Eugène n’a jamais été un cuisinier très inspiré, mais il aime aider : choisir les ingrédients qui vont être préparés, les voir dorer et les poser avec fierté au milieu d’une table. Gabrielle, elle, a un sens plus aigu des saveurs et des quantités. Quand, la veille du réveillon, ils font équipe, il en résulte une ribambelle de plats acclamés, que Gabrielle dispose dans les assiettes avec la précision d’un peintre du pointillisme. Les épaules et le menton relevé, Eugène les apporte ensuite à table. Leurs deux invités ne manquent pas de complimenter la poêlée d’asperges bresaola, l’entrée qu’ils ont prévue, qui vient après la première, le foie gras que le père a insisté pour apporter car « enfin, c’est Noël ».
Sous la pluie de compliments qui suit chaque plat, Gabrielle en profite pour leur détailler le projet de chambre d’hôtes dont Eugène leur a déjà parlé non sans râler un samedi midi.
« C’est sûr que ce sera plus vendeur maintenant que les travaux sont bien avancés, commente Philippe.
— Il reste encore quelques pièces, mais nous commencerons par les deux chambres où vous dormez, répond Gabrielle. Il suffira de condamner l’accès à la partie chantier pour que les voyageurs ne voient que ce qui est fini.
— Eugène nous a dit que tu voulais aussi faire table d’hôtes ? lance Sophie.
— Dans un second temps, oui !
— C’est Eugène qui sera content de partager ses dîners avec des inconnus, ricane le père.
— Il n’a jamais été question que nous dînions autour de la même table, tranche Eugène sans attendre. Il y a largement la place pour un salon dédié aux hôtes, dans la partie en chantier…
— Et ta bibliothèque ? grince sa sœur. Elle aussi, elle sera ouverte aux invités ? »
Eugène préfère l’ignorer en relevant le couvert avec maladresse.
« Qu’est-ce qu’il est susceptible, en ce moment… » lâche Philippe.
Les assiettes en branle dans ses mains, Eugène revient à pas d’éléphants. Fusille son père du regard.
« Je vais t’aider à débarrasser » s’empresse de rajouter Sophie.
Gabrielle, elle, le dévisage à présent de ses yeux insistants, mais Eugène profite du passage de sa sœur pour disparaître dans son sillon.
« T’aurais dû lui en parler… lui reproche Sophie à voix basse une fois arrivée dans la cuisine.
— Tu ne le crois toujours pas, que ce n’est pas moi qui ai chargé mes romans, pas vrai ?
— Si, je te crois. Écoute Eugène… J’ai fait le tour du registre des requêtes…
— Et je suis un somnambule qui utilise Léana sans le savoir, peut-être ?
— Non, je n’ai jamais dit ça. Mais le 17 janvier 2020, tu as accepté une mise à jour du système. »
Sophie s’interrompt. Sur ses lèvres, il lit une hésitation qui l’impatiente plus encore.
« Et ?
— Et Léana était encore en version beta à l’époque » bafouille-t-elle.
Eugène attrape une nouvelle bouteille de vin qu’il ouvre d’un geste si vif que l’écho du bouchon se répercute contre les murs.
« Tu sais, continue Sophie, une version beta, ce n’est jamais parfait…
— Donc ?
— Donc techniquement, tu as accepté une mise à jour le 17 janvier 2020, quand j’ai paramétré Léana avec… Un peu plus de libertés dirons-nous, pour la présentation devant le jury.
— Tu me butes, à la fin. C’est toi qui m’as montré les paramétrages de base ! Dès le premier jour où on a créé mon compte, t’étais là ! Case ‘textes techniques’, cochée. On a parcouru mes fichiers pour sélectionner le dossier à partir duquel je travaille sur les notices. Case ‘textes à traduire’, non cochée, car je n’en avais pas besoin. Case ‘textes littéraires’ ! Tu te souviens de ce que j’ai dit ? »
Elle le sait. Il connaît bien assez ses moindres mimiques pour déchiffrer ce visage : celui d’un sacré pétrin dont elle n’a pas encore trouvé la porte de sortie. Lui se souvient très bien de sa réaction, pour l’avoir considérée inchangée depuis. Un grand « jamais », prononcé en son âme et conscience. Au fond, que des technologies comme Léana existent le débecte, du moins pour parler littérature. Pour ses notices, elle l’avait libéré. Un temps. Il a fait entrer un loup dans le terrier, et il en paie aujourd’hui le prix. Jamais Eugène n'a voulu s’appuyer sur la béquille de la technologie, si poussée qu’elle soit, pour ses romans. La littérature vaut mieux que ça. Et la littérature a besoin de l’Homme pour survivre face au dédale dans lequel la société a plongé depuis l’arrivée du premier ordinateur dans les foyers. Pour lancer de nouvelles tendances, exprimer avec des mots nouveaux les maux de son époque. Tracer la route de l’expression personnelle, et laisser d’autres s’engouffrer dans ses sillons pour créer de nouveaux mouvements. L’intelligence artificielle, elle, s’appuie sur des textes connus et déjà écrits pour en générer de nouveaux au goût des hommes. L’art n’a rien à faire du bon goût. Il est. Et c’est dans un sillon dénué de toute probabilité que naissent les trajectoires qui, un jour, finissent par croiser le chemin du bon goût. Concept qui, Eugène est le premier à en convenir, dépend d’un ensemble de facteurs temporels, sociaux et personnels. Oui, Eugène se souvient très bien de ce qu’il avait dit à Sophie ce jour-là. Écrire des romans avec une intelligence artificielle, c’est donner court à la vision capitalistique du monde du livre. Ne sortir que des livres qui correspondent aux goûts des masses, à un instant t. Ne plus laisser la place à des ovnis, des pépites, des livres incompris, ceux arrivés trop tôt. En somme, des ouvrages dont la littérature a besoin pour se nourrir et perpétuer.
« Écoute, je suis désolée, ok ? Pas besoin de me refaire ta tirade sur ce que c’est, d’écrire. Papa me la sert déjà bien assez souvent.
— Ce que tu peux être immature, quand tu t’y mets…
— Je n’ai pas voulu que ça arrive. Je ne sais pas combien de fois il faudra que je te le dise, mais c’est vrai. Maintenant que c’est là, c’est là. Et finalement, c’est peut-être pour le mieux. Après tout, c’est ce que tu voulais, non ? Quand tout ça sera réglé, tu pourras vivre de tes romans ! »
Eugène s’esclaffe.
« Ils ne sont pas pressés pour me parler. Tu y crois ? Je pensais que quand on était auteur, que l’on avait affaire à des professionnels, on pourrait parler d’homme à homme. Ça prendra peut-être des années, pour que tout ça soit réglé… Entretemps, c’est moi et mes notices. L’écriture, elle est morte depuis plusieurs jours déjà.
— Ça reviendra…
— À quoi bon ?
— Tu as toujours été de l’avant. Putain Eugène j’étais pas née que t’écrivais déjà ! Tu ne vas pas te débiner à la première difficulté ?
— Chaque mot, chaque page que j’écris est devenu une souffrance. Cette affaire, c’est moi contre le monde. Comment je peux lui faire face alors que je ne suis même pas capable de lutter contre moi-même ?
— En nous laissant t’aider, pour commencer. En parlant avec mon avocat, pour les affaires… En parlant avec Gaby. Un fardeau partagé est un fardeau plus léger.
— Je ne lui ai pas fait confiance…
— Sur ce coup-là, t’as pas brillé, lance Sophie.
— Je sais. Mais comprends-moi, aussi…
— Je te comprends. Tu sais, t’es énervé contre moi donc je ne t’en veux pas de ne pas y penser, mais moi aussi, tout ça, ça me dépasse un peu. T’imagines, après toutes ses années à coder Léana, à la peaufiner pour en faire l’assistante de rédaction parfaite, se faire dépasser ? Je ne l’ai pas vu venir. Léana a été plus loin que ce que j’espérais. Elle a sorti deux putains de romans ! Géré une carrière, un alias, Zuka… Moi aussi, je me sens un peu laissée pour compte, après tout ça… »
Aveuglé par sa propre colère, Eugène n’avait vu qu’une face de la même pièce : par deux fois, la création avait dépassé son créateur.
« Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? reprend-il.
— Parce qu’à part ce qui sortait de son registre d’activité, t’étais pas très disposé à m’écouter, ces derniers temps. Ni à écouter personne, d’ailleurs.
— Quand je pense que j’ai accepté que mon chez-moi devienne une maison d’hôtes…
— Tu dois faire attention à Gaby.
— Je sais. Et toi à Léana. Je donnerai les coordonnées de ton avocat au mien, ils prendront contact… On a rendez-vous début janvier à la maison d’édition.
— Tiens-moi au courant.
— Et pour ta parfaite information, je n’ai pas envie de me battre contre toi, continue-t-il. Alors arrête de crypter la moindre conversation quand tu me parles. Si je prends le risque de te faire confiance depuis le début, j’apprécierais que ce soit réciproque.
— On a des avocats qui nous représentent, Eugène. On ne peut pas se parler en toute impunité.
— Mais moi je n’ai pas engagé de procédure contre toi. Alors nos avocats, ils ne sont là que pour nous conseiller. Et même si j’y ai été très fortement incité par Maringo, mon avis reste le même : je ne t’attaquerai pas. Et toi, tu ne me fais pas confiance.
— Si, si… » répond Sophie à demi-voix.
Eugène jauge sa sœur une dernière fois puis saisit la bouteille de vin ouverte pour l’emmener dans la salle à manger.
Là, un autre champ de bataille l’attend.
Dès qu’il franchit la porte, Gabrielle lance l’assaut. À ses yeux exorbités, Eugène comprend qu’il s’engage dans un sacré pétrin.
« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? gronde-t-elle.
— Et toi, pourquoi le lui as-tu dit ? retourne Eugène à l’encontre de son père.
— Écoute Eugène, comment je pouvais savoir que tu ne l’avais même pas prévenue !
— Seule Sophie savait, se défend-il, et si ça ne tenait qu’à moi, on en serait resté là jusqu’à… Jusqu’à ce soir, d’ailleurs, et j’aurais eu cette discussion au calme. Pas avec mon père qui me plante un poignard dans le dos pendant que je suis dans la pièce d’à côté !
— Un poignard ? Je suis ta copine, Eugène, merde à la fin ! Tu peux m’expliquer pourquoi je ne l’apprends que maintenant ?
— Parce que jusqu’à ce soir, je ne savais pas qui avait fait ça. Voilà pourquoi. Et que je voulais y voir plus clair avant de risquer de t’en parler…
— Tu m’as… »
La voix de Gabrielle s’étrangle.
« Je n’arrive pas à croire que tu aies pu… »
Elle ôte la serviette qui gisait sur ses genoux avant de la balancer sur la table.
« Je n’ai plus faim » conclut-elle.
Gabrielle disparaît en cuisine, d’où rugit l’eau et les coups d’éponge sur le verre qu’elle nettoie avec acharnement pour mieux s’offrir du temps loin de cette table maudite. Eugène se lance sur ses pas, mais dès qu’il entre dans la cuisine, elle l’assène d’un « laisse-moi seule ».
Quand il revient à table, Eugène n’ose plus regarder ses hôtes dans les yeux. Il lui tarde que ce repas se termine, que son père et sa sœur regagnent leur chambre et arrêtent de saboter cette soirée de mauvaises nouvelles toutes pires les unes que les autres. Qu’il puisse enfin se retrouver avec Gabrielle pour en reparler plus tranquillement. S’excuser. Lui expliquer comment il en était venu à la suspecter et, s’il a encore son oreille, lui confier tout ce qui lui avait pesé au cours de ce dernier mois.
« J’en parlais avec Gabrielle » reprend Philippe d’une voix plus posée. Assez basse pour ne pas qu’elle puisse entendre de la cuisine. « Elle m’a dit qu’elle connaissait des graphistes qui utilisaient l’intelligence artificielle. Ils disent qu’ils gagnent surtout beaucoup de temps, et que les programmes produisent de bons résultats.
— Papa… répond Eugène d’une voix lasse.
— Quoi ?
— Tu penses vraiment que c’est le moment de repartir sur tes débats philosophiques ?
— C’est Noël ! scande-t-il telle une excuse absolue.
— Je n’ai pas l’énergie pour un débat, continue son fils.
— Je croyais que tu étais d’accord avec Papa sur le sujet.
— Je le suis, je le suis… C’est juste que… Pas ce soir, souffle Eugène. J’en ai eu assez pour un repas, je pense.
— Il est fatigué… commente Sophie.
— Alors il n’a pas besoin d’y participer. De toute façon, sur la question, ma plus grande contradictrice, c’est ma fille ! »
Sophie rit, puis leur ressert un verre de vin.
« C’est vrai que ça fait gagner beaucoup de temps… Je t’ai dit, c’est le futur. »
Le père retourne la bouteille de vin et y fixe le coq qui lève la patte sur l’étiquette dessinée par Gabrielle. Il est on ne peut plus sceptique de ces spiritueux dont sa belle-fille lui a vainement fait passer quelques bouteilles offertes par l’un de ses clients et le lui a déjà fait remarquer : une bouteille de vin doit, selon ses dires, être étiquetée au nom du château sur un fond blanc, même s’il tolère le crème. Mais Gabrielle ne s’était pas laissée abattre : « Vous n’aurez qu’à l’utiliser pour votre bourguignon ».
« Et dire que je pensais que le plus grand risque pour nos crus locaux, c’était cette mode… Si ça continue, il y aura des intelligences artificielles pour dire quand récolter, combien de temps laisser décanter…
— Il y en a sûrement déjà, lance Sophie.
— Et dans quelques années, on fera le vin à Bordeaux comme en Bourgogne, et plus personne ne verra la différence. Quand je pense à tous ces secrets de fabrication qui, tous ensemble, font la spécificité des crus…
— Quand je pense à tous ces vignerons que l’on mettra sur le banc… souffle Eugène.
— Les vignerons, oui, et la tradition, détaille le père, tous ceux qui boivent du vin aujourd’hui, en boiront demain…
— Et tout le succès qu’auront certains châteaux car ils récolteront les grappes au meilleur moment, pour avoir le meilleur goût… s’enthousiasme Sophie. Qui auront le meilleur du vin qui puisse être fait !
— Le meilleur vin, ça ne veut rien dire, coupe Philippe. On le préfère tanique ou non, fruité ou non, boisé ou non… Il n’y a aucune vérité absolue. Pour le vin, comme pour le reste. C’est croire qu’il y en a une, le danger. »
Je n'ai pas grand-chose à dire sur ce chapitre, il est clair, les interractions entre les personnages sont fluides.
Je n'ai pas très bien compris dans quelle temporalité se situe le premier paragraphe, on dirait qu'il se passe plus tard que le reste du chapitre ?
C'est un peu étrange qu'Eugène soit étonné de voir débarquer Sophie alors qu'il lui a envoyé ses horaires de train, s'il ne voulait pas qu'elle vienne, il ne fallait pas faire ça
J'aime bien la réaction de Sophie. Après tout, ces bouquins, c'est finalement elle qui les a écrits ! Par contre je ne comprends pas qu'elle ne se remette pas plus en question sur sa responsabilité dans l'histoire ; son frère avait pourtant été très clair sur les conditions de leur arrangement.
A bientôt !
Pour le coup, je suis en train de réfléchir à fond en ce moment sur la cohérence de certaines réactions de Sophie, et oui je suis d'accord avec toi. A ce stade, elle devrait davantage maîtriser l'enjeu de sa responsabilité... Je n'ai pas encore réussi à insuffler ça dans le texte, mais j'y travaille d'arrache-pied.
Merci pour ton retour !