Pendant ce temps, le roi Xénon continuait de régner en monarque absolu sur son pays depuis son palais haut perché. Parfois, lorsqu’il lui prenait l’envie de faire une visite de son royaume, il envoyait deux ou trois éclaireurs vérifier qu’il n’y avait pas d’ennemis ni de dangers à l’horizon et que le temps demeurerait plaisant pendant son voyage. Il descendait alors en grande pompe le chemin de la montagne avec tout son aréopage, juché sur un cheval noir harnaché d’or et de feu. Tout le long du sentier, il devisait doctement avec ses savants, ses conseillers et ses ministres, précédé par ses gardes, et les paysans qui venaient le voir passer pensaient qu’il était un homme fort sage, bien que tyrannique, et tous éprouvaient une grande admiration pour lui.
Parfois à mi-pente, Xénon apercevait un nuage qui lui paraissait menaçant, il ordonnait de faire demi-tour et tout le cortège reprenait le chemin du palais, redoutant un orage meurtrier. Il arriva une fois que le ciel fût si bleu que Xénon ne put trouver de prétexte pour renoncer à sa promenade et, arrivé en bas de la montagne, dut se résoudre à poursuivre sa visite, masquant son habituelle couardise par de méchantes remarques à ses courtisans. Moorcroft qui chevauchait à ses côtés, était comme il se doit le conseiller le plus martyrisé de tous, mais Moorcroft avait l’habitude d’être maltraité et seul son désir de vengeance viscéral lui permettait de supporter les propos odieux et humiliants du roi.
L’équipage chevaucha jusqu’au lac, et apercevant la ville de Girolam posée sur l’eau qui étincelait au soleil, Xénon eut soudain envie de prendre un bateau pour s’y rendre. Admirant les merveilles que son fils avait rassemblées dans son palais luxueux, il décida d’y rester quelques jours pour profiter de la beauté et du confort des lieux. Il ne tenait pas à aller chez Tizian dont les goûts étaient trop austères, et il craignait de plus les fauves dont son second fils avait peuplé ses jardins et ses forêts. Comme il supposait que Girolam ne reviendrait pas, il choisit parmi les objets de son fils ceux qui lui plaisait, et demanda qu’ils soient transportés dans son château, pour décorer des pièces où il n’irait jamais. Les livres rares, tentures, tableaux, tapis, sculptures, et mobilier de bois précieux furent emballés et emportés aussitôt par une armée de serviteurs dévoués.
Xénon se trouvait bien installé dans le palais de Girolam et appréciait la richesse et l’élégance des appartements, mais il ne s’y sentait pas en sécurité. Une tempête tumultueuse éclata un après-midi et, terré dans une salle du palais, tremblant comme une feuille sous les assauts du vent et des vagues, Xénon se promit de quitter les lieux dès que le lac serait calmé, et de remonter bien vite dans son palais inaccessible.
De retour dans son château, perdu dans les nuages comme dans un cocon, il se jura bien de ne pas le quitter de sitôt, quand il entendit parler d’une armée levée par le roi Matabesh pour vaincre Jahangir. Elle traversait les contrées et provinces pour grossir ses rangs en convaincant les petits rois et les hobereaux de province de rassembler leurs forces. Matabesh demandait que tous les hommes vaillants s’engagent avec lui et partent pour un voyage extraordinaire aux confins du monde. Il avait déjà réuni tous les puissants monarques des royaumes pour leur exposer son idée d’aller combattre Jahangir avant qu’il ne les envahisse. Il avait obtenu leurs accords grâce à sa force de persuasion, mais il souhaitait encore augmenter le nombre de soldats de cette armée en y adjoignant les troupes des petits états.
Xénon avait refusé de se mêler à ces préparatifs, jugeant qu’il avait déjà laissé partir Tizian et Girolam, et se sentait de toute façon incapable de voyager ou de combattre. Moorcroft, tout aussi peureux que son roi, était trop heureux lui aussi de rester cantonné dans le palais sur la montagne. Tous deux palabraient sans fin pour se rassurer sur leurs décisions égoïstes et justifier leur manque d’engagement.
- Ce Matabesh est fou, disait Xénon, ils vont tous se faire tuer. Enfin, moi j’ai sacrifié mes fils à cette noble cause, on ne peut pas me reprocher de ne pas avoir contribué avec ma chair et mon sang. Et puis ce Matabesh, c’est bien chez lui que pousse la pimpiostrelle, cette herbe miraculeuse ? il pourrait peut-être vaincre Jahangir grâce à elle, qui sait ....
- Xénon, ô mon roi, tu parles d’or, j’ai toujours dit que tu seras le grand vainqueur de cette histoire, répondait Moorcroft.
- J’aime que tu me flattes ainsi, je sais que je suis celui qui voit tout ! se vantait Xénon.
- Tes fils sont partis depuis si longtemps, maintenant cela fait des années, personne n’a plus jamais entendu parler d’eux, insistait Moorcroft.
- C’est exact, cloporte, ha ha ha, répondait Xénon en éclatant d’un rire sardonique qui résonnait dans la salle du trône où ils se trouvaient, faisant fuir les chats et les souris qui se cachaient dans les recoins sombres. Je suis débarrassé de ces deux incapables qui ne pensaient qu’à profiter de mes richesses sans travailler.
- Et ta fille est partie avec eux, tu en es débarrassé également, ô Xénon, tu as fait d’une pierre deux coups, tu es si intelligent et si fin stratège …
- Tu as tout à fait raison, cette Zilia qui m’encombrait est partie aussi, grâce à la jalousie de cette folle de Roxelle. Flatte-moi encore, vermisseau en décomposition, j’aime qu’on me vénère et tu sais si bien le faire ….
Lorsque Matabesh traversa le pays de Phaïssans avec son armée, il envoya des messagers trouver le roi pour tenter de le persuader une dernière fois de se joindre à eux, et essuya le même refus que précédemment. Matabesh ne prit pas la peine de monter jusqu’au château, la réputation de Xénon n’étant plus à faire, il poursuivit sa route. Il passa devant la cascade qui masquait l’entrée du palais des Ténèbres sans même penser à saluer Roxelle.
La reine, toujours assoiffée de vengeance, ne pouvant supporter d’être méprisée à ce point, poussa des cris de rage et brisa tous les vases, bouteilles et assiettes qui se trouvaient à sa portée quand elle apprit par ses espions que Matabesh l’avait ignorée. Lorsqu’elle se fut un peu calmée, elle était si épuisée après une telle colère, que ses servantes la couchèrent dans son lit et qu’elle dormit pendant trois jours.
Plusieurs semaines après le passage de l’armée de Matabesh, Xénon tomba malade. Tant d‘émotions, tant de peurs le submergeaient, et le fait de savoir que tous ses enfants étaient probablement morts et que son trône appartiendrait à un étranger après sa disparition le déprimait. Il avait perdu l’appétit, il ne savait plus rien de rien, il n’avait pas de nouvelles de ce qui se passait nulle part, il avait enfin compris que ses conseillers et espions ne faisaient que lui mentir. Il se sentit terriblement seul et abandonné, lui qui ne souhaitait qu’une chose, abandonner les autres. Mais Xénon n’avait jamais été à une contradiction près. Il ne lui restait que Moorcroft qui était si servile et si bête, rien ne pouvait lui remonter le moral.
Alors il était devenu encore plus méchant, si méchant et si aigri qu’il passait maintenant tout son temps couché dans son lit, avec un bonnet pointu sur la tête, à hurler contre tous ceux qui osaient mettre un pied dans sa chambre. Sa couronne était rangée dans le coffre au pied de son lit, et il ne faisait plus rien de ses journées. Sans maître, le château prenait des airs de demeure fantôme. Les serviteurs se servaient dans les richesses accumulées, ne travaillaient plus avec ardeur, une sorte d’anarchie régnait partout. Petit à petit, les domestiques désertèrent le palais, la saleté s’accumula. Les pièces étaient vides, les déchets et la poussière s’amoncelaient, les seuls meubles qui restaient encore debout étaient ceux dont personne ne voulait car ils étaient en trop mauvais état, rongés par les vers, brisés ou de guingois. Il n’y avait plus de tentures aux murs ni de tapis au sol, aussi les couloirs étaient parcourus par des courants d’air glacials, plus de feux dans les cheminées, et il restait à peine une ou deux vieilles femmes de charge dans les cuisines, trop âgées pour fuir, pour faire chauffer un bouillon ou couper une tranche de pain rassis et moisi.
Le cartographe, le bibliothécaire et l’astronome qui vivaient dans leur tour ne se rendaient compte de rien et poursuivaient leurs activités sans se poser de questions. Ils mangeaient frugalement car seules leurs sciences les nourrissaient, aussi bien intellectuellement que physiquement, dormaient dans leur donjon et ne sortaient jamais. Si bien qu’ils ne notèrent pas la dégradation du palais et les départs de tous les habitants, lourdement chargés des larcins qu’ils avaient commis.
Un jour Moorcroft, que cette situation déprimait, et surtout privait de pouvoir se venger de Xénon, décida d’aller trouver Roxelle. Il descendit dans le palais des Ténébres par l’ascenseur secret, et découvrit avec surprise que la reine était méconnaissable. Bouffie, maquillée à l’extrême, son visage blanc et ses yeux soulignés de khôl noir lui donnaient l’air d’être un fantôme revenu du royaume des morts. Ses yeux étaient injectés de haine et de folie, et Moorcroft eut soudain peur de cette créature démoniaque. Néanmoins, comme il ne savait plus quoi faire, il lui raconta tout.
Quand Roxelle apprit la décrépitude du roi, le départ des habitants et l’absence d’entretien du château, elle crut qu’un miracle avait eu lieu.
- Voici le moment que j’attendais, dit-elle en bondissant soudain comme une jeune-fille et se mettant à danser tout autour de la pièce.
Moorcroft la regardait comme une bête curieuse et attendait des explications. Il la trouvait tout à fait démente maintenant, mais elle semblait avoir perdu dix ans d’âge à cette nouvelle.
- Je vais enfin m’installer au château comme j’aurais dû le faire depuis des décennies et m’occuper de ce couard de Xénon, dit-elle avec une pirouette dont Moorcroft ne l’aurait jamais soupçonné capable. Je vais enfin être reine !
- Mais Xénon va vous chasser, il est d’humeur exécrable, il ne va pas supporter que vous veniez le voir, dit Moorcroft qui commençait à trouver que la situation était pire qu’il ne pensait.
- Ne t’inquiète pas Moorcroft, je vais me munir de quelques élixirs de ma fabrication qui vont lui adoucir le caractère, susurra Roxelle.
- Vous avez bien compris que le château est désormais désert et complètement à l’abandon ? tout a été dérobé, les pièces sont vides, c’est à peine habitable, insista Moorcroft.
- Moorcroft, tu me fatigues. Je vais emmener mes serviteurs et mes gardes et je vais les faire revenir tous ces voleurs et ces traîtres, et ils vont ramener ce qu’ils ont emporté.
Moorcroft sentit enfin une onde de soulagement le traverser. La situation pouvait enfin s’améliorer ! Roxelle aurait les moyens de restaurer le pouvoir au château, lui-même serait en position de force, conseiller du roi et ami intime de la reine, une place qui lui semblait digne de lui.
- Entendu ma reine, ô Roxelle, quand voulez-vous partir ? demanda-t-il, il y a urgence, Xénon n’est plus totalement lui-même, le royaume n’est plus gouverné.
- Encore une fois, ce minable a une chance incroyable que je sois disposée à le remplacer à la tête de l’état. Il n’est plus rien qu’une loque, il a éjecté ses fils et sa fille, et par un concours de circonstances à nul autre pareil, je suis moi encore là et en mesure d’assurer l’intérim, fanfaronna Roxelle. Allons, je vais dire à mes gens de se préparer et nous partons sur l’heure.
- Je passe par l’ascenseur pour vous devancer, et je vous accueillerai en haut, dit Moorcroft.
- Je viendrai par le chemin de la montagne, il n’est pas question que j’arrive incognito, affirma Roxelle. Je me demande même si je ne ferai pas jouer des musiciens devant le cortège pour rendre l’expédition plus agréable, c’est si ennuyeux ce sentier au milieu des forêts et des rochers.
- Vous n’en ferez rien, Roxelle, ô ma reine, le temps se gâte et vous risquez d’être surprise par l’orage. Prenez donc l’ascenseur par sécurité.
- Ah ça ! c’est bien ma chance ! rala Roxelle, dépitée. Je ne pourrai jamais arriver triomphalement dans ce palais. Tant pis, je vais faire au plus vite, et mes gardes passeront par le sentier.
Moorcroft se hâta de remonter vers le château pour vérifier l’humeur de Xénon avant l’arrivée de Roxelle. Il prévoyait une rencontre explosive qui nécessitait de préparer le terrain. A peine revenu dans la chambre du roi, il s’aperçut que Xénon était à moitié inconscient, il avait peut-être eu une attaque pendant son absence, ou bien il ne mangeait plus suffisamment.
Prenant le pouls du roi, Moorcroft s’aperçut que celui-ci était très faible et il entrevit un instant la possibilité que Xénon meure. A cette pensée son coeur se serra, la disparition de son cher ennemi lui ferait de la peine, il ne l’aimait pas mais il aimait leurs joutes verbales, il adorait lui mentir et le tromper, et grâce à Xénon, il vivait dans un certain confort qu’il ne retrouverait peut être pas ailleurs. Sauf si Roxelle gardait le pouvoir… Moorcroft réfléchissait à toutes sortes de scénarios, et dans chacun d’eux imaginait sa place et comment il pourrait s’en sortir au mieux. Perturbé, il se décida à aller consulter Rotrude sur le champ, il ne pouvait rester ainsi dans cette indécision quant à son avenir. Il descendit voir la vieille qui n’avait pas fui le château car elle n’avait aucune famille et personne n’aurait voulu accueillir cette femme pouilleuse.
Rotrude faisait rouler les billes de mercure avec le bout de ses doigts rongés. Moorcroft était hypnotisé par l’éclat étrange du métal et la femme psalmodiait d’une voix rauque dans une langue qui devait exister depuis le fonds des âges.
- Il se peut que Xénon meure, finit-elle par murmurer de sa bouche tordue entourée de vilains poils et de naevi verruqueux.
- Tu n’en es pas sûre ? questionna Moorcroft.
- Il se peut qu’il ne meure pas, reprit Rotrude. Tu as mandé la femme, la mère de l’illégitime, elle a des potions, elle va peut être le guérir.
- Le crois-tu ou bien en es-tu sûre ?
- Peut-être ne le guérira-t’elle pas, elle n’est pas si magicienne que ça, disait la vieille, elle ne réussit pas toujours.
- Alors tu ne peux rien dire ? tu ne peux pas te prononcer ?
- Tout dépend du talent de Roxelle, il est gravement malade … et c’est compliqué …
- Mais pourquoi ? demanda Moorcroft
- Ca dépend de ses intentions, répondit Rotrude qui continuait à jouer avec ses billes et dont le sourire perfide était masqué par le nez crochu et les poils raides. Il faut attendre… tu vas bien voir si elle veut éliminer Xénon ou bien si elle veut le garder vivant.
- Je ne suis pas plus avancé, conclut Moorcroft. Que dois-je faire ?
- La divination n’est pas une science exacte, rétorqua la vieille en rassemblant toutes les billes de mercure. Reviens me voir plus tard, j’en verrai peut être davantage.
Déçu et insatisfait, Moorcroft se dirigea vers l’entrée du palais pour accueillir Roxelle, toujours perdu dans ses réflexions, Celle-ci était déjà arrivée depuis quelques minutes et s’impatientait de devoir attendre l’arrivée d’un subalterne. Elle s’était débarrassée de son maquillage outrancier et bien que son visage fut encore boursouflé et ses traits déformés, elle faisait moins peur à voir. Quand Moorcroft la fit pénétrer par le pont levis; Roxelle eut un violent haut-le-coeur, peut-être était-ce le contrecoup de toute la haine qu’elle retenait en elle depuis si longtemps qui se déversait, ou bien simplement l’odeur de décrépitude du château.
Ils avancèrent dans les couloirs déserts, traversèrent les cuisines où nul pot ne chauffait dans la cheminée et sans aucun marmiton ni cuisinier pour préparer le prochain festin, et poursuivirent leur chemin jusqu’à la chambre du roi. Moorcroft avait expliqué à Roxelle l’histoire de Generibus qui avait fait brûler sa bibliothèque secrète et était mort dedans, et la réaction de Xénon qui avait fait reconstruire les couloirs cachés à l’identique et éliminé tous les ouvriers qui y avait travaillé. Xénon avait fait installer de nouveaux miroirs aux anciens emplacements, sauf dans sa chambre où à la place se trouvait une porte dérobée qui était désormais la seule entrée du labyrinthe. Mais depuis sa déprime, il n’y était pas retourné, il ne se préoccupait plus d’espionner qui que ce soit, d’ailleurs son château était vide, qui aurait-il pu épier ? Roxelle nota l’existence d’une entrée secrète et se promit d’y aller faire un tour dès qu’elle en aurait le temps.
Moorcroft poussa la porte de la chambre du roi et s’effaça pour laisser entrer Roxelle. Le vieux barbon était dans son lit, la tête reposant sur des coussins, les cheveux gris épars et répandus autour de lui. De la bave et du vomi avaient coulé autour de sa bouche et s’étaient solidifiés, sa barbe n’était pas taillée et pas brossée, il portait son bonnet pointu de guingois. A le voir, on pensait plutôt à un clown triste qu’à un roi.
Roxelle s’approcha et fit la grimace en sentant l’odeur de décomposition fétide qui régnait autour du lit.
- Depuis combien de temps Xénon n’a-t-il pas pris de bain ? et depuis combien de temps n’a-t-on pas renouvelé sa couche ? demanda-t-elle.
- Il est malade, votre altesse, et on ne peut pas lui faire faire ce qu’on veut, c’est lui qui décide, répondit Moorcroft. Et depuis quelques temps, le personnel vient à manquer.
- Mais il pue, il a peut être des humeurs purulentes, il doit être examiné par un guérisseur, poursuivit Roxelle dont le visage indiquait le dégoût. Ses dents sont noires et son haleine putride, est-ce qu’on n’essayerait pas de l’empoisonner ?
- Qui donc oserait ? s’inquiéta Moorcroft.
- Il se désagrège de l’intérieur, dit Roxelle. Je vais lui donner une potion purificatrice. Mais je ne veux pas le toucher, il est peut être contagieux d’une maladie, ce peut être la peste.
- Le croyez-vous, insista Moorcroft en reculant soudain, mais comment l’aurait-il attrapée, il ne sort pas de la chambre ? et il n’y a plus personne d’autre ici que moi. Serais-je atteint moi aussi ?
- Il a peut être été mordu par un rat ou piqué par une puce ? suggéra Roxelle. A-t-il des bubons ?
- Je ne crois pas, répondit Moorcroft en regardant le roi du plus loin qu’il le pouvait.
Roxelle fouilla dans ses nombreuses poches et sortit quelques fioles. Elle prit à côté de la cheminée une paire de gants de cuir qu’elle enfila et s’approcha de Xénon. Elle glissa le flacon entre les lèvres et força le roi à avaler le liquide. Puis d’une main preste toujours gantée elle souleva les couvertures qu’elle rejeta au loin. Elle écarta les pans de la chemise, mettant le roi à nu et examina le corps maigre et décharné.
- Il y a bien des bubons, constata-t-elle en montrant les boutons gonflés visibles sur la peau du cou et sous les aisselles. Le château est trop sale, il a été envahi par les rats et les puces, et Xénon dans son lit a attrapé la peste. Comment était-il ces derniers jours ?
- Il se plaignait d’avoir mal au ventre et à la tête, il était brûlant et avait tout le temps soif. Comme toujours il délirait complètement, il disait qu’il voyait des rats monter sur son lit, il avait des hallucinations, répondit Moorcroft, de plus en plus inquiet. Et depuis hier, il est totalement prostré. C’est pourquoi je me suis décidé à venir vous voir.
- Tu as bien fait, je lui ai déjà administré une fiole de guérison, il faut attendre que la potion agisse. En attendant, convoque-moi des serviteurs, cette chambre a besoin d’être désinfectée.
Moorcroft sortit précipitamment de la pièce, trop heureux d’échapper au risque d’attraper la peste lui aussi. Il courut dans les corridors à la recherche des serviteurs de Roxelle. Dès qu’ils apprirent l’ordre de leur maîtresse, ceux-ci se mirent au travail. Les chaudrons d’eau et d’huile bouillaient dans la cuisine, et bientôt la chambre contaminée fut vidée de son contenu qui brûla dans la cour. Toute une armée de domestiques zélés couraient en tous sens pour nettoyer le château. Xénon inconscient fut déposé sur une planche de bois nu en attendant qu’un nouveau châlit fut apporté. Sur le sommier de planches furent rajoutés une paillasse fraîche puis un matelas de laine et enfin un édredon de plumes. On recoucha le malade sur le lit.
Avant de le recouvrir de couvertures, Roxelle observa à nouveau les bubons et nota avec satisfaction que certains semblaient avoir éclaté. Elle resta à proximité du roi, assise sur une chaise en bois à haut dossier, guettant les signes de guérison. Régulièrement, elle versait un peu de liquide provenant d’une fiole entre les lèvres du mourant. Xénon avait repris conscience mais ne reconnaissait rien, il gémissait doucement, méconnaissable.
Devant la faiblesse de cet être qui l’avait toujours maltraitée, Roxelle se laissa attendrir. Elle le soigna avec dévotion pendant plusieurs jours. Quand il fut un peu moins inconscient, elle réussit à lui faire avaler un peu de bouillon pour le nourrir et l’hydrater.
Tandis que Roxelle veillait sur Xénon, ses serviteurs avaient redonné de l’éclat au palais. Les anciens habitants du château, pressentant qu’il était temps de revenir discrètement avaient rapporté leurs larcins et s’étaient réinstallés comme auparavant. Le château reprenait vie. Le cartographe, le bibliothécaire et l’astronome ne virent pas plus le retour des courtisans qu’ils n’avaient constaté leur départ.
Ainsi, lorsque Xénon reprit conscience et que sa fièvre eut baissé, il ne se rendit pas compte de la terrible désertion que son palais avait connue. Réalisant que Roxelle était à son chevet, il eut un hoquet de surprise, mais il était si faible qu’il se rendormit aussitôt, pensant qu’il avait rêvé. Il lui fallut plusieurs jours pour se requinquer un peu. Quand il comprit que Roxelle l’avait sauvé d’une mort certaine, il dut se résoudre à s’adoucir vis à vis d’elle, même si ce n’était pas une réaction naturelle pour lui.
Petit à petit il se mit à apprécier qu’on s’occupât de lui et il se complut dans son état de convalescence, il devint hypocondriaque. Il avait toujours mal quelque part, et il prenait des mines contrites, qui alertaient Roxelle, anxieuse d’une rechute. Il restait au lit, ou consentait à s’asseoir dans un fauteuil, mais ne quittait toujours pas la chambre, il se laissait soigner et dorloter comme un enfant. Roxelle lui faisait boire toutes sortes de potions de guérison. Xénon prétendait qu’il lui faudrait de la pimpiostrelle, mais Roxelle répondait qu’il était impossible de s’en procurer et qu’il devrait se contenter de ce qu’elle lui donnait.
Pendant qu’il dormait, elle fabriquait d’autre potions, ayant demandé à ses serviteurs de lui apporter ses grimoires, ses alambics, ses herbes et ses flacons depuis le palais des ténèbres. Elle installa un laboratoire dans l’ancienne bibliothèque secrète de Generibus, qui lui permettait de faire tout ce qu’elle voulait sans que personne ne puisse la voir. Elle y entrait directement depuis la chambre de Xénon, et prenait goût à se promener dans les couloirs dérobés et espionner les serviteurs ou les ministres derrière les miroirs.
Puis, alors que Xénon ne montrait aucun enthousiasme à reprendre le pouvoir, elle se décida à convoquer les ministres et à gouverner.
- C’est presque trop facile, se dit-elle. Je n’ai rien cherché, et tout à coup, sans me battre me voici reine, et Xénon n’est plus rien.
Elle voulait réunir son gouvernement dans la salle du trône quand elle réalisa qu’elle n’avait aucune légitimité en tant que reine, puisqu’elle n’était pas mariée à Xénon. Les ministres pourraient le lui objecter et refuser de lui prêter allégeance. Aussi appela-t-elle Moorcroft à la rescousse pour lui demander ses préconisations.
- Ne faut-il pas que je l’épouse pour pouvoir régner ? demanda-t-elle au mauvais conseiller.
- Ce serait plus sage, ô ma reine, votre Majesté, répondit Moorcroft qui ne voulait froisser personne. Mais il faudrait peut être demander à Xénon, vous ne pouvez vous marier sans son consentement.
- J’y comptais bien, argumenta Roxelle, nous ne pouvons pas convoler sans l’accord de l’un et de l’autre. Mais ai-je intérêt à m’unir à ce roi qui n’en est presque plus un ? Je voulais me marier avec Jahangir, cela aurait plus d’avenir.
- Votre altesse royale, très noble Roxelle, rien ne prouve que vous puissiez un jour rencontrer Jahangir. Il serait alors toujours temps d’agir pour l’épouser, si vous voyez ce que je veux dire … susurra Moorcroft à l’oreille de la reine. Et puis en vous unissant à Xénon, vous pouvez légitimer Zilia, ce qui est votre désir de toujours.
- Tu as raison, Moorcroft, voici un bel argument en faveur du mariage. Je vais de ce pas voir Xénon pour lui faire entendre raison.
Roxelle releva ses jupes et s’en fut dans la chambre de Xénon. Elle n’eut pas besoin de se battre, Xénon accepta tout de suite les épousailles. Il était trop heureux, grâce à cette union inespérée, de se réfugier dans le confort de se laisser conduire par une créature en qui il avait confiance, puisqu’elle lui avait sauvé la vie. En outre, puisqu’il satisfaisait sa demande, il était convaincu qu’elle le laisserait en paix. Il avait envie de s’adonner à la joaillerie et à l’orfèvrerie, et ne souhaitait plus gouverner. Il se fit installer un petit atelier dans une pièce du château, avec tout le matériel pour travailler le métal : un bel établi, une scie et des ciseaux, un chalumeau, de multiples pinces, limes, et pointes, des brosses, des réglets et un triboulet pour mesurer les bagues, un brunissoir à ravaler pour polir, des outils pour emboutir, et toutes sortes de choses qui pourraient lui servir à fabriquer des bijoux. Il eut soudain fantaisie de fabriquer une bague de mariage merveilleuse pour Roxelle, puis de lui façonner la plus belle des couronnes de reine.
Roxelle était ravie de ces intentions, d’autant qu’elles lui laissaient le champ libre pour gouverner comme elle l’entendait, tandis que Xénon assis à son établi jouait à faire un anneau d’or serti d’une énorme pierre bleue, un saphir qu’il avait acheté à un voyageur qui passait par le château. Moorcroft les maria un matin dans la plus stricte intimité. A la suite de la petite cérémonie, ayant passé la bague bleue à son doigt, Roxelle convoqua enfin son gouvernement.
Comme elle avait eu l’occasion d’observer les ministres, soit dans leurs fonctions soit derrière un miroir, Roxelle savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les uns et les autres, et révoqua tous les ministres dont elle était certaine qu’elle ne pouvait leur accorder sa confiance. Elle nomma à leur place des courtisans du palais des ténèbres. Ainsi entourée d’un conseil digne de ce nom, elle commença à remettre de l’ordre dans les affaires de l’état. Xénon l’observait de loin et approuvait ses décisions.
- C’est une maîtresse femme, se disait-il, en commençant à travailler sur son projet de couronne. Avec elle, le pays est bien gardé.
Depuis qu’elle avait obtenu ce qu’elle voulait, Roxelle s’était transformée. Elle avait à nouveau rajeuni, et comme elle était occupée à régner du matin au soir et qu’elle ne prenait pas le temps de manger, elle perdit ses rondeurs et retrouva une silhouette élancée. Elle se faisait faire des robes somptueuses par les couturières du château, estimant qu’une reine doit toujours être richement vêtue et parée. Elle portait les bijoux de Xénon qui n’étaient pas sophistiqués car il débutait dans son art, mais qui par leur naïveté avaient du charme. Elle le faisait par amour pour son époux, car elle avait des sentiments pour cet homme qui était le père de sa fille et pour qui elle avait autrefois éprouvé une folle passion.
Roxelle et Xénon qui s’étaient combattus pendant tant d’années découvraient le plaisir d’être ensemble. Roxelle avait fait signer à Xénon les papiers pour légitimer Zilia, ainsi elle avait atteint tous ses objectifs. Grâce à sa bonne gestion, le pays prospérait à nouveau.
Ni Xénon ni Roxelle n’étaient cependant tout à fait heureux, car ils n’avaient aucune nouvelle de leurs enfants. Quand il y songeait, Xénon éprouvait une grande peine à s’avouer qu’il était l’artisan de sa propre déprime, alors pour oublier son chagrin d’avoir envoyé ses fils à la mort, et indirectement sa fille, il tapait sur le métal avec son maillet, et créait des bijoux de plus en plus beaux qui traduisaient sa mélancolie et son regret. Comme Roxelle comprenait la détresse de son époux, elle portait les bagues, bracelets et colliers qu’il concevait comme si elle pouvait ainsi rendre hommage à Zilia, et puisqu’elle n’éprouvait plus ni colère ni jalousie, elle les portait aussi pour Tizian et Girolam. Les deux époux improbables avaient finalement trouvé un équilibre à défaut du bonheur.
A leurs yeux, ils n’avaient plus d’héritiers, et leur grande frayeur était de devoir laisser la conduite du royaume à un étranger. Ils étaient bien trop âgés pour avoir un nouvel enfant, aussi le problème de la succession était un point noir et un motif de discorde entre eux. Moorcroft naturellement se réjouissait de ces divergences, car il pouvait verser un peu de fiel et embraser la colère des époux. Le choix du futur roi était un sujet épineux, et les idées venaient et tournaient en boucle sans jamais les satisfaire.
Ainsi les jours s’écoulaient, pareils les uns aux autres, et à force de s’enfoncer dans la routine, Roxelle et Xénon ne voyaient plus passer le temps, ils ne se sentaient pas vieillir, et ils ne voulaient pas écouter les ragots et les rumeurs qui arrivaient au palais sur la possibilité d’une guerre.
Moorcroft vieillissait avec eux, devenait de plus en plus bossu, sa barbe fine grisonnante avait blanchi et il avait plus encore qu’auparavant l’air d’un squelette avec son long visage émacié et son corps maigre à l’extrême. Ses yeux se creusaient sous les sourcils foisonnants, et bien que toujours vifs, ils n’avaient plus la même vivacité que par le passé. Il avait compris que l’heure de la vengeance ne sonnerait pas, Roxelle ayant installé un rempart de protection entre lui et Xénon, et il en avait pris son parti. Tout comme Xénon, il se sentait vieux et aspirait au confort, et pour se consoler de ses frustrations et de tout le ressentiment qu’il éprouvait face aux échecs de sa vie, il avait adopté un gros chat noir aux yeux jaunes qui se jouait de lui et qu’il avait nommé Demoninus. Il était persuadé que ce chat retors le protégerait des rats et de leurs puces, si jamais le château était à nouveau infesté. Demoninus le suivait partout dans les couloirs du château, la queue dressée et la mine chafouine, et c’était désormais une plaisanterie des serviteurs que de dire que si l’on voyait le chat, le maître n’était pas loin et vice versa.
Seuls les habitants du pays de Phaïssans continuaient à vivre normalement sans se préoccuper des rumeurs de guerre alarmantes qui sévissaient partout. Le calme et la sérénitude du roi et de la reine leur donnaient confiance en l’avenir. Sur le lac, dans la ville de Girolam, Maroussia la femme infidèle avait mis au monde cinq ou six enfants et se gavait de sucreries. Elle avait fini par se résoudre à habiter l’île de son ancien bien-aimé où les richesses accumulées par le prince permettaient encore aux habitants de vivre dans le luxe et la légèreté, elle ne voyait que sporadiquement son époux et menait la vie la plus dissolue qui soit. Son corps déformé par les abus de toutes sortes avait enflé et sa beauté avait totalement disparu.
La vie avait décidément bien changé au royaume de Xénon. La dernière folie de Roxelle fut de faire construire un cloître attenant au château, situé sur l’extrémité de l’éperon rocheux qui isolait le palais. Elle pouvait ainsi se promener dehors par tous les temps, et fit installer au milieu de la cour une fontaine et des parterres de fleurs.
- J’ai vécu si longtemps sous la terre, prétextait-elle, que j’ai besoin d’air et de lumière plus que quiconque.
Elle passait des heures à l’ombre des arcades gracieuses à regarder le ciel, et ces longues méditations l’aidaient à préparer ses discours et à prendre ses décisions. Parfois le soir, après sa journée de travail à l’atelier de joaillerie, Xénon venait la rejoindre sur son banc avec un nouveau bijou, et ils devisaient tous deux sur les sujets importants pour le royaume, mais ils n’abordaient jamais l’imminence du danger qui le menaçait.
- J’ai bien envie de reprendre les arbres généalogiques de ce vieux fou de Generibus, dit un soir Xénon. Cela m’amusera de connaître un peu l’histoire de ma famille. Je crois qu’il a laissé quelques détails chez l’archiviste, et je récupérerai ce qui n’était pas totalement calciné dans sa bibliothèque.
- Faites donc mon ami, répondit Roxelle qui se moquait totalement de cette idée et avait en tête des milliers d’autres choses à accomplir pour gouverner le royaume.