14.
— Tu as utilisé quoi pour louper ton coup ? l’interrogeai-je. Généralement, les empoisonnements, ça marche plutôt bien.
Ils me regardèrent, les yeux ronds. Il en fallait plus que ça pour me déstabiliser. L'efficacité de Saori lorsqu’elle avait attaqué un soldat du Labo et le sang-froid particulier de Yuutô m’avait aiguillé. Je savais que ce n’était pas des enfants de chœur. Bon, je n’aurais pas pensé au meurtre de prime abord, mais parfois, la vie nous emmène sur des chemins imprévus.
Une odeur de conifères envahit mon nez, me distrayant un instant. Une brise se glissa dans ma nuque et je frissonnai. La température était remontée, mais il faisait toujours frais. Leur silence s’éternisa un peu avant que Saori redresse les épaules. Le pépiement des oiseaux accompagna sa déclaration.
— Notre père avait des petits soucis cardiaques et prenait un traitement. Yuu-kun a réussi à augmenter son dosage sans qu’il ne s’en rende compte.
— Donc tu as été condamné pour meurtre ? demandai-je au petit frère.
— Non, tentative, puisque je ne l’ai pas tué, rétorqua Yuutô. Et complicité d’homicide involontaire ainsi que non-assistance à personne en danger. J’ai écopé de quatre ans de ferme et de deux de sursis.
— Saori, tu as eu plus, toi non ?
Mato s’était rapproché de nous, et je savais qu’il écoutait avidement. Il ne s’était donc pas encore fait d’opinion. Après tout, il était peut-être un peu rigide, mais pas si butté que ça. Un point pour Winnie.
La jeune femme eut un rictus ironique en remarquant l’attitude de Mato. Elle haussa les épaules et répondit :
— J’ai été condamnée à cinq ans de ferme et trois de sursis. Yuutô serait sorti plus tôt que moi.
Mato s’appuya contre un arbre et croisa les bras. Même si Saori restait la plus bravache possible, je sentais qu’elle épiait ses mouvements. C’était le cas depuis qu’on s’était réveillé dans le Labo de l’enfer. Pour l’ours, il le cachait encore moins bien qu’elle. Ils se tournaient autour, mais je crois que Mato avait un peu peur d’elle au fond. Il ne devait pas avoir l’habitude des filles aussi coriace. Je retins un sourire, ce n’était pas le moment.
Yuutô et Saori semblèrent à deux doigts de reprendre la route quand Mato leur coupa l’herbe sous le pied.
— Ce qui m’intrigue, c’est le pourquoi… gronda-t-il, s’insérant dans la conversation.
— J’avoue, je suis aussi curieux que lui, insistai-je.
Après tout, j’avais bien besoin de savoir s’ils risquaient de nous tuer ou s’ils avaient une raison particulière. Leur parricide était-il un incident isolé ?
Les deux félins échangèrent un regard. Yuutô blêmit et détourna le visage alors que Saori remonta le sien avec défi.
— On doit…
— Tss tss tss, Saori, ma belle, ne noie pas le poisson, lui refusai-je.
Trop tard pour eux, ils en avaient trop dit ou pas assez, mais il fallait qu’ils en finissent. Elle leva les yeux au ciel avant de prendre une grande inspiration.
— Notre père était japonais, notre mère américaine. Il tenait un dojo, et nous entraînait, Yuutô et moi, très souvent. Il était dur avec Yuu-kun et il m’ignorait royalement. Notre mère est morte jeune… sous ses coups. On n’a rien vu. Il faisait ça très discrètement, comme le psychopathe qu’il était.
Elle avait débité son histoire avec rythme affolant. J’entendis sa respiration se hacher. Elle ravala sa salive avant de reprendre.
— Après le décès de ma mère, on a été placé dans une famille d’accueil pendant quelques mois, mais il nous a récupérés. Il avait graissé la patte des flics et de son avocat. La mort de notre mère a été classée comme un accident.
Yuutô crispait les épaules. Saori se rapprocha de lui et lui prit la main. Je sentais la suite venir. Leurs cicatrices parlaient pour eux. Je serrai les poings sous le grondement sourd de Mato.
— Il a d’abord commencé par me battre, murmura-t-elle. Je n’arrivai pas à le dire à Yuutô, j’avais peur et honte, tout comme lui, de son côté alors qu’il subissait la même chose. Mais ça a été bien pire après notre puberté. Il me confondait avec ma mère, tout était bon pour me punir d’exister. Le viol n’était qu’une arme dans son arsenal. Je ne pouvais pas partir et abandonner Yuutô, je ne parvenais pas à trouver une solution pour qu’on puisse lui échapper.
Un crack retentit. Mato avait attrapé une branche qu’il avait coupée en deux d’un coup sec. Ses iris étaient trop proches de son animal. Il risquait de se transformer sous peu. Comme je le comprenais. Mes mains tremblaient tant que je les fourrai dans mes poches. Les oiseaux s’étaient tus.
— Voilà pourquoi, termina Saori. Un jour, j’ai surpris notre père qui battait Yuutô. À l’époque, nous ne savions pas ce que l’autre subissait. Ça nous a permis de tout nous avouer.
— S’il n’avait pas touché Saori, peut-être que je n’aurai pas essayé de le tuer, intervint Yuutô. J’ai commencé à fomenter mon plan, ce jour-là. Notre père avait le bras long, c’était sa parole contre la nôtre. J’étais mineur, je risquai moins. C’est le seul moyen que j’avais de la libérer.
Saori se rapprocha encore de son frère et j’eus le besoin soudain de les entourer dans mes bras. Des guerriers, voilà ce qu’ils étaient.
— Bref, un soir, je suis rentrée de la fac et j’ai trouvé mon père qui tabassait Yuutô. J’ai pété un boulon. Je n’en pouvais plus, je les ai séparés. On s’est battus un moment. Il était affaibli par le surdosage de médicaments. Je l’ai acculé et l’ai poussé dans l’escalier.
— La suite, vous la devinez aisément, marmonna Yuutô.
Je jetai un coup d’œil à Mato. Ses iris restaient trop clairs, mais il hocha la tête.
— Ca ressemblait pas mal à ce que j'avais soupçonné, commençai-je. Peut-être pas à ce point-là, mais je me doutais un peu que vous aviez ce genre de passé tous les deux.
Je ne les prendrai jamais en pitié. Ils avaient tenté de résister et avaient éliminé la menace. Mon propre père applaudirait des deux mains.
— Merci de nous avoir confié votre histoire, gronda Mato avant de poser sa paume sur la tête de Saori. Si vous êtes sages, je vous raconterai la mienne… Même si je pense que celle de l’autre oiseau sera plus marrante.
Allons bon, voilà que Winnie me taquinait. Les yeux de Saori s’écarquillèrent comme les miens tandis que Yuutô toussota.
— Mais oui, mon chou, je suis toujours plus marrant que toi, lui répondis-je. Maintenant, en route. On a encore un bon bout de chemin à faire pour rejoindre le cours d’eau. On pourra faire kumbaya autour du feu ce soir, ça nous changera les idées.
Ma jolie pirouette fut saluée par un concert de gloussements. L’atmosphère s’allégea un peu plus. La colère qui m’avait envahi plus tôt restait là, en sourdine. Mato m’adressa un signe de tête. Il nous faudrait à l’un comme à l’autre un moment avant de nous remettre de ces révélations. Je repris le devant de notre petit groupe, arriver au bord de la rivière était notre priorité, nous goûterions notre fureur plus tard.
Après tout, Saori et Yuutô s’étaient sauvés eux-mêmes, ils n’avaient pas besoin de nos états d’âme.