Une mousse verdâtre, mouchetée par le blanc du givre, recouvrait le bois humide. Au coin de la bouche édentée, au rire goguenard, les veines de l'aubier creusaient des rides profondes comme des canaux. Bouchés, ils dégoulinaient d'une bave boueuse. Le visage fronçait ses sourcils d'écorce moisie, retroussant les plis de sa peau friable sur un nez crochu, infesté de verrues de champignons gris. En dépit de sa laideur et de sa puanteur, il arborait une expression doucement moqueuse, comme si de tous, il savait ne pas être le plus répugnant. Ses orbites crevées par les griffes dorées de Lopten paraissaient lire bien au-delà de ce qu'un simple visage pouvait dissimuler. Sygn éprouvait un certain malaise, à l'observer et à se savoir observée.
A qui pouvait appartenir un visage aussi laid ? Aucun garde d'Alldrheim, même le plus idiot, ne laisserait une étrangère vêtue d'un masque aussi repoussant pénétrer ses frontières. Sygn redoutait qu'à son contact, son propre visage ne parte en lambeaux. Aucun cataplasme de sa connaissance ne pourrait y remédier. Cela dit, elle s'abstint de tout commentaire. Lopten se trouvait en proie à une extrême concentration. Ce plan devait germer depuis des dizaines d'années dans son cœur flétri par l'Absence. Tandis qu'elle marquait le masque, un flot ininterrompu de murmures s'écoulait de ses lèvres nécrosées. Le ton de ses sifflements de varan suffisait à interpréter cette langue inconnue. Il s'agissait d'un ton bien familier, aux oreilles de Sygn.
Dans la lueur argentée de la lune, une constellation de cicatrices brillaint sur la peau de Lopten. Gagnée par une transe contenue, elle ressemblait à un reptile désorienté par la lumière qu'il avait oublié à force d'obscurité ; et qu'à présent, il maudissait.
Sygn détournait sans cesse les yeux. La complicité de Lazare lui restait en travers de la gorge. Le bon, le vénérable, le grand Heimdall et son loyal conseiller. Le Dieu Protecteur dont l'autorité reposait sur la captivité d'un otage. Siegfried ignorait tout, mais Lazare savait. Il savait, il participait et il cachait. Il broyait le cœur d'une mère le jour et retrouvait sa progéniture la nuit. La colère n'était pas le propre des sorcières, elles ne naissaient pas avec, mais Sygn découvrait un peu plus comme les dieux s'évertuaient à ce que la plupart d'entre elles en soient atteintes. Il ne leur restait plus qu'à accuser leurs rivales de folie pour en faire les monstres à craindre.
« Je suis désolée pour votre fils. Et pour vous. »
Sa voix s'était confondue dans le faible courant d'air de la nuit. La honte l'empêchait de parler plus fort et de chercher les yeux jaunes de Lopten.
« Tu n'es pas ton père. Tu n'es pas ses actes. »
Elle n'avait pas levé le regard. C'était peut-être mieux ainsi. Sygn lui en était reconnaissante. Ses prières marmonnées se tarirent. Le masque demeurait un vieux bout de bois pourri mais quelque chose avait changé dans son expression. Lopten lui tendit, mais Sygn ne parvenait à chasser complètement sa circonspection.
« Mets-le, et il te donnera la forme que tu souhaites revêtir. Ca ne devrait pas être difficile, pour toi. »
Pas difficile. Quelques mois plus tôt, Sygn aurait pu lui répondre par l'affirmative. Elle aurait pu lui dire qu'adopter les contours de son père ne posait aucun problème, qu'elle n'avait guère besoin d'un masque si grotesque. Cette assurance lui avait été arrachée avec le Fleuve.
Pouvait-elle réellement se prétendre sorcière ? Qu'était-elle si ce n'est une simple femme capable de discerner plantes vénéneuses et médicinales ? Sygn n'avait rien d'une sorcière. Une guérisseuse, tout au plus, vouée à devenir aussi aigrie et effrayante que Torunn. Rongée par les remords et la rancune à l'égard d'Yggdrasil tout entier. Sygn avait fini par comprendre cela. A s'y habituer, ce qui était peut-être pire. Cette éternelle rancœur, compagne à la langue tranchée mais aux poings tambourinant contre la poitrine de Torunn ; Torunn qui détestait son exil, qui détestait ceux qui lui avaient pris son époux, son fils et sa sœur. Torunn, qui se détestait pour avoir renoncé à son propre courroux. Son existence se consacrait à cela. A détester. Et rien d'autre n'existait pour l'en distraire. Chaque matin, elle ouvrait les yeux dans un refuge qui n'en avait plus que le nom. La solitude dans la maison et celle dans ses Jardins qu'Idunn n'avait jamais foulé se relayaient ironiquement selon sa propre volonté.
A l'annonce de l'Oubli des Nornes, Sygn s'était vue, un instant fugace, en Torunn. Elle s'était vue, rongée par des sentiments semblables. Qui avait-il d'autre à ressentir pour ces maudites Nornes ? Il n'y aurait rien d'autre tant qu'elle resterait là. Que le rappel de cet oubli. Un oubli ! Trop insignifiante pour être retenue. C'est tout ce qu'elle était. Un simple oubli pour ces vieillardes trop lâches pour se montrer. Et cette vision l'avait terrifiée.
Dès le sort levé, Sygn s'en était allée. Il n'y avait rien d'autre là, et il n'y aurait rien d'autre avant très longtemps.
Lopten, dans sa détresse, lui offrait une chance de trouver quelque chose. De réparer ce qui avait été fait injustement. Peut-être la remarqueraient-elles. Peut-être les Nornes noteraient-elles un trouble dans leur tissage. Peut-être regarderaient-elles de plus près cette petite chose qu'elles n'avaient même pas conscience de négliger.
Après une profonde inspiration, Sygn consentit à plonger le visage dans le bois pourri. Les parois étaient froides, toutefois plus tendres qu'elles n'en avaient l'air. Prenant l'empreinte des nouveaux traits venus les solliciter, leurs murmures amicaux apaisèrent leur nouvelle hôtesse. La bile suintante des rides de bois filait sous les doigts de Sygn. Mais plus comme de la glaise. Un courant doux. Noir et frais. Les yeux clos, il lui sembla ressentir la caresse du courant du Fleuve et entendre la berceuse chantée par ses eaux. Cette eau avait accouché du masque.
Ca ne devrait pas être difficile pour toi.
Cette eau l'avait engloutie durant des centaines de rêves. Sygn en avait sortit la tête tout autant de fois. Alors, cette nuit-là encore, elle se laissa fondre dans ces bras qui ne l'étreignaient plus depuis des mois. Elle rouvrit les yeux, et dans le reflet d'une flaque verglacée, le visage de Lazare lui rendit son regard écarquillé.
La Splendide Alldhreim se révéla dans la lueur sanguine des premiers rayons du soleil. Ses hauts remparts de pierres blanches défiaient la cime des arbres alentours. Elles projetaient une ombre immense sur la forêt et accaparaient en leur sein la lueur des Astres. Régulièrement disposées, des tours de guets s'élevaient sur toute la périphérie, plus hautes encore, nids d'oiseaux de proies encore endormis.
Deux jeunes hommes au teint bleuis par le froid et cernés par l'ennui se tenaient aux Portes scellées, les pieds enfoncés dans la neige. Leur armure tinta doucement contre leurs côtes lorsqu'ils se redressèrent. Ils reconnurent l'ombre de Spiegel avant d'apercevoir celui qui la chevauchait. La main sur les grilles, l'un d'eux ravala sa salutation en décelant, derrière Lazare, le spectre aux yeux jaunes qui émergeait d'entre les arbres. Lopten les impressionnait tant que tous deux détournèrent la tête, comme s'ils craignaient de se changer en statue de pierre.
« Devons-nous la laisser passer ? balbutia le plus grand mais aussi le plus frêle des deux.
- Heimdall est au fait de sa venue. »
Lazare avait parlé avec assurance, laissant apparaître un agacement léger qui dissuada toute objection. Les lances se décroisèrent ainsi que les grilles de la cité. En passant devant les soldats, Lopten fit crisser sa langue bifide entre ses crochets.
Le jour se levait à peine sur Alldhriem, mais déjà, les plus modestes mains s'affairaient. Des odeurs de cuissons se collaient aux fenêtres et se faufilaient hors des cheminées, on chassait la neige à grands coups de balais, blottis dans des châles de laines. Les premières flammes grandissaient dans les forges autour desquelles des hommes costauds en tablier de cuir se réchauffaient en soufflant entre leurs mains. Des femmes et des hommes, recroquevillés sur des chariots claquaient leurs rênes sur le flanc de mules épuisées, dont les naseaux soufflaient de grands volutes de vapeur. Des convois de paille, de légumes, de viandes, de bois affluaient de toutes parts pour se rejoindre sur la large route déjà encombrée. Des enfants couraient après des poules, des chiens ou des porcelets, leurs genoux ou leurs coudes mis à nus par des vêtements usés. Sur les pavés, le gel scintillait comme la surface d'un miroir et sur les toits d'ardoise luisante, le soleil contemplerait bientôt son reflet. Eblouie par les multiples réverbérations, les pupilles de Lopten ne se réduisaient plus qu'à un trait, plus mince qu'un cheveu. Lazare, quant à lui, portait une main en visière.
Des portes s'ouvraient et se refermaient précipitamment. On désignait avec plus ou moins de discrétion les deux arrivants. De petites mains trouvaient l'audace d'approcher le crin de Spiegel, certaines, plus adultes et élégantes saluaient Lazare qui - semblait-il - ne déplaisait pas à la gente féminine. Ainsi répondait-il par des sourires qui suffisaient à faire pâmer les heureuses destinataires. L'essentiel de la méfiance se dirigeait à l'encontre de Lopten, qu'on craignait trop pour oser cracher sur son passage mais dont on priait déjà à mi-voix le départ. On la scrutait, pareille à la mort en personne, espérant seulement ne pas la voir s'arrêter sur le pas de sa porte. Siegfried avait parlé d'une vie débordante, d'une activité enthousiaste. La présence de Lopten paraissait annuler toute gaieté.
La voie qui partait des remparts menait sans détour au Palais de Heimdall, ainsi que décrit par Siegfried et Lopten. Parée d'une couronne de verdure et de fleurs qui n'auraient pas dû éclore en cette saison, la place ressemblait au centre d'une vaste cible, percée par les pointes argentées des tours du Palais d'argent. Dans sa cour, délimitée par le mince ruban nacré d'un ruisseau gelé, de jeunes hommes s'entraînaient déjà au maniement des armes sous le regard haut perché de leurs aînés. Des boucliers de bois paraient des armes aux lames émoussées. Des cris bestiaux - quoiqu'un peu ridicules - singeaient les grands airs des plus épiques batailles. Sygn eut le premier réflexe de les trouver risibles. Patauds dans leurs armures de cuir - clairement mal ajustées même pour un œil profane, ils rugissaient comme des ours avant d'abattre des coups qui n'auraient pas laissé un hématome. Et les aînés, logés dans des balcons enfoncés dans les murs du palais comme des cavernes sur le flanc d'une montagne, applaudissaient cela. Que savaient-ils de la guerre ? Ils n'en avaient affronté aucune.
« Avance parmi eux. »
Lazare tira doucement sur la crinière de Spiegel afin de l'arrêter. Il descendit de sa monture en faisant mine de chercher quelques choses dans la sacoche fixée à la selle. Pour ses gestes incertains, Sygn aurait blâmer le froid mais il était évident qu'elle se mettait à angoisser. Elle se pressa finalement en constatant que Lopten ne l'attendait pas.
Depuis le pont menant à la cour, elle défiait du regard un être aussi lumineux qu'elle n'était ténébreuse. Ses yeux jaunes, semblables à deux lunes, avaient harponnés ceux, clairs et purs, du monarque des lieux. A cette distance, Heimdall n'était rien d'autre qu'une silhouette, un spectre dans l'encadrement d'une arche, paresseusement déposé sur un balcon de marbre.
Sa chevelure pâle auréolait son visage carré avec indolence. Sa longue robe blanche renvoyait au soleil ses premiers rais. Baigné dans sa lueur orangée, ce Dieu-là se croyait sans doute son égal.
En un instant, il disparut de son piédestal.
« Il descend, siffla Lopten.
Ainsi que convenu, Lazare restait à ses côtés. Une escorte. Quelques-uns se retournèrent pour le saluer. Il répondait brièvement et, au grand soulagement de Sygn, la seule présence de Lopten décourageait plus ample conversation. Il y eut seulement ce jeune homme, à peine plus âgé que Siegfried qui se précipita et lui prit les rênes des mains. Il bafouilla quelque chose de si confus que Sygn n'eut pas compris avant de le voir s'éloigner avec Spiegel. Cillian, avait dit Lopten. Celui qui ira mettre la jument à l'écurie. Complètement en pâmoison dès que Lazare respire. Sygn le suivit du coin de l'oeil et repéra où serait laissée Spiegel.
Un grondement sourd fit vibrer les pavés de la cour. Les hautes portes forgées d'or blanc pivotaient sur leurs gonds, poussés par quatre hommes en armure tressée. La lumière s'épanouissait à mesure que s'agrandissait l'interstice. Les arrivées de Heimdall sont ridiculement pompeuses, avait prévenu Lopten et elle avait diablement raison.
« Mon très cher ami. »
Les mots de Heimdall auraient pu être des plus accueillants s'ils n'avaient pas été si traînants, si désespérés. Voyait-il réellement au-delà ? Non. Impossible. Ses yeux avaient été brûlés par la lumière de son royaume. Deux cavités creuses témoignaient leur existence passée. Son regard blanc décontenança Sygn, qui se laissa étreindre par sa prise d'une mollesse gênante. Heimdall n'avait pas la consistance d'un homme. Aucun rythme de battait dans ses muscles. Son corps était froid, malgré l'étoffe de sa tunique couleur d'ivoire. C'était comme être pris dans les tentacules d'une pieuvre morte.
« Grand Protecteur.
— N'es-tu pas venu avec ton fils ?
— Sieg ne tardera plus. Sa mère le voulait encore quelques jours à ses côtés.
— Cette femme, grogna Heimdall. »
Incrusté par une multitude de minuscules bijoux, aussi nombreux que les étoiles constellant le ciel, son visage avait l'éclat acéré du diamant. Pourtant, en dépit de toute la lumière qui émanait de lui, ses lèvres pleines et ses lourdes paupières tombaient en une expression des plus maussades. Des perles nacrées, d'une rondeur et d'une blancheur parfaites, s'entortillaient à sa longue barbe et sa chevelure clairsemées, comme des coquillages dans un filet. Pivotant la tête vers Lopten, il la salua avec dédain.
« Mon ami, mon cher Lazare. J'aimerais que tu viennes avec moi, un instant. J'aimerai te parler des nouvelles du Monde.
— Heimdall, Lopten est venue pour ...
— Je sais pourquoi elle est là, trancha-t-il avec une soudaine rage. Je sais pourquoi cette sorcière se présente chaque année à mes portes! Elle rôde comme un vautour au-dessus de nos têtes en guettant notre chute !
— Je sais me montrer patiente, grinça Lopten.
— Ton funeste festin attendra, » confirma Heimdall.
Sur quoi, il héla les gardes assignés à l'ouverture des portes afin qu'ils l'encerclent et la conduisent hors de sa vue. Sygn déglutit. La chose était prévue mais le soutien de Lopten lui manquait déjà. Heimdall lui fit signe de le suivre. Sa démarche demeurait fluide en dépit de son dos légèrement voûté. Un fantôme qui continuait de vieillir.
La salle où trônait le Protecteur narrait les exploits asgardiens sur tous les supports capables de les représenter : chacune des hautes colonnes soutenant l'édifice avaient été taillée à l'effigie d'un fils ou d'une fille d'Odin, créant une longue allée de divinités jugeant de leurs regards d'or les minuscules mortels qui peinaient à atteindre la hauteur de leurs chevilles. Le prisme des vitraux changeait la lumière unique et primitive du soleil en marrées de couleurs chaudes, rappelant les multiples océans traversés par Odin au gré de ses voyages - ou les rivières de sang, versées par ses conquêtes. Les tapis brodaient l'histoire de la création des hommes - il fallait donc s'agenouiller pour espérer la comprendre en détail tandis que pour contempler la voûte du plafond, sertie d'une écorce de dorures et de feuillages d'émeraudes à l'image du Frêne Yggdrasil, il fallait lever la tête. Chacune de ses branches soutenait un monde. Yggdrasil soutenait tous les royaumes, disaient les contes. Sygn se mettait à penser que tous ceux indomptés par Odin n'y apparaissaient pas.
Heimdall traversa ce vaste espace désert avec lassitude. Il se laissa tomber sur son trône de verre dont les parois renfermaient sept rais dansants et colorés. Jadis gardien du Bifrost, le Pont-arc-en-ciel, Heimdall n'avait vécu et ne vivait que pour la lumière. Un martyr ? Prétendait-il ce rôle ? Le martyr renonçant à sa vie de dieu ou un prophète venu apporter sa splendeur aux pauvres mortels ? Heimdall, était le premier asgardien que rencontrait Sygn et il témoignait de toute la prétention énoncée par Torunn. Pourtant, elle remarqua qu'une pellicule terne de poussière alourdissait l'espace. Elle flottait en milliers de fragments révélés par la lumière omniprésente. L'étalage des pouvoirs de Heimdall en soulignait le déclin. D'ailleurs, en dépit de la rivière de douces flammes encerclant la pièce, le froid persistait. Et quand il parla, chacun de ses mots marqua l'atmosphère d'un nuage de vapeur.
« Mon pauvre Lazare, j'ai une terrible nouvelle à t'annoncer, commença-t-il, son regard vide roulant sur ses larmes comme des tonneaux perdus sur l'océan.
Il manipulait entre ses doigts tremblants un minuscule rouleau de papier, noirci par son funèbre message.
« C'est à propos du Père-de-Tout, n'est-ce pas Grand Protecteur ? Torunn... a perçu certains présages..
- Torunn en a entendu parlé, évidemment... Lazare, Ô Lazare, je suis aujourd'hui le porteur de la plus terrible des nouvelles."
Odin est mort. Sygn préféra l'absence de réaction à un déballage grotesque de peine. Je suis navré pour vous, pour ce que représente cette perte et ce qu'elle représente pour nous tous, quelque chose comme ça. Heimdall errait sur son estrade. Un spectre prisonnier, incapable de faire face à ce deuil qui l'accablait. Sygn eut presque pitié de lui. Heimdall venait de perdre un parent, après tout. Il s'égara dans quelque éloge du Père-de-Tout, sans cesse entrecoupé de souvenirs ou de ses reniflements plaintifs. Les Asgardiens ne méritaient pas cela, les asgardiens avaient été bons et les sorcières, des ingrates. Dans un élan de misérabilisme, il sous-entendit même subir la malédiction jetée par la déesse aux pommes. Une malédiction qui les emporterait tous, avec le temps.
« Ô Lazare, que soit béni ton stoïcisme tandis qu'il fait défaut à ton dieu. Tu es mon plus cher ami, ici. De tous les résidents d'Alldrheim, tu es celui en qui j'ai le plus confiance. En de nombreuses occurrences, tu as prouvé ta loyauté et ton courage. Tu n'étais pas là pour porter les pierres, mais tu as toujours su défendre ta Cité. Et aujourd'hui, j'ai encore besoin de toi, mon très cher ami. Les funérailles d'Odin auront bientôt lieu et il me faut lui rendre une dernière fois hommage. Il me faut redonner courage à mes frères, tous doivent savoir qu'un nouveau héros rejoindra bientôt leurs rangs pour les défendre de l'infâmie. Que ce fardeau est lourd ! Je n'en ai que trop conscience. Pardonne-moi d'une telle requête Lazare.
— De quoi s'agit-il ?
— Durant mon absence, quelqu'un doit veiller à ma place et ta vue est la plus perçante de toutes. Je ne saurais quitter mes enfants et garder l'esprit tranquille si je les sais à la portée de tous les dangers.
— Torunn ne sera pas heureuse de me savoir encore loin d'elle, Grand Protecteur, répondit Lazare en guise d'acceptation.
— Que soit maudite cette sorcière ! gronda Heimdall. Un homme sain, tel que toi, mérite infiniment plus que cette vipère, je le dis depuis toujours ! Tu aurais dû la tuer, ainsi que prévu. »
Alors, il se confondit en excuses, accusant le manque anxieux de sommeil de ses réactions si impulsives. Lazare accueillit chacune de ses explications - car les dieux ne s'abaissaient pas aux excuses devant ceux qu'ils estimaient inférieurs - avec un hochement de tête aimable quoique ses mâchoires se serrèrent en tout avertissement.
« Combien de temps durera votre absence ?
— Je serai de retour dès la fin des rites.
— Asgard, la Lointaine Asgard... C'est un périple considérable.
— J'espère que le Bifrost saura reconnaître une dernière fois ma voix, dit-il en prenant appui sur le bras de son trône. Ne t'inquiète pas ainsi, cher Lazare.
— Espérons-le. Une absence trop longue troublerait votre peuple, Grand Protecteur.
— Tu as raison... oui, tu as raison, approuva Heimdall d'un air pensif. Notre Père s'est éteint mais les dieux demeurent. Le doute ne peut se répandre. Ainsi, je compte sur toi pour que mon départ ne soit pas remarqué. Nous ne devons pas connaître une autre extinction. Ce Sanctuaire ne doit pas nous être arraché comme Midgard, jadis.
— J'y veillerai, Grand Protecteur. »
Et ces réponses parurent convaincre Heimdall, dont la main pâle, exsangue, se posa sur l'épaule de Lazare. L'ébauche d'un sourie naquit sur ses lèvres. Sygn affronta ses orbites vides avec un profond malaise.
« Je te libère, Lazare. Va donc accomplir cette besogne qui t'appelle dehors... et préviens cette bête que c'est la dernière fois qu'elle se présente en avance ici. Je ne lui dois rien. »
Sygn franchit les portes et, quand enfin elles se refermèrent, elle s'autorisa à souffler, à laisser son coeur battre aussi fort qu'elle le lui avait interdit dans la salle du trône. Heimdall la terrifiait.
Elle manqua de se perdre une demi-douzaine de fois avant de retrouver Lopten. Les couloirs de marbre de ressemblaient tous, avec leur froid, l'aveuglante lumière rebondissant de toutes parts, l'argent scintillant à la surface des gravures sur les murs. La sorcière attendait, parée d'une fausse docilité qui inquiétait de toute évidence les quatre gardes autour d'elle. Les mains nerveuses sur le pommeau de leurs épées ou la hampe de leur lance, ils guettaient l'éventuel sursaut de celle qui se baignait dans la chaleur venue du ciel. La queue de Lopten balayait joyeusement le sol, serpent savourant un bain de soleil. Son sourire tout en crochets effraya ses gardiens avant qu'ils ne voient Lazare, leur sauveur semblait-il, parvenir à leur hauteur. Il n'y eut, fort évidemment, nul besoin de les convaincre de s'en retourner à leurs tâches habituelles.
« Bien, siffla Lopten. Maintenant, on descend. »
Cette fois, Sygn s'efforça de retenir avec précision les portes, les couloirs, les virages et les escaliers qu'elle empruntait. Sur les talons de Lopten, elle avait longé l'aile du palais et s'était engouffrée dans un tunnel trouvant son entrée derrière une porte moisie. Sombre et humide, dénudé du luxe qui sertissait le reste du palais, il s'enfonçait sous la surface du sol. La boue cotoyait la pierre grossièrement taillée, les vers, les rats et la puanteur. Les escaliers en colimaçons, éclairés par des torches affaiblies et enfoncées dans les parois friables des murs, glissaient dangereusement. Sygn, les yeux rivés sur ses pieds, devait calculer chacun de ses pas, ralentie par la haute taille de Lazare - qui ne cessait de se heurter à la faible hauteur de la voûte. Lopten, elle, avançait à vive allure. Habituée à l'obscurité et connaissant ces boyaux aussi bien qu'un serpent connait son terrier. Elle rampait sur le sol, sa présence à peine distincte du gargouillis terrestre.
Arrivée à la dernière marche, Sygn releva les yeux. Son coeur se serra. Trois ouvertures. Trois gueules grandes ouvertes sur les ténèbres.
« Lopten ?"
Aucune réponse. Aucune présence.
« Lopten ! Où êtes-vous ? »
La chaleur étouffante du sous-sol lui donnait le vertige. Elle tendit l'oreille. Rien d'autre que la lente contraction digestive des boyaux. C'était un piège et elle s'y était bêtement jetée ; car Lopten s'était bien gardée de mentionner cette triple intersection.
« Lopten ! »
Chaque fois qu'elle répéta son nom, Sygn perdit un peu plus d'espoir d'entendre son sifflement, ou de deviner ses yeux jaunes perçant les ténèbres. Ses derniers appels étaient enragés. Ca ne servait à rien. Elle poussa un juron frustré qui résonna jusqu'au fond de l'intestin. Quelle idiote. Quelle sale idiote prétentieuse. Lopten ne comptait pas sur elle pour libérer son fils. Elle n'avait besoin de personne. Une créature acceptée par les Nornes n'avait pas besoin d'une gamine sortie de sa forêt ! Elle avait seulement eu besoin d'un Lazare bien imbécile, bien docile pour la faire entrer. Sygn arracha la torche la plus proche, avec la ferme intention de remonter à la surface, de se débarrasser de cette apparence et de quitter cette Cité maudite. Elle avait tout juste pivoté lorsqu'un clapotis pâteux se rapprocha. Les pas d'une petite créature qu'elle peina à distinguer même avec la torche brandie. Un énorme rat, hérissé et couvert de boue, lui passa entre les jambes en couinant comme un dément.
Il venait du tunnel de gauche.
Sygn prit une grande inspiration qui ne fit que renforcer sa nausée. Elle hésita à poursuivre Lopten. Non. Être semée dans un dédale n'était pas l'œuvre d'une maladresse.
Mais il y avait aussi ce prisonnier.
Pourquoi celui-là aurait davantage besoin d'elle ? Non. Ni lui, ni Lopten n'avaient besoin d'elle. Deux autres rats remontèrent le tunnel. Leurs yeux vides renvoyaient la lueur de la torche. Ils fuyaient bel et bien devant quelque chose. Ou quelqu'un.
Votre fils est-il comme vous ?
Lopten n'avait pas répondu.
Qu'est-ce que Heimdall gardait là-dedans ?
La peur l'emporta sur la curiosité. Les rats se multipliaient dans le tunnel. Après une minute de latence, Sygn reprit la direction de la sortie. Aussi vite que possible, elle brandissait sa torche d'une main et tendait l'autre devant elle pour appréhender les obstacles. Il y eut bien d'autres rats, qui la dépassèrent. Ils rasaient les murs et s'enfonçaient dans des trous juste assez larges pour les avaler.
Moite de sueur, Sygn se débattait entre la boue qui entravait ses jambes, suffocant dans ce tunnel où l'air était lourd et douloureux à respirer.
Et soudain, c'est une centaine de ces affreuses bêtes qui se précipitaient, courant les unes sur les autres pour espérer être la première à atteindre la sortie du dédale. Leur vague emporta Sygn qui tomba lourdement, sa torche rebondissant sur les marches, un peu plus loin. Dans leur terreur, les rats ne la remarquaient pas. Ils galopaient et elle ne fut plus pour eux qu'un obstacle par-dessus lequel ils bondissaient en poussant d'affreux couinements. Elle se roula en boule pour protéger son visage de leurs griffes. Aussi terrorisée qu'eux mais bien plus misérable : eux avaient l'instinct de s'échapper. Ca n'avait rien de normal.
L'enfant de Lopten était un monstre.
Comme elle.
Pire qu'elle, car les rats ne s'étaient pas enfuis immédiatement. Un enfant monstrueux, doté des mêmes écailles, de la même attitude de varan, froid et meurtri. Un être qui ne se reconnaîtrait en aucune race et qu'aucune race ne reconnaîtrait. Condamné à un exil que la lumière du jour n'adoucirait pas. Sygn imaginait son regard, jaune et fendu, perdu dans l'immensité du monde à la surface.
Il lui fallut plusieurs minutes pour remarquer le retour du silence. Elle se força à se relever. Par chance, la torche ne s'était pas éteinte et une flamme faiblarde oscillait toujours entre les parois du tunnel.
Que renfermaient les sous-sols exactement ? La voûte trembla. La terre s'effritait entre les doigts de Sygn. Les boyaux se mirent à gémir. Ses parois palpitaient sous l'impulsion d'un coeur cauchemardesque, enfoui bien plus profondément. Le gémissement s'essouffla. S'ensuit un râle plaintif. Puis un cri. Un cri interminable et déchirant. Celui d'une mère incapable de mettre au monde. Des fissures éventrèrent les parois du tunnel.
Un souffle putride balaya la flamme de la torche.
Au loin, par-delà les abysses, gronda le tonnerre.
C'est une sorte de catalase, j'ai adoré ! Et puis tu poses les ambiances l'une après l'autre, cela s'enchaîne parfaitement entre grands traits et détails signifiants.
Et l'idée du masque : tellement marquante !
Tu as été excellente sur la gestion de l'ambiguïté, en particulier dans les souterrains. On doute avec Sygn d'avoir fait le bon choix. Au point que je suis allée vite lire le chapitre suivant pour savoir ☺️ c'est très prenant.
PS : J'ai relevé de petites coquilles, je les mettrai ci-après)
je te remercie parce qu'avec tes commentaires j'apprends des nouveaux mots (et c'est pas la première fois uhuh). Ce sera "catabase" aujourd'hui ! (je me sens si nulle uhuh)
Merci pour tes retours (oui c'est répétitif mais vraiment, c'est super encourageant pour ce projet et les suivants)
A bientôt :)
- [Ç]a ne devrait pas être difficile pour toi
- dont les naseaux soufflaient de grand[e]s volutes de vapeur
- en faisant mine de chercher quelque chose (plutôt au singulier, indéfini, car on ne sait pas ce qu’elle cherche)
- Ses yeux jaunes (…) avaient harponn[é] ceux (…) du monarque des lieux
- en ma[r]ées de couleurs chaudes
- Un martyr ? Prétendait-il [à] ce rôle ?
-Torunn en a entendu parl[er], évidemment
- Sombre et humide, [dénué] du luxe