Chapitre 14 : Le fils de Lopten


 

Ses os minces et cassants comme des brindilles saillaient de sa chair sèche, plus sèche que la paille qui s'enflamme dans les granges, l'été venu. La noirceur de ses cheveux était celle de la cendre, et la pâleur de son teint, celle de la cire. Mais en trente années, aucune chaleur n'avait jamais émané de sa présence. Aucune flamme ne scintillait dans ses yeux. Seule la lueur menaçante des brasiers de Musspelheim, le gouffre où naquit jadis le Chaos bien avant que n'éclose la Vie, se terrait au fond de ses iris. Lokten venait d'un autre temps et d'un autre lieu. La lassitude de son regard témoignait d'une éternité de passivité forcée. Il ne semblait pourvu ni de muscle, ni de graisse. Un cartilage épais joignait grossièrement ses membres, tandis que sa peau, membrane translucide étirée sur ses veines et ses artères palpitantes de rage, ses nerfs et ses tendons rigides, donnait à son corps entier l'aspect d'une aile de chauve-souris recroquevillée et desséchée.

Les multiples scarifications, sur les murs de sa geôle, avaient limé ses griffes jusqu'à l'os, ne laissant sous ses ongles qu'un mélange de crasse et de sang coagulé. Ses entraves de métal ceignaient ses poignets et ses chevilles depuis si longtemps que leur empreinte s'était imprimée sur lui.

Avant d'ouvrir la porte, Lopten avait écouté ses râles. Ses pas. Les chocs sourds provoqués par ses tentatives désespérées de repousser les murs qu'il accusait chaque année de se rapprocher. Ses hurlements convaincus d'être les seuls à peupler les sous-sols. Le lourd cliquetis des chaînes qu'il secouait en rugissant. Lokten crachait la langue de sa prison. Un conglomérat primitif imitant les geignements des rats dont il se nourrissait, les sifflements de l'air, le grincement des gonds, le crissement de ses ongles, le plic-ploc ! d'une goutte d'eau sur le sol. Parfois, s'articulaient quelques mots de la langue humaine mais sa voix demeurait celle d'une bête. Lokten se mouvait comme tel et il ne manqua pas de ramper dans l'angle de sa cage aux premiers cliquetis de la serrure. Il poussa un cri strident qui retroussa ses lèvres sur des crocs pointus. Ses pupilles se fendirent. Il se retourna et se mit à gratter le mur, furieusement. Une écume blanchâtre moussait aux coins de sa bouche tordue. Lokten ne reconnaissait pas la main tendre venue le consoler. Il n'identifiait que la lumière, la lame lacérant l'obscurité qui lui annonçait trop souvent l'approche de la douleur.

Ombre aux lèvres fumantes, il débarquait, porteur d'un feu qu'il brandissait comme un sceptre sacré. Parce qu'en ces lieux privés d'astre, il était seul roi et tyran, exerçant son pouvoir sur son unique sujet. D'un revers de flamme, il s'amusait à balader le nuisible dans un coin, puis dans l'autre. Face à lui, tous n'étaient que des insectes courant au hasard dans l'espoir d'éviter la semelle de sa botte. Plus encore, il riait quand pleuvait la cendre brûlante sur la peau nue. Le tuer, rêvait souvent Lokten. Le tuer. Repeindre son corps de la couleur noire qui éclabousse le mien.

Lokten repoussa vivement sa mère, dont la langue bifide susurrait un vieil enchantement face auquel il ne connaissait nulle parade. A mesure que la vieille berceuse adoucissait ses maux, la raison émergeait comme un ilot au milieu du brouillard. Le grondement dans sa poitrine rachitique ralentit. Méfiant, il inspectait toujours l'obscurité. Le refrain ne le détournait pas totalement de ses soupçons. Lorsque Lopten venait, il n'était jamais loin.

« Il n'est pas là. »

Lokten renifla, l'air mauvais. Sur son menton, la bile se mêlait à une coulée récente de sang séché. Sa mère lui pinça doucement la lèvre inférieure. Elle paraissait désolée. Profondément déchirée. Du pouce, elle le massait sans parvenir à effacer la peine sur ses traits. La mâchoire de Lokten se referma comme un piège sur la patte d'un ours. Il n'aimait pas cette expression qu'arborait constamment cette créature. Sa mère. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Les mères sont-elles seulement des personnes qui pansent les plaies que d'autres infligent ? C'est ce qu'il supposait. Elle était la seule à descendre le voir, en dehors de Lazare.

« Lazare mourra si c'est ce que tu désires.

— Le tuer.

— Oui, répondit-elle avec un sourire tombant. Le tuer. »

Les entrailles de Lopten se tordaient. Son unique enfant se trouvait là, enfermé dans une cage, famélique et assoiffé, privé de sommeil et de soleil. Torrun aurait sans doute payé cher pour voir ça de ses propres yeux. Tout se passait selon sa volonté.

Autrefois, Lopten avait refusé d'arracher son nouveau-né aux griffes de la souveraine des Morts. Alors, blessée et en colère, Torunn s'était empressée de répandre une rumeur quant à l'existence d'une Bête, d'un Fléau, capable de réduire en cendres toute une Cité par son seul souffle. Une rumeur savamment dirigée vers les oreilles de Heimdall, qui, lorsqu'il en entendit parler, vint supplier la sorcière de lui dire où vivait pareil Monstre. Dans sa grande bonté, elle livra l'information sans rien demander en retour. Heimdall fit enlever la bête de la cavité léchée par la lave de Svartalfheim où elle était née et la fit jeter au plus profond de son palais. Lokten ne savait même pas marcher en ce temps. Il ne le savait toujours pas, en réalité. Il se déplaçait à quatre pattes ou s'accrochait aux aspérités des murs, singeant ses rares visiteurs parmi lesquels Heimdall ne figurait même pas.

Le Fléau que le cher fils de Torunn finirait par abattre. Lokten n'avait rien d'un monstre mais cela n'avait pas d'importance. Œil pour œil, telle avait toujours était sa devise. Torunn avait perdu un enfant, alors celui d'une autre devait payer. Nul ne pouvait connaître le bonheur s'il lui demeurait étranger et cette idiote le fuyait comme la peste.

Le front plaqué contre l'épaule de Lopten, son garçon criait et pleurait à s'en briser la voix. A s'en rompre le cou. Toute la souffrance qu'une année avait accumulée coulait le long de son bras. Elle n'eut pas le cœur à invoquer son silence. Tuer Lazare était un vieux rêve qu'elle avait renoncé à réaliser pour le lui laisser. Pour lui, c'était bien plus qu'un fantasme, c'était un besoin. Enfin, sa colère pourrait-elle se déchaîner sur autre que lui-même. Son corps comptait déjà bien assez de cicatrices.

Enfin, pourrait-il connaître la paix.

Lopten l'espérait. C'est tout ce qu'elle pouvait lui souhaiter.

C'était tout ce qu'elle pouvait lui offrir.

« Tu vas sortir et plus personne ne t'enfermera, dit-elle avec raideur et détermination.

Lokten s'écarta et braqua sur elle un regard suspicieux. La griffe d'or lui indiqua la surface. Les paupières inférieures de Lopten chassèrent l'humidité qui s'accumulaient sur ses yeux jaunes.

« Tu vas sortir. La pierre va s'ouvrir et il te faudra te montrer plus fort que la lame de lumière qui s'enfoncera dans tes yeux. Au-dessus de ta prison et de toutes tes forces, tu battras les airs jusqu'à ce que tes membres te brûlent, jusqu'à ce que le souffle te manque. Tu me comprends Lokten. Je le sais. Tu es intelligent. Écoute-moi. Tu as la force d'atteindre la surface. Mais là-bas, où que tu ailles, tu seras poursuivi par ceux qui t'ont enterré ici. Ne fuis pas Lokten, car ceux qui fuient sont toujours rattrapés. Écarte-toi seulement assez pour tous les voir. Tu n'es pas un monstre mais laisse-les le croire et le regretter. Sois le Fléau qu'ils ont créé. Laisse-les implorer ton pardon, laisse-les hurler ton nom et le mien. Regarde-les renoncer à leurs dieux impuissants. Ne reste pas seul. Promets-le-moi. Un animal seul finira par se faire encercler par les loups. Tu ne dois pas être une proie, Lokten. Tout cela est terminé. De l'autre côté de cette porte, quelqu'un sait que tu es ici. Quelqu'un qui m'a aidée. Une jeune femme, à peine plus jeune que toi. Retrouve-la. Laisse-la venir à toi. Fais-lui confiance. »

Il n'était pas dans la nature de sa mère de parler autant. Jamais elle n'avait parlé autant. Le flot continu de ses mots engloutissait Lokten, déjà paralysé par l'idée de quitter le seul endroit qu'il connaissait.  À quoi ressemblait l'extérieur ? Se pouvait-il que Lopten dise vrai, ou bien avait-elle été rendue folle par la surface ? Il ne put en juger car il ne revit ni ses yeux, ni son visage. Plaqué contre sa poitrine, il sentit seulement son souffle contre son oreille, sa main qui lui maintenait la nuque et les griffes d'or qui lacérèrent la fine membrane tendue sur sa colonne vertébrale. Le mal acide qui se répandit le long de son dos et la main crochue plongeant entre ses omoplates. Elle arracha plusieurs vociférations et deux excroissances moites, brisées en trois articulations, violacées et tremblantes comme le plus abominable des nourrissons. Lopten se débattit mais les chaînes pesaient terriblement lourds sur lui. Un poids que chaque seconde alourdissait et le faisait ployer. Une fièvre glacée l'avale tandis que craquent ses os et fondent ses organes.

Aux portes de l'inconscience, une douce chaleur enveloppe Lokten. L'air saturé et chaud de sa prison se glisse dans chaque nouvelle parcelle de son être désormais hérissé de deux grandes pointes d'os et de chair. Deux grandes ailes veinées, que l'espace réduit empêche de déployer.

Alors, la terre se contracte. Doucement mais dans la douleur. Elle se dilate dans un soupir mais aussitôt, elle se contracte à nouveau. Elle convulse. La voûte du plafond cède dans un terrible éboulement dont aucun débris n'effleure Lokten. La poussière inonde sa cellule. L'obscurité est plus dense que jamais. Le métal autour de ses membres se brise. Le ciel de pierres s'ouvre, éventré par l'épée blanche et acérée du ciel. Lokten ferme les yeux. Ses seuls boucliers sont minces, translucides. Deux opercules diaphanes sur ses yeux noirs. De toutes tes forces. C'est ce que psalmodie Lopten dans son oreille. Ce n'est pas la langue qu'elle parle habituellement, mais il la comprend. De toutes tes forces. De toutes tes forces. Ses paupières froncées le maintiennent dans l'obscurité une dernière fois. L'obscurité est ton amie pour la dernière fois. Elle ne te sera plus d'aucune aide après. Chasse-la. Chasse-la loin. Un air glacial se déverse sur lui et force ses poumons atrophiés. Ils craquent. Lokten les sent qui enflent, qui déforment son torse, qui sont proches de l'explosion.

Bat, de toutes tes forces, n'oublie pas. Bat, Lokten, bat.

La pierre se soustrait à la plante de ses pieds. De ses pattes. Enfin, les murs s'écartent. Quelque chose gronde et soudain, les membranes fripées se déploient en deux ailes immenses, flamboyantes, gonflées comme les voiles d'un navire impatient de quitter le port. Elles frappent, elles battent, elles fouettent le vide pour le chasser, l'écarter, le repousser le plus loin possible. Chaque mouvement étire son squelette longtemps gardé dans la honteuse fosse d'Alldrheim. Rien d'autre que d'invisibles particules glissent sur son épiderme et enfin, il trouve son équilibre. Il grandit et quand l'éclat pâle du soleil atteint sa peau, elle scintille plus que le Protecteur et le millier de diamants incrustés dans sa chair blanche. Elle irradie. Elle brûle. Elle consume. Il est l'Astre devant lequel le soleil ploie et dont l'ombre noie la Ville. Sa mue de garçon est ensevelie dans la terre qui s'effondre sur elle-même comme la coquille d'un œuf tout juste éclos. Les toits sont éventrés par ses griffes. Les ardoises crissent mais ce n'est rien en comparaison du rugissement rauque qui fait taire la Ville - qui rêverait d'être déserte. Le parfum acidulé des parterres de fleurs monte jusqu'à lui. La terre scintille sous sa pellicule argentée. Des trésors. Elle en est couverte. Il ne s'attarde pas.

Bat, jusqu'à en perdre ton souffle.

C'est un dragon qui s'envole par-delà les hauts remparts d'Alldrheim mais c'est une mère qui disparaît dans ses abysses.

Et cette femme venue le sauver ? Où est-elle ? Est-elle là-dessous ?

Bat, sans te retourner.

 

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Grande_Roberte
Posté le 22/01/2025
Bonsoir, me voici de retour :)
L’envol de Lokden : oui, ça déménage !
J’ai beaucoup aimé le dialogue avec la mère du point de vue du fils, d’abord aveuglé par sa douleur et sa colère, puis apaisé par les soins de celle qu’il ne voit qu’une fois par an.
En lisant sa délivrance de sa gangue de pierre j’ai entendu une musique presque wagnérienne (et je le dis sans ironie). Tu as bien su saisir le caractère épique cette scène, c’était un beau moment de lecture.
Banditarken
Posté le 25/01/2025
Oh je n'avais pas encore répondu à ce commentaire, honte sur moi !
En espérant que la suite soit à la hauteur, comme toujours 🤞🏻
A Dramallama
Posté le 13/11/2024
Coucou!
Depuis quelques (presque tous en fait) je fais la lectrice silencieuse alors que je lis religieusement chaque nouveau chapitre quand ils sortent. J’aime vraiment, VRAIMENT cette histoire, tant le worldbuilding que tu as mis en place que ses personnages.
Ce dernier chapitre est PALPITANT eheheh (Dites donc Torunn elle sait être vicieuse quand même… pauvre enfant…) et j’ai hâte que Lokten et Sygn se rejoignent (si j’ai bien compris ce qui allait se passer)!
MAIS, question: si Lokten est le monstre que Siegfried est supposé tuer et si Sygn est avec Lokten… va t on tout droit à la confrontation???
À très bientôt!
Banditarken
Posté le 13/11/2024
Hello hello !
Je me demandais justement à qui je devais les quelques lectures tout au long des chapitres, voici ma lanterne éclairée 😁
Ton commentaire me touche beaucoup, merci merci !
Et effectivement, tu vous juste quant à la suite des événements, c'est bien vers une confrontation que nous nous dirigeons... j'espère que tout le reste ne sera pas trop prévisible et qu'il restera un peu de suspense !
À bientôt ✌🏻😊
A Dramallama
Posté le 13/11/2024
un plaisir de te lire!
Par contre, ce n'est pas parce que quelque chose se déroule de manière logique et cohérente qu'il n'y a pas de suspens! J'ai vraiment hâte de découvrir leur face à face!
à bientôt!
A Dramallama
Posté le 13/11/2024
(je dirais même au contraire, c'est très satisfaisant pour le lecteur quand les petits indices glissés ici et là mènent vraiment quelque part)
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