- Akira ?
Je relève la tête.
- Lisa.
Je saisis la main qu’elle me tend. Elle a un air préoccupé et je remarque les petits plis au coin de ses yeux qui apparaissent quand elle fronce les sourcils.
- Ça va ?
- Ça va.
- Tu avais oublié tes clés ?
- Oui. Mais ce n’est pas grave. Je t’ai attendu là.
Lisa sourit.
- J’ai repensé à nous, quand on était jeunes.
Elle sort la clé de sa poche, ouvre la porte. Elle entrouvre les lèvres, les referme.
- Et…
Je l’aide à retirer son manteau, que je pose sur une chaise. Elle me fait face.
- Et Emilie ?
Je souris faiblement. Emilie.
- Tu avais raison, ça m’a fait du bien. De repenser à Em…elle. D’y réfléchir.
Elle hoche la tête, comme pour approuver.
- Et maintenant ?
Maintenant je la laisse à la mort. Maintenant je vis. Sans elle, comme j’ai toujours vécu. Sans Emilie.
- Maintenant c’est fini.
J’avance lentement dans le couloir, caressant du bout des doigts le mur recouvert de papier peint.
- Où as-tu été ? me demande Lisa.
- A la plage. J’ai pris le tram. Et puis sur le retour, j’ai fait un tour de la ville, en taxi.
Arrivés dans le salon, je m’assois dans le canapé, et Lisa prend place à mes côtés.
- Il faut que tu appelles Alexandre, déclare-t-elle soudain. Je te passe le téléphone ?
Elle se lève mais je la retiens par la main.
- Attends, Lisa.
Je me sens soudain coupable de ne pas tout lui avoir dit. De lui avoir caché cette dernière chose, cette dernière rencontre.
- Emilie, je l’ai revue. Après la résidence, une autre fois.
Lisa se rassoit à mes côtés. Son regard s’est fait sérieux, son sourire s’est effacé.
- Quand tu étais en Australie et que je travaillais, tu sais ? Cinq ans après la résidence. Je… Je l’ai revue. Par hasard.
Je prends une inspiration, pose ma main sur celle de Lisa.
- C’était un jeudi. Les gens se pressaient. On n’avait droit à une pause d’un quart d’heure dans l’après-midi, et tout le monde voulait son café. Ceux du distributeur automatique étaient franchement mauvais. Alors à chaque fois, à 14h30, les bureaux se vidaient, les employés se précipitaient au café. Il n’était pas rare que certains jouent des coudes pour gagner du temps. A 14h30, le café de la rue était en ébullition.
Je l’ai reconnue dès que je l’ai vue. Elle était assise à une petite table dans un coin. Seule. Elle s’était teint les cheveux, et elle les avait coupés. Pourtant c’était bien elle. Elle m’a vue aussi, rapidement. Elle s’est levée. Je ne me suis pas approché tout de suite. Je suis resté debout à quelques mètres d’elle. On est restés un moment en suspens, à se regarder, deux inconnus se connaissant par cœur.
J’arrête de parler. J’hésite. Ma voix se fait un peu rauque.
- Je me suis assis à sa table. Elle ne m’a pas demandé ce que je faisais, quel était mon travail. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle était ici, depuis quand elle était sortie. Je ne suis pas allé au travail cet après-midi-là. On a passé tout l’après-midi ensemble. J’étais comblé. On a été à l’hôtel après. Et on a passé la nuit ensemble.
Lisa se lève, sans un regard pour moi et part dans la cuisine. Une larme coule sur ma joue. Puis une seconde. Quand Lisa entend mes sanglots, elle se précipite vers moi et saisit mes mains.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
J’essuie mes pleurs avec ma manche et baisse les yeux. Je n’ose pas la regarder dans les yeux.
- C’est faux, tout ça.
- Quoi ?
- Je n’ai pas passé l’après-midi avec Emilie, je n’ai pas été à l’hôtel avec elle.
- Je sais. Je l’avais deviné.
- En réalité, je me suis assis face à elle et je n’ai pas eu un seul sourire à son égard. J’ai juste dit que je ne l’aimais plus. J’ai dit « Je ne suis plus amoureux de toi ». On savait tous les deux que c’était faux, bien sûr. Mais tu vois, c’était plus simple comme ça. Elle partirait de son côté, et moi du mien. On aurait l’esprit léger, se disant qu’on avait fait ce qu’il y avait à faire. Elle est restée assise, je suis sorti. C’était la dernière fois que je la voyais. Je suis retourné au bureau. J’avais cinq minutes de retard. Mon patron a râlé. »
Lisa a un sourire un peu triste. Je ne pleure plus. A présent, j’ai honte. Honte de l’avoir tant fait souffrir. La seule pensée qu’elle ait pu imaginer être moins importante pour moi qu’Emilie m’est insupportable. Je me mords la lèvre. Je veux qu’elle sache que je l’aime, et que si Emilie appartient au passé, c’est que Lisa est mon présent.
- Emilie, elle…
Lisa m’interrompt en posant un doigt sur ma bouche.
- C’est fini.
- Oui.
Lisa me prend dans ses bras, me serre fort puis se détache de moi.
- Il faut que j’aille préparer le repas.
- Je vais t’aider.
Lisa part dans la cuisine. Je l’entends s’activer. J’entends les bruits des casseroles qu’elle sort du placard, celui du four qu’elle met en marche. Sa voix s’élève, un peu masquée par le bruit de l’eau qui frémit.
- Akira ? Tu viens ?
Je saisis ma canne qui est posée sur le sol, me relève.
- Je viens, Lisa.
***
Emilie, Emilie, Emilie…
Les syllabes de son nom glissent sur mes lèvres, murmurées comme une prière. Je laisse sa voix, son sourire et ses yeux se mêler aux vagues qui se retirent. Je l’imagine là, marchant au bord des flots. Sa silhouette que l’on découvre dans l’aube pâle, ses pieds qui effleurent le sable sans laisser de traces. Elle s’éloigne peu à peu, et je ne sais plus si elle est un songe, un fantôme, ou simplement une ombre de mon passé. Immobile sur la plage, je laisse son nom s’envoler dans le vent, s’échapper en un dernier souffle. Je le murmure une dernière fois, ce nom qui, comme l’écume, s’efface au bord du monde.
Emilie, Emilie, Emilie…
Très belle fin, très amère. Très frustrant de ne pas en savoir plus sur Emilie l'insaisissable, sa psychologie, son passé, ce qu'elle pensait d'Akira. J'aurais eu envie d'en lire beaucoup plus, ce voyage avec tes personnages était superbe et le voir finir si vite est un peu frustrant.
Cette conclusion est intéressante. Apprendre à tirer un trait sur le passé, à arrêter d'être torturé par des êtres perdus pour profiter de ceux qui sont toujours là. Comme une forme de deuil.
Les derniers paragraphes sont absolument superbes, à mon sens parmi les meilleurs de tout le roman.
"Immobile sur la plage, je laisse son nom s’envoler dans le vent, s’échapper en un dernier souffle. Je le murmure une dernière fois, ce nom qui, comme l’écume, s’efface au bord du monde." Incroyable...
Un grand plaisir, hâte de découvrir tes prochains projets !
A bientôt (=
Merci pour ton commentaire et merci d'avoir suivi l'histoire jusqu'à la fin ! c'est vrai que beaucoup de msytères demeurent, mais c'est un peu l'effet recherché. Après rien ne m'empêche d'un jour reprendre quelque chose dans cet univers...
A bientôt !