13.
— Arrête, m’intima encore Saori.
Je n’arrivai pas à stopper mes gloussements. Ma transformation et leur descente des arbres auraient dû me laisser le temps de me calmer, mais rien que de penser à eux deux, coincés sur leurs branches à attendre le jour me déclenchait un fou rire. Pourtant, leurs mines sombres ne prêtaient pas à la rigolade. Mato donnait l’impression d’avoir avalé du poisson pas frais, et Saori semblait sur des charbons ardents. Allons bon, ils n’avaient donc pas profité de l’occasion pour se sauter dessus. Tant pis pour eux.
Tiens, Winnie paraissait même éviter de regarder la jeune femme, comme si elle le rebutait, c’était nouveau. Je donnai un léger coup de coude à Saori après avoir étouffé mes derniers ricanements.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle haussa les épaules et pinça les lèvres.
— Rien, juste une nuit dans un arbre à patienter en ma compagnie jusqu'à ce que des loups se barrent.
Hum. Je n’en tirerai rien de plus pour l’instant. Ces bois étaient donc infestés de loups. Super, il ne manquait plus que ça. Je soupirai.
— Il faut qu’on y aille, Yuutô nous attend, et on doit absolument bouger aujourd’hui.
— Comment va-t-il ? s’enquit avidement Saori.
— La fièvre commence à descendre et je ne l’ai pas dévoré, je peux en conclure qu’il va mieux.
La jeune femme eut une moue adorable qui me rappela son frère. Elle leva les yeux au ciel.
— Ramène-nous à la grotte, j’ai encore un peu d’élan cuit à partager, bougonna-t-elle.
Je me débarrassai du t-shirt de rechange que j’avais pêché dans le sac, l’y remis et me retransformai. Je les guidai de mes cris jusqu’à notre abri. Ça nous prit un bon moment avant de retrouver la formation rocheuse. J’allai vite en volant, mais ils étaient souvent obligés de faire quelques détours.
Quand enfin, ils arrivèrent aux abords de la grotte, je me posai et repris forme humaine. Mes muscles protestèrent à l’unisson avec mon estomac et je sentis la sueur baigner mon dos. Je me rhabillai rapidement pour que je ne prenne pas froid à mon tour. Saori se jeta dans les bras de son frère qui m’offrit un léger sourire au-dessus de son épaule.
Je le lui rendis, le cœur battant et le ventre noué. Il était vraiment trop mignon, ce Yuutô. Saori ouvrit son ballot de viande que nous partageâmes entre nous, j’agrémentai le tout de barres énergétiques et de la dernière bouteille de boisson sportive.
— Et maintenant ? gronda Mato. Les militaires ne sont sûrement pas loin, il faut qu’on se casse vite fait, on a perdu assez de temps.
Je sortis ma carte et la dépliai par terre. Ils se mirent autour de moi et je désignai un point.
— Nous sommes là, à peu près. J’ai pris quelques repères hier avant qu’on s’installe et j’ai pu localiser notre grotte pendant que Yuutô dormait. Nous devons aller au sud, pour rejoindre la ville la plus proche. Il nous faudra trois jours de marche, voire quatre, suivant les pauses que l’on s’octroie.
Saori souffla.
— Il va falloir qu’on chasse en chemin, mais ça devrait être bon. Et pour l’eau ?
Yuutô se coula jusqu’aux deux dernières bouteilles que j’avais pu mettre à remplir pendant l’averse.
— On n’a plus que ça et deux-trois autres dans les sacs.
Mato se pencha et son odeur musquée flotta jusqu’à moi. Je fronçai le nez.
— Si on passe par ici, on suit une rivière. Ça nous permettra de nous réapprovisionner en eau régulièrement.
Je levai les yeux vers eux quand une idée me traversa l’esprit.
— On pourrait retarder les militaires en dispersant nos vêtements de prisonniers. J’ai pris du change pour chacun d’entre nous. Les uniformes orange, c’est un peu trop voyant et ça ne nous aidera pas en ville.
Je me redressai et extirpai différentes tenues des sacs. J’avais dû fouiller un peu partout en flirtant avec Rachel. Un soir, elle s’était même endormie après que nous ayons joué un peu tous les deux. C’était comme ça que j’avais pu récupérer des vêtements plus sobres dans nos tailles respectives et nos chaussures.
Ils enfilèrent leurs nouvelles fringues et j’en profitai pour me transformer. Douleur et extase me parcoururent. Des frissons agitèrent mes ailes, j’avais envie de changer d’air. Je sautillai jusqu’à l’entrée de la grotte et m’envolai. Ils posèrent leurs frusques en tas et je piquais vers le sol, les attrapant dans mes serres avant de remonter.
Je pris de la hauteur, tentant de m’orienter grâce au soleil timide. Les arbres gigantesques cachaient le complexe qui se trouvait plus loin. Nous allions vers le sud. Je décidai de larguer une partie de mon paquetage à l’est et l’autre à l’ouest. S’ils nous cherchaient avec des chiens, ils auraient des surprises.
Ce qui m’étonnait personnellement, c’est que nous n’avions pas vu l’ombre d’un militaire. Ne devraient-ils pas nous avoir rattrapés ? Après tout, nous n’étions pas partis si loin. Avec le retard que nous avions pris, ils auraient dû être à nos trousses. Je rebroussai chemin jusqu’à notre grotte en remâchant mes pensées. C’était beaucoup trop facile à mon goût. Mon père m’avait habitué à me méfier et l’euphorie d’être libre m’avait bien distrait au début de notre fuite. Bon, la présence de Yuutô ne m’avait pas aidé à me concentrer non plus.
Tandis que j’arrivai à destination, je scrutai les alentours de notre refuge. Rien ne me parut étrange. Je piquai, glatis et me transformai. Le processus était de plus en plus rapide et naturel pour moi.
— Mission accomplie, clamai-je.
Les autres étaient déjà prêts et m’attendaient de pied ferme. Je pris les devants, suivi de près par le frère et la sœur, Mato fermant la marche.
Nous cheminèrent un moment en silence, je me plongeai dans mes pensées, même si je restai à l’affût. Ma vue perçante m’aidait à m’orienter et mon ouïe développée me permettait d'épier la conversation de Saori et Yuutô. Ils discutèrent longtemps de tout et de rien. Je faillis me désintéresser de leur blabla quand le frère murmura d’un air malicieux à sa sœur :
— Ça a été votre chasse ?
— Sans problème.
La réponse fermée de Saori n’arrêta pas Yuutô qui insista :
— Onee-chan… tu es de mauvaise humeur depuis que vous êtes rentrés, et je ne parle même pas de l’ours.
Ce dernier était plus loin derrière et le vent n’était pas dans le bon sens, il ne devait pas entendre l’échange, contrairement à moi.
— Oh, Winnie a eu un peu de mal à accepter que je l’excite après avoir appris le motif de notre peine de prison.
Le grommellement de Saori accéléra mon rythme cardiaque. J’avais les oreilles grandes ouvertes. Pendant ces quelques mois dans le Labo de l’enfer, personne n’avait vraiment raconté sa vie. Oh, j’avais bien compris que Mato connaissait mon passé. Les petites piques qu’il m’avait lancées m’avaient paru assez explicites. Par contre, Saori et Yuutô n’en savaient rien. Enfin, aux dernières nouvelles.
J’en avais donc conclu qu’ils étaient déjà en prison quand mon procès avait été médiatisé. J’étais curieux de savoir pourquoi ils avaient été condamnés.
— Au moins, tu as été honnête, soupira Yuutô. S’il n’est pas capable de comprendre, c’est un crétin.
— Oui, bon, je ne lui ai pas tout raconté non plus, marmonna Saori.
Son petit frère souffla de nouveau et je retins un éclat de rire. La jeune femme était parfois assez maladroite.
— Et toi devant, si tu crois que je ne sais pas que tu écoutes, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude, ajouta-t-elle.
Je me tournai vers elle, goguenard.
— Désolé, je suis assez curieux…
Saori haussa les épaules.
— Après tout, Mato nous a plus ou moins expliqué pourquoi tu avais atterri en prison, donc on peut bien te le dire, hein Mame-chan ?
Yuutô hocha la tête, la bouche pincée. Mauvais signe. Saori me scruta de ses yeux verts. La lumière tomba sur son visage, mettant au jour les cicatrices qui soulignaient ses traits fins. Nous nous arrêtâmes, et d’un ton morne, Yuutô lâcha :
— J’ai empoisonné mon père, pour le tuer…
Saori leva un sourcil avant de compléter :
— … il l’a loupé et c’est moi qui ai dû l’achever.