ses larmes de colère.
— Ça aurait mis des heures à sécher, éluda-t-il. T’aimes bien ?
— On dirait c’est comme moi.
— En moins joli, assura-t-il.
Elle lui prit la main et tira dessus pour le forcer à se baisser. Elle chuchota à son oreille :
— On nous a filmé.
Il n’aurait pas dû être surpris, mais le fait était qu’il n’y avait pas pensé. Il en éprouva une pointe d’agacement. C’était pourtant une chose à laquelle il avait appris à faire gaffe.
Sa prudence remontait à l’époque où la mère de Leïla avait conseillé à la sienne de ne pas exposer ses capacités sur la toile. Le journal local aimait bien pérorer sur ses exploits, mais Sofiane s’arrangeait pour qu’ils n’en fassent pas des tonnes. Non, il n’avait pas vraiment traversé un mur de flammes, et aïe son bras le brûlait beaucoup. Il était tombé de l’arbre sans rien de cassé, certes, mais il aurait vite un beau bleu.
Bien s’en tirer tout ce temps pour échouer maintenant… Il intima à Fatou de ne pas bouger, repéra la folle chevelure de Leïla au milieu des gens, devina à son air courroucé qu’elle parlait avec le vidéaste amateur, et les rejoignit.
— Supprimez-là, ordonnait-elle à un ado. Je suis de la police, c’est un ordre.
— Mais ça va faire le buzz ! protestait le jeune homme. M’sieur, ça va vous faire de la gloire !
— Supprime cette vidéo, intervint-il en prenant un ton grave. C’est important.
S’il avait cru que Sofiane le soutiendrait, il déchanta brusquement et se mit même à pâlir. Il commença à bafouiller, des pleurs au fond de la gorge :
— Mais… mais… j’ai pas… je…
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda soudain une femme en s’approchant. Qu’est-ce que vous lui avez dit ?
Son énervement prit Sofiane totalement de court et, après un coup d’œil à Leïla, recula d’un pas prudent pour la laisser prendre les rênes de la conversation. Elle adopta une voix douce et posée, expliquant à cette mère qu’il était essentiel que son fils supprime cette vidéo d’Internet, qu’ils étaient désolés s’ils avaient été brusques. Que tout le monde était à cran après ce qui s’était passé.
Sofiane la regarda se pencher vers l’ado, lui sourire, s’excuser encore et le rassurer sur les événements qu’ils venaient de traverser, chacun à leur manière. Sofiane comprit à quel point ce jeune homme avait eu peur. Il n’avait pas voulu les défier ou se rengorger de l’aventure, il était simplement terrifié et se perdit dans les bras de sa mère avant d’accepter d’enlever la vidéo.
Leïla leur demanda pardon pour le dérangement, le remercia chaleureusement et tira Sofiane à l’écart pour les laisser.
— T’es formidable, lâcha-t-il.
— Tu t’en rends compte seulement maintenant ? le taquina-t-elle.
Ils se sourirent avec la complicité d’avant. Sofiane resserra ses doigts sur les siens.
— Il faudrait qu’on reparte, dit-elle. Allons voir l’état de ma voiture. Je t’ai trouvé des vêtements secs, je les ai posé à côté de Gros.
Elle lâcha sa main et indiqua Fatou, qui avait sorti le matou de son sac pour lui faire un câlin. Sofiane acquiesça, la paume soudain glacée, un fond de honte se tortillant dans son estomac.
Il y avait trois véhicules garés avec celui de Leïla, abrité au mieux du vent qui avait fait rage. Ça ne les avait pas réellement épargné pour autant. Pressés les uns contre les autres comme des manchots en mal de chaleur, la voiture de Leïla étouffait entre une Citroën dénuée de vitres et un break en tenue camouflage sous ses débris d’arbres.
— On va demander un coup de main ? questionna Leïla en regardant Sofiane.
— Je peux le faire, déclara Fatou.
Elle hésita pourtant une seconde. Sofiane eut l’étrange impression qu’elle renonçait à quelque chose en s’avançant vers les voitures. Elle tira la Citroën qui se déplaça lentement dans un concert de grincements. À chaque centimètre gagné, elle se glissait davantage entre les deux véhicules pour les séparer.
Il songea à aller l’aider, mais c’était inutile. Il se contenta de croiser les bras pour repousser le mal-être qui s’emparait de lui, et de jeter un regard à Leïla de temps à autre. Celle-ci s’était décalée pour être certaine que personne ne venait. Il n’y avait plus rien à cacher, cependant.
Quand Fatou reparut, elle s’était entaillée les mains. Leïla tira un paquet de mouchoirs de son sac pour la nettoyer.
— Merci, ma puce, dit-elle. Mais tu devrais être plus prudente. C’est Sofiane le bouclier humain, ici.
— C’est pas grave, répondit-elle.
— Si, c’est grave, rétorqua Leïla. Personne ne veut que tu te blesses.
Fatou lutta manifestement contre l’envie de la serrer contre elle.
— Sofiane, dit Leïla, tu testes la voiture ?
Elle lui lança habilement le jeu de clefs et passa la main autour des épaules de Fatou pour la faire reculer sans se détacher d’elle. Sofiane s’assit sur le verre émietté de la vitre, fit une prière muette et mit le contact.
La voiture souffla comme une bête asthmatique, mais Sofiane s’acharna jusqu’à ce que Leïla lui crie d’arrêter avant qu’il ne noie le moteur. Elle prit le relais, lui demanda de vérifier l’état des pneus pendant qu’elle jetait un œil sous le capot.
Une vingtaine de minutes plus tard, pendant que Fatou s’était mise à l’écart en câlinant Gros, on les aidait à installer la roue de secours et à boucher la fenêtre arrière qui avait explosé. Leïla conduirait avec le vent dans la figure. Ils nettoyèrent l’intérieur de la voiture, saluèrent tout le monde et purent quitter l’aire d’autoroute avec un indicible sentiment de soulagement, et un regard méfiant pour les nuages blancs et cotonneux.
J'aime bien comment tu gères la montée en puissance du mystère concernant le lien entre Sofiane et Fatou, sur cette idée de reconnaissance entre eux. Je m'imagine des trucs à base de réincarnation, de vie antérieure... C'est troublant d'imaginer qu'ils ont pu se connaître "avant" ; quand ? et quelle a pu être leur relation à ce moment-là ? En tout cas, présentement, ils nouent quelque chose qui tient à la fois de la relation parent-enfant et de la relation amicale (où on s'épaule dans les galères, tout ça). Je sais pas si j'ai déjà vu des histoires qui mettent en scène ce genre de relation avec des personnages de ces âges-là, et c'est vraiment cool et neuf, du coup !
Une mini-remarque : quand Fatou évoque le Diable et que Sofiane lui dit qu'il n'est pas croyant, je me demande comment un enfant élevé dans une croyance visiblement très concrète peut prendre cette déclaration. Je dis pas que Fatou devrait être épouvantée ou quoi, mais plus que j'imagine facilement qu'un enfant pourrait être déboussolé, genre "ben c'est ce qu'on m'a appris donc c'est forcément vrai donc pourquoi cet adulte-là n'y croit pas ?". Je sais pas si Sofiane aura conscience de ça et donc si ce serait peut-être sa façon de le dire à lui qui pourrait être modifiée, ou si c'est plutôt la réaction de Fatou. (euh ça fait comme si je pensais qu'il fallait forcément modifier : non, pas forcément ! comme tu sens !)
Much poutoux <3 En sous-texte, tu continues de parler de dépression et sois sûre que ça vient toucher des tas de cordes sensibles partout dans mon coeur.
Tu lis si vite... ! Merci Erybou ♥ et merci pour tous ces retours qui me chauffent le coeur (dans mon appartement si froid xD)
Je suis très contente que tu vois ce chapitre comme une suite d'évènements logiques. Techniquement, c'est un chapitre de transition... mais comme toute l'histoire est un déplacement d'un point A au point B... Tout n'est que transition (wouah c bô), donc c'était important qu'on le sente comme une réelle continuité et pas juste "le chapitre qu'il fallait écrire parce que sinon ça va trop vite".
Ouf.
Bon, du coup là je retiens mon souffle pour que l'explication Fatou-Sofiane ne retombe pas comme un soufflé xD Mais je note que tu ne trouves pas leur relation bancale, et que cette sorte d'amitié adulte-enfant semble t'aller !
Certes y a une explication, mais tant qu'on ne l'a pas, faudrait pas être gêné par ça !
Quant à la croyance... c'est vrai que je ne l'ai pas poussé. J'avais imaginé une relation assez violente entre Fatou et sa mère, dans ces cultures souvent - je crois - très croyantes. Une mère grenouille de bénitier, invoquant le démon assez facilement (en même temps, les capacités de Fatou touchant au surnaturel, y a de quoi s'alarmer)
Cela dit, une mention de l'étonnement de Fatou à ce que Sofiane s'en moque, ça le ferait. Faudra que j'ajoute ça !
Merci encore pour tes retours, Ery ♥
{*} Toujours ce malaise quand Fatou se sert de sa puissance. J'aime bien que ce soit lié à une forme de religion / superstition transmise par sa mère. C'est puissant, et ça rejoint la honte que ressent Sofiane, mais presque en péché originel plutôt, parce qu'elle n'a pas l'air d'avoir commis de faute en soi. Le thème de s'accepter comme on est ? Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités ?
Je suis contente qu'on ressente le malaise quand Fatou utilise son pouvoir.
Tes commentaires me vont droit au coeur, Nanou ♥
J'apprécie de petit retour de réalité brute, avec les gens qui filment tout et n'importe quoi sans le consentement d'autrui. C'st presque étonnant qu'une seule perosnne ait filmé.
Personne d'autre que le quatuor n'essaie de quitter l'aire d'uatoroute ? Tel que c'est présenté, j'ai cette impression-là.
(On n'entend toujours pas parler de baklava T_T )
Plein de bisous
Le quatuor est le seul vraiment pressé, finalement. Entre les urgences, l'état des voitures et le trauma, je ne sais pas si j'aurais le courage de reprendre la route si vite sans une bonne raison.
Après, si ça ne semble pas réaliste, je peux parfaitement ajouter que d'autres personnes s'en aillent !
(désolée, je pense que pour les baklavas faudra attendre xD)
Bisous !
Je pense que tu pourrais le rajouter en une ligne, dire que le quatuor profite que tout le monde soit encore trop sous le choc pour en profiter pour s'éclipser (et jouer aux maracas avec les voitures). Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais je trouverais ça pertinent. Je pense que pour moi ça participerait au principe de réalité ou un truc du genre...
Bref.
Plein de bisous !