Une fois Philippe et Sophie partis, Gabrielle refuse toute aide pour nettoyer les chambres et changer les draps. Si elle se couche plus tard qu’Eugène ce soir-là, il a la surprise le lendemain matin de trouver la place à côté de lui dans le lit intacte.
Il ne dit rien la première fois.
Il a beau passer les jours suivants à faire amende honorable, saisir chaque occasion pour proposer de l’aider à retaper la salle de bain attenante aux chambres d’amis, à repeindre la grande pièce qui sera le salon des futurs clients, la réponse est toujours la même et toujours aussi catégorique : elle ne veut pas de son aide. Il essaye, pourtant, de témoigner de sa bonne foi et profite du rachat de pots de peinture pour terminer la véranda. Prouver qu’il tient à participer. Mais le soir venu, la place dans son lit demeure vide.
« On va où, là ? demande-t-il d’une voix étouffée alors que Gabrielle part se coucher dans la chambre d’amis pour la troisième nuit d’affilée.
— Je vais partir à Aix pour le réveillon. J’y resterai quelques jours…
— Ça m’aurait fait plaisir que l’on passe le nouvel an ensemble… »
Gabrielle hoche la tête mais ne trouve pas la force de lui répondre.
« Je n’arrive plus à me projeter dans cette maison » lui dit-elle avant de claquer la porte.
Son besoin d’espace constitue les prémices de la fin, craint Eugène, et il ne se passe pas un matin sans qu’il ne s’attende à trouver sur son téléphone le fameux « il faut qu’on parle ». Pour l’instant, Gabrielle ne parle pas. Elle manque à l’appel, ne s’inquiète pas de savoir comment lui vit son absence. Chaque soir, il aimerait la contacter pour la supplier de ne pas partir mais il a peur de l’étouffer davantage. Peur d’entendre sa voix détachée, comme en ce premier janvier où il l’appelle pour les vœux.
« Rien n’est irrémédiable, lui explique-t-elle. La preuve : je te préviens que je mets de la distance, moi. »
Eugène entend des reproches en sous-texte dans la moindre phrase. Il attend avec un espoir tenace que Gabrielle soit prête à parler, à l’écouter et bientôt, à lui pardonner. Son discours, il le travaille davantage chaque jour où le téléphone ne sonne pas : il était trop perdu pour être clairvoyant, leur amour est un repère qu’il ne peut se permettre de perdre, lui qui vient déjà d’être dépossédé de tout. Il a besoin d’elle, de son énergie débordante, de son humeur souriante qui contrebalance si bien la morosité qui le ronge, et chaque nuit à rester seul dans ce corps de ferme froid le lui rappelle davantage.
Quand, après une semaine d’absence, Gabrielle revient enfin, elle ne sort pas sa valise de la voiture. Les bras croisés, elle lui annonce que ces derniers jours seule lui ont permis d’y voir plus clair, qu’à présent, sa décision est prise. La voix balbutiante, Eugène ne parvient pas à la convaincre de lui laisser une seconde chance.
« Et la ferme ? Les réservations ?
— J’ai tout annulé. De toute façon, je ne pense pas que ça t’intéressait tant que ça.
— Je croyais que c’était ton rêve, de vivre ici…
— Ça en était un, à un instant donné, et puis… Je me dis parfois que je me suis enterrée ici comme dans une prison. »
Ce mot, dans la bouche de celle qu’il aime, résonne aux oreilles d’Eugène avec un grincement amer. Gabrielle est comme le vent : elle souffle, crée des courants d’air. Il l’a pensée inépuisable. A cru que lui offrir ce cadre de vie dont elle avait dit tant rêver aurait su attiser son feu : elle irait à présent tonner loin de lui.
« J’ai besoin de me retrouver avec moi-même, reprend-elle d’une voix plus affirmative. Et ça, je pense que tu peux le comprendre.
— Non, j’ai du mal à le comprendre justement.
— J’ai besoin de vivre. Moi aussi, j’ai besoin de ma bibliothèque, tu vois ? De quelque chose qui me rattache à la vie comme toi l’écriture. Et je n’ai jamais réussi à le trouver avec toi. »
À ces mots, Eugène tourne la tête pour qu’une larme coule face au mur. Gabrielle s’approche pour le prendre dans ses bras, mais son étreinte n’a déjà plus rien de celle des dernières fois. Elle est distante, compatissante, et si peu réconfortante qu’Eugène pense que tout espoir de la faire changer d’avis est vain.
Il la regarde charger la voiture les yeux rouges. Comment une personne peut-elle s’installer jour après jour dans notre vie et en partir si brusquement ? Eugène tente de minimiser la vue de Gabrielle, sur le perron, qui se retourne une dernière fois pour lui murmurer qu’elle a terminé de prendre ce dont elle a besoin pour l’instant. Il se dit qu’elle est déjà partie depuis Noël, qu’il l’a perdue depuis le jour où il a décidé de ne pas lui faire confiance, la première fois que Zuka est entré dans sa vie. En rattachant le départ de Gabrielle à une faute personnelle plutôt qu’à une décision de l’autre à son encontre, la séparation lui paraît plus acceptable car il porte le poids de la culpabilité ; il a la faiblesse de croire que, dans une autre situation, celle avec qui il venait de partager huit années de sa vie serait encore à ses côtés et que peut-être, un jour Gabrielle apprendra à le lui pardonner.
Pour se vider l’esprit, Eugène consacre son début d’année à ses notices techniques qu’il rédige dans la véranda. Même si ses manuscrits ne sont plus sur l’ordinateur, il refuse d’utiliser Léana. Eugène veut revenir « aux choses simples ». L’intelligence artificielle lui avait permis d’acheter cette maison avant de devenir son pire cauchemar. Il préfère à présent passer son temps à détailler les spécificités techniques des tuyaux qu’enclencher ce logiciel infernal qui lui offrait pourtant le luxe de ne travailler qu’une heure par jour. Et à chaque nouvelle mission, il ne manque pas de pester envers Léana.
Il est pire de revenir en arrière une fois que l’on a pris goût aux choses, et en cela, Eugène se laisse plus d’une fois tenter d’avoir recours à l’intelligence artificielle de nouveau. Après tout, le mal était déjà fait. Pour l’écriture de ses romans, il a définitivement banni l’usage de l’ordinateur. Et même si l’idée d’acheter un autre portable pour ses propres textes sans jamais y installer Léana paraît séduisante, quelque chose le rebute. Eugène n’aime plus l’ordinateur, il n’est dessus que pour le strict nécessaire. S’il doit chercher une information, il préfère recourir à son téléphone. S’il doit écrire, il opte pour un carnet. D’ailleurs, depuis novembre, sa bibliothèque a été inondée de cahiers, qui traînent çà et là en lieu et place des livres.
Eugène a commencé un nouveau projet de roman, un manuscrit qui n’a d’existence que sur des pages, qui ne deviendra numérique que pour être recopié dans sa forme finale. Et tous les jours, Eugène écrit, rature, corrige toujours la même scène, le même chapitre : celui du garde-forêt dont un incendie a ravagé les bois. Il ressasse l’épisode des flammes, des canadairs qui viennent caresser la Gironde pour remplir leur cuve, de la stupeur des habitants devant ce ciel orange, apocalyptique, et de l’effroi. Mais que doit-il se passer après ? Eugène n’arrive plus à voir ce qui peut renaître des cendres du passé.
La page blanche, le cauchemar de l’auteur, l’accompagne chaque soir. Plutôt que de rester dans le salon vide de Gabrielle, plein de leurs souvenirs ensemble, il reste à l’étage, sous sa mansarde. Là, le temps s’arrête. Pas ses préoccupations. Alors, Eugène passe des heures devant sa feuille, stylo à la main, prêt à s’exécuter. Ses doigts ne bougent pas. Parfois, une mine plus enjouée se dessine sur son visage. Il rapproche la pointe du papier, tremble avant le contact fatidique, et ne se décide pas à tracer la moindre lettre. Laquelle ? Pourquoi celle-ci et pas une autre ?
Parfois encore, quelques mots jaillissent, puis le disque s’enraye de nouveau. Alors, il relit ce qu’il vient de coucher. Nul. Le raye d’un trait bien plus assuré que tout ce qu’il a été capable de produire jusqu’alors.
Il existe deux types de phases scripturales : celles où l’on ne veut rien effacer, et celles où l’on jetterait tout. Cela faisait quelques mois déjà qu’Eugène stagnait dans cette seconde catégorie. À force de se butter sur sa feuille blanche, il s’en arrache les cheveux.
Pourtant, il ne se décide pas à quitter son bureau. Ni à cesser d’essayer de venir à bout d’une histoire. L’écriture est si viscérale qu’il ne s’imagine pas arrêter. Il lui a consacré toute son existence passée, il lui dédie la future.
Sans l’écriture, il a peur de n’être plus rien. Plus personne. Et cette simple pensée le terrifie.
Ce qui m'a un peu gênée :
- n’avaient pas remis le baume au cœur escompté par Eugène ==> la formulation n'est pas claire, on a l'impression qu'on parle du coeur d'Eugène
- Tu n’en as vraiment pas la moindre idée ? ==> honnêtement, moi aussi je m'interroge ! pourquoi réagir comme ça d'un coup après plusieurs mois alors qu'il ne s'est rien passé de spécial depuis ?
- que celle où ils avaient emménagé ==> dans laquelle ?
- il n’était dessus que pour le strict nécessaire ==> ne l'allumait ?
- Surtout depuis qu’elle était partie si loin ==> répétition de "partie si loin" avec la phrase au-dessus
- Eugène avait rogné sur ses plates-bandes ==> je ne suis pas sûre de comprendre la phrase
Mes phrases préférées :
- conclut-il à son père un samedi midi d’automne ==> c'est bien joué pour indiquer que du temps a passé
- Après tout, la faille informatique est le plus souvent humaine. ==> mon chef dit souvent "l'erreur se trouve souvent entre le clavier et la chaise" ^^
- Abandonner un manuscrit était un mal nécessaire pour ne pas abandonner sa passion ==> j'adore l'idée !
- Plus le temps passait et plus Eugène comprenait qu’il avait, sous le coup de l’énervement, dépassé les bornes avec trop de monde. ==> ah enfin !
Remarques générales :
Il me semble que, à la fois par rapport à Sophie et à Gabrielle, Eugène est incapable de se mettre dans la peau de ses interlocuteurs. Enfoncé dans sa souffrance, il a l'air d'estimer que puisque c'est à lui qu'on a fait le plus de tort, les autres n'ont pas le droit de réagir contre lui. C'est à la fois criant de réalisme et très agaçant ! J'ai un peu envie de le secouer. (j'ai commencé à écrire ça pendant ma lecture, du coup je suis contente qu'à la fin il se réveille un peu !)
C'est étonnant qu'il n'en ait pas parlé à sa mère plus tôt ! Il a l'air de bien aimer se faire plaindre et de se la jouer un peu martyr, j'ai le sentiment qu'il aurait essayé de faire pleurer dans les chaumières bien avant. Par contre si c'était pour lui parler comme ça, c'est sûr qu'il aurait mieux fait de s'abstenir...
J'espère qu'on aura bientôt des nouvelles du procès !