Le huitième étage... Vayne n’avait jamais vraiment compris à quoi il servait. Mais tout ce qui lui importait était qu’il abritait sa destination. Un soldat sortit de l’une des pièces pour entrer dans celle en face, puis un autre. On entendait des bruits venant des côtés, malgré l’heure tardive. Le garçon savait qu’à partir d’un certain étage (en partant du haut), des patrouilles avaient lieu de manière régulière et continue, mais l’assiduité avec laquelle ces hommes se livraient à leur devoir, sans se soucier de leur sommeil, continuait à l’étonner. Vayne non plus n’avait pas sommeil, mais c’était pour une bonne raison. La meilleure qui pût exister, à vrai dire.
Il trouva la porte qu’il cherchait à l’extrémité de l’étage. Là, c’était légèrement plus calme, mais ce silence l’angoissait de même qu’il le confortait. Sa confiance finit par reprendre le dessus, et il poussa la porte.
Allongé sur le dos, le juge Zargabaath dormait comme un enfant, aussi droit que ses idées, et respirait de manière régulière, y compris lorsque le garçon commença à s’approcher. Cependant, après quelques pas, l’homme se redressa d’un coup, tendit le bras dans le vide comme si ce geste pouvait éclairer la pénombre de sa chambre. Il murmura, dans un souffle aussi soulagé que surpris :
— Sentia ! ?
— Non, c’est moi, Vayne ; mais c’est justement de ma mère que je viens vous parler.
Le juge lâcha un profond soupir ; avant même qu’il se redressât, couvrant son visage de ses mains, Vayne devina qu’il était aussi anxieux que lui.
— Je... chuchota-t-il, je suis désolé de venir ainsi vous déranger, ma mère me l’a toujours interdit... mais il s’agit d’une urgence. J’ai vraiment peur qu’il arrive quelque chose.
— Calmez-vous, Seigneur, dit-il d’une voix calme en découvrant son visage. Tout va bien.
— Oui mais qu’en sera-t-il demain ? Je comprends que ce ne soit pas le meilleur moment pour le service que j’ai à vous demander, mais s’il vous plaît, écoutez-moi.
Zargabaath semblait reprendre ses esprits, comme s’il sortait d’un lointain rêve.
— Je vous écoute, Seigneur, finit-il par dire, toujours à voix basse.
Vayne se retourna, l’oreille à l’affût, mais personne ne semblait présent pour les écouter.
— Écoutez, reprit-il, j’ai peur. J’ai souvent eu peur par le passé, c’est vrai ; mais cette fois, ce n’est pas une peur sans fondement. Je suis sûr qu’il peut se passer quelque chose. J’ai des preuves.
— Des preuves ? reprit le juge d’une voix presque cynique. Dites-moi donc ce que vous savez, Seigneur.
Et voilà, il allait sûrement croire à une alerte imaginaire de son esprit, quelque chose qui n’avait pas une très grande importance. Il était la dernière personne sur laquelle il pouvait compter. Pourquoi fallait-il que tous les adultes fussent contre lui ? Pourquoi fallait-il que personne d’entre eux ne le crût ?
— Croyez-moi, je ne suis pas en train de divaguer. J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet, et je crois que... Son Altesse craint un dysfonctionnement au niveau de son vaisseau.
Il avait tenté de se montrer le plus sérieux possible. C’était sa dernière chance. Le Haut Juge, de son côté, ne laissait paraître mot ni émotion. Le garçon déglutit et choisit alors de continuer :
— Oui, il y a une forte possibilité pour que les engins fonctionnent de manière anormale en plein vol ; et alors... comme vous ne serez pas là, vous comprenez...
Zargabaath ne disait toujours rien. Vayne commençait à se demander s’il adhérait à son propos ou s’il l’estimait complètement disproportionné. Le jeune garçon poursuivit encore :
— Ce qui me paraît le plus raisonnable, c’est une tournée vers l’endroit où est garé le vaisseau. Ce n’est pas très loin, au niveau de l’Académie militaire... Il faudrait vérifier si les espaces de stockage alentour sont sûrs, si tous les gardes postés à cet endroit n’ont rien à signaler, et passer en revue le vaisseau en lui-même. Je sais que vous êtes un spécialiste des vaisseaux aériens et que vous pouvez vous acquitter de cette tâche en très peu de temps. D’autant plus qu’il s’agit de la sécurité de Son Altesse... C’est vraiment la moindre des choses, avant qu’elle ne se réveille pour partir.
Vayne avait envie d’y croire.
— Oui, répondit soudain le juge. C’est quelque chose d’envisageable, en effet ; et de certainement utile.
— Je savais que vous m’aideriez ! s’écria le garçon, le visage illuminé.
Zargabaath fit un signe sévère et, lui aussi, tendit l’oreille.
— Pardon, chuchota Vayne.
— Il vous faut savoir, Seigneur, que des vérifications similaires ont déjà été effectuées cet après-midi. D’autres Hauts Juges, accompagnés des mécaniciens, ont procédé aux contrôles de sécurité habituels et ont passé en revue tous les mécanismes du vaisseau, ainsi que ses réserves d’énergie. Tout est en ordre.
— Je sais, nuança Vayne, mais ce serait tellement plus sûr s’il y avait aussi un contrôle de nuit. Et si… et si ce contrôle était fait par vous.
Le juge marqua un court moment de silence.
— Très bien, Seigneur. Même si mes collègues s’en sont occupés, on n’est jamais trop prudent. Il serait bon de consulter Bergan ; il est plus étroitement que moi lié à ce voyage.
— Je cours au vingt-neuvième ! s’exclama Vayne en faisant un pas en arrière.
— Attendez, l’interrompit Zargabaath.
Le garçon obéit.
— Il m’a dit qu’il passerait la nuit en ville... fit le juge après réflexion. Il était trop fier d’avoir achevé les préparatifs du vaisseau et a dû prolonger ses festivités puisqu’il n’a pas fait son apparition ici de toute la soirée, maintenant que j’y pense...
— Il n’allait tout de même pas l’abandonner ! Peut-être que Bergan avait une clé spéciale sans laquelle on ne pouvait guère avoir accès au vaisseau ou à un dock...
— Ce n’est pas grave, déclara le Haut Juge avec une certaine joie, je m’en occuperai seul. Je vais me mettre en route immédiatement et vous ferai part de mes observations d’ici quelques heures.
— Voilà qui est merveilleux ! s’extasia Vayne plus discrètement que la première fois. Je vais maintenant pouvoir dormir tranquille.
Zargabaath se pencha brusquement et le saisit par le col de sa chemise de nuit au moment où il tournait les talons.
— Ne retournez surtout pas dormir, dit-il fermement en secouant vigoureusement la tête.
Le garçon se retourna sans comprendre.
— Je veux dire, précisa le juge, pas au treizième.
— Mais c’est là où je suis censé me trouver, fit le jeune seigneur décontenancé. Ma mère viendra me voir dès qu’elle se réveillera et hurlera au scandale si elle ne me trouve pas dans mon lit.
— Votre mère ne viendra pas vous trouver demain matin, affirma le juge avec un ton qui l’effraya. Vous pouvez en être certain.
Comment lui pouvait l’être ? La dernière fois qu’il avait vu Sentia, Vayne avait également été présent, et rien n’avait laissé présager qu’elle ne passerait pas voir son fils le lendemain matin. Le garçon réfléchit aux raisons que le juge aurait pu avoir pour proférer un tel conseil puis déclara :
— Ne vous inquiétez pas, je ne monterai pas au vingt-huitième. Je ne pense même pas qu’ils sont là.
— Il ne s’agit pas d’eux, et ils sont bel et bien là, au vingt-huitième étage – avec des oreilles à tous les étages. Il s’agit seulement de votre mère : il ne faut absolument pas que vous vous fassiez remarquer à partir de maintenant.
— Mais pourquoi ? Elle ne m’entendra pas.
— Elle n’entend pas forcément ceux qui quittent son étage, mais a un sens surdéveloppé pour détecter ceux qui y entrent. Et quand bien même elle ne vous entendrait pas, elle entendra mon armure.
— C’est vrai, admit Vayne en soupirant.
Il alla lui rappeler qu’il n’était pas obligé de revenir vêtu de son armure, comme lorsqu’ils étaient à Bhujerba, mais quelque chose que sa mère appellerait « l’étiquette » l’en empêchait.
— Vous pouvez descendre au troisième étage, proposa doucement le juge. Il y a une pièce où on entrepose habituellement des armes, mais elle est vide en ce moment. Il y a des fauteuils où vous pourrez vous reposer jusqu’au matin.
— Je vois de quoi vous parlez, assura le garçon.
— Il y a souvent des gardes en permanence au troisième, reprit Zargabaath de son ton pressant. Si on vous interroge, dites que vous venez de ma part. Et que vous souhaitez seulement inspecter les lieux avant la cérémonie de départ.
— Mais il n’y a rien de prévu à ces niveaux-là... ! s’étonna Vayne. Bon, ce n’est pas grave, on ne m’interroge jamais.
— Justement, il s’agira de parler pour corriger leurs pensées.
Vayne cligna des yeux ronds puis haussa les épaules et acquiesça.
— Je vous rejoindrai après avoir fait tous les contrôles. Cela ne devrait pas poser de problème. Pourrait-il y en avoir...
Le juge laissa sa question en suspens et parut réfléchir longuement.
— Non, trancha-t-il en reprenant sa voix affable. Voilà tout, Seigneur. Je serai le plus attentif possible et ne laisserai rien au hasard.
Le garçon sourit. Quelque chose venait de se détendre dans son cœur.
— Je suis très heureux de pouvoir compter sur vous. On peut penser que mes peurs, sans cesse ravivées, sont l’œuvre de la déraison ou de la paranoïa, mais je puis vous assurer qu’il y a des raisons réelles qui me font penser que, depuis quelques mois, on puisse vouloir du mal à ma mère. Vous savez qu’elle est tout pour moi, alors... alors je veux que tout soit parfait là où elle va.
— Je comprends, assura Zargabaath.
— Savez-vous si elle ira à l’auberge ?
Sentia Solidor avait acheté une auberge près de l’esplanade Khus, et employé une femme que le travail à la mine avait usée et désespérée. Lorsqu’elle n’y séjournait pas, l’impératrice d’Archadia y accordait des séjours en faveur de personnes démunies d’Ivalice qu’elle choisissait annuellement, parmi celles qui ignoraient tout de la notion de vacances.
Vayne n’avait que de bons souvenirs de ce lieu ; le personnel était aux petits soins et Sentia s’y sentait comme chez elle.
— Bien sûr, répondit le juge avec ce semblant de cynisme qui était en réalité la joie de l’évidence. Et vous savez que l’aubergiste lui est plus fidèle qu’au marquis de Bhujerba.
Vayne acquiesça. Son sourire ne l’avait pas quitté. Seule une chose faisait défaut à son monde :
— N’y a-t-il vraiment pas moyen que vous veniez avec elle quand même ? Je me sentirais si soulagé...
— J’ai bien peur que non, Seigneur. Je n’ai aucun pouvoir sur ses décisions. D’après la loi, il n’y a qu’un seul individu qui ait autorité sur l’Impératrice : Son Excellence.
— Et ne pourriez-vous pas lui parler ? Lui aussi se soucie beaucoup de tout ce qui la concerne, il irait certainement le lui demander ensuite.
Vayne se rendit compte qu’il n’était pas capable de parler à son propre père et demandait à un Haut Juge de le faire à sa place. Qu’importait ; de toute façon, il était urgent que l’ordre passât, et rien ne pouvait passer dans ce palais si c’était Vayne Solidor qui le prononçait.
— Je pourrais lui parler, concéda Zargabaath. Mais le problème de fond est que c’est le désir même de Son Altesse de partir sans escorte. C’est ce qui lui ferait le plus plaisir, disait-elle. Vous l’avez entendue de vos propres oreilles, il me semble.
Soudain, le sourire du garçon disparut :
— Oh, je suis désolé pour ce matin... fit-il en se dandinant sur ses deux pieds.
— Ce n’est pas grave. Cela aussi, je comprends.
Il mit du temps avant de digérer la facilité avec laquelle le juge lui pardonnait. Il y avait quelque chose de familier dans la manière que Zargabaath avait de s’exprimer aimablement, de s’accouder sur une étagère, et bien sûr de s’inquiéter pour Sentia Solidor. La mère et le fils se sentaient plus en sécurité avec lui qu’avec n’importe quel autre Haut Juge. Sans savoir pourquoi, Vayne gardait le souvenir du jour où il avait appris à marcher : il devait chercher sa mère dans les jardins du Palais et le juge Zargabaath tenait sa minuscule main, afin d’assister ses premiers pas. Il en faisait un, puis un autre, puis il tombait sur ses genoux dépité et le juge l’aidait à se relever pour recommencer. Progressant lentement sur le chemin de terre bordé de fleurs, le regard de Vayne avait soudain croisé la silhouette de l’Impératrice et, pris d’un élan subit, avait cherché à la rejoindre le plus vite possible. Lâchant la main du juge, il avait effectué un pas après l’autre, puis ils s’étaient enchaînés très rapidement et il ne s’était pas arrêté, persuadé que tout se serait écroulé s’il le faisait. Il allait si vite que Zargabaath avait été obligé de courir pour arriver à sa hauteur. Vayne avait finalement réussi à faire tout le trajet sans tomber, ou plutôt en tombant une seule fois : dans les bras de sa mère. Depuis cette époque, le jeune seigneur gardait des souvenirs plus joyeux les uns que les autres des jours passés avec sa mère, et des jours passés avec le Haut Juge. Ils avaient même laissé un surnom à ce dernier.
— Pardonnez-moi, Seigneur, mais je dois mettre mon armure. Il ne me faut pas perdre de temps.
— B... bien sûr, balbutia le jeune garçon en reculant, trébuchant sur un meuble où était posée une cruche qu’il fit virevolter d’un mouvement de bras, et que Zargabaath rattrapa in extremis.
Il continua à reculer, cette fois plus précautionneusement, et s’arrêta sur le pas de la porte.
— Merci, Petit Père.
Il sourit à la silhouette du Haut Juge, restée silencieuse et immobile, avant de quitter le petit appartement et le huitième étage.
Lorsqu’ils allaient tous les trois à Bhujerba, Sentia – comme ailleurs – surveillait l’alimentation de son fils à la trace, et Zargabaath profitait des célèbres grasses matinées de la mère pour acheter à ce dernier des friandises, après l’avoir emmené au cirque ou au théâtre.
Vayne, toujours souriant à ces souvenirs, descendit d’abord jusqu’au premier via l’ascenseur du personnel, puis se dirigea vers la droite, passant devant le salon où il avait aperçu Sentia et Cid. En arrivant à destination, il croisa un valet qui transportait des ustensiles d’une pièce à l’autre, mais n’osa pas proférer un seul mot. Il grimpa ensuite au troisième.
Il se rappelait très bien cette petite salle carrée. Il s’était souvent dit qu’il serait agréable de se reposer là, entre deux demi-journées de service. Avec un certain étonnement, il exécuta sa pensée, et s’affala sur l’un des canapés, fort confortables au demeurant.
Oui, il y avait eu des armes ici.
Des armes comme celles que portaient ses grands frères. Sa mère et Zargabaath avaient raison ; lui n’avait jamais vraiment souhaité avoir d’arme attitrée. Sans être une combattante, Sentia Larse avait ses deux katanas fétiches, accrochés au-dessus de sa tête de lit, et Zargabaath son épée à deux mains – dont, disait-on, il ne se servait jamais. Eder-Cilt aussi avait une épée à deux mains, ce genre d’épée qui tétanisait un homme et faisait hurler une femme, capable de démembrer en un coup une bête rebutante sortie de n’importe quelle forêt cannibale. On disait qu’il n’avait pas hésité à réserver pareil traitement à des humains, vangaas ou seeqs qui l’avaient contrarié à un moment donné. Et bien que Sentia eût toujours pris cette rumeur à la légère, citant les défauts du blond tout en justifiant son pouvoir et affirmant qu’il ne pouvait pas avoir fait exécuter des individus sans jugement, Vayne était persuadé que son frère aîné en était capable.
Quant à Phonmat, on l’avait longtemps cru inapte à manier une arme basée sur la vitesse à cause de son mode de vie pernicieux. En effet, sa corpulence sans cesse croissante l’avait plus souvent peint sous les traits grossiers d’un profiteur insatiable que sous l’apparence d’un guerrier. Vayne se souvenait que, les (extrêmement rares) fois où son frère et lui avaient fait partie d’une même délégation invitée à un repas, les hôtes étrangers qui les recevaient appelaient Phon « le goinfre archadien ». Absolument aucune miette n’était laissée sur la table si l’on pouvait compter sur sa présence. Cette gourmandise accrue agaçait Eder mais ravissait Sentia – qui elle-même achevait fréquemment ses repas dans les cuisines. Il n’en était par contre pas de même pour les jeux d’argent, les achats compulsifs et les fausses promesses de mariage, qu’il utilisait afin d’attirer les jeunes filles de bonne famille dans des activités peu recommandables. Sentia s’était érigée en véritable figure du féminisme à Archadia, en créant parmi ses très nombreuses associations une structure dédiée à l’écoute et au soutien juridique de femmes déçues par leurs maris, violentées, arnaquées, insultées ou victimes d’une quelconque manière d’un des très nombreux manipulateurs pervers de l’Empire. Elle tenait à s’occuper de certains dossiers personnellement. Personne n’avait jamais compris son intérêt pour cette cause, elle qui avait bénéficié du plus grandiose mariage dont une Archadienne pût rêver. Quant à Phonmat, il ne se sentait pas du tout concerné par ces polémiques et leur trouvait plus matière à rire qu’autre chose, ne suivant que son intérêt personnel. Comme son frère aîné, il s’entraînait très régulièrement, de telle sorte que tout ce qu’il engloutissait se transformait en muscle. Sa silhouette était devenue si impressionnante que lorsqu’Eder, 25 ans, et lui, 21 ans, se tenaient côte à côte, on avait du mal à déterminer le plus âgé. Étant doté d’une rapidité qui parvenait même à intimider Eder-Cilt et ses réflexes étant restés intacts, Phonmat avait choisi pour arme une dague, avec laquelle il savait maîtriser son gibier depuis son habitat naturel jusqu’aux cuisines du Palais.
Tandis qu’il restait immobile sur son canapé, et dans ses élucubrations, le bruit d’une armure parvint à ses oreilles. Il avait dormi quelques minutes à quelques heures.
— Seigneur...
Vayne se redressa sur son séant ; le juge Zargabaath était devant lui. Il avait l’air tout à fait tranquille.
— Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal près du vaisseau ?
Le Haut Juge, dans un premier temps, sembla ne pas lui prêter attention, le casque tourné vers l’arrière de la pièce. Il se dirigea ensuite vers la porte latérale qu’il fit fermer. Il revint lentement vers le jeune seigneur, mis debout.
— Je n’ai pas quitté le hangar depuis le moment où je m’y suis rendu, déclara-t-il. Chacun était à son poste, le vaisseau était comme nous l’avions laissé.
— Êtes-vous sûr qu’il était en état de marche ?
— J’en suis certain, Seigneur. J’ai effectué des tests concluants à mon arrivée et à mon départ.
— Et pendant votre surveillance, y avait-il un individu suspect à proximité du vaisseau ? ajouta Vayne, qui ne voulait pas se rassurer.
— Oui, Seigneur.
Grands dieux !
— L’avez-vous arrêté ?
— Je l’ai tué, Seigneur, dit-il, toujours de sa voix calme.
Ce fut alors qu’il vit, penchée vers lui depuis le gantelet du juge, la lame étincelante, tachée de sang rouge. Il recula d’effroi, cognant ses mollets avec le bois rugueux des accoudoirs.
— Ah... ah... c’est bien...
— J’aurais pu en effet l’arrêter, Seigneur, mais j’ai préféré appliquer la règle qui stipule qu’aucun individu ne doit pénétrer dans la zone autre que ceux autorisés, ainsi que le responsable du hangar, le doyen de l’Académie militaire et les Hauts Juges. Un manquement à cette règle signifiait forcément un danger de la plus haute importance.
— Un... un intrus ? Mais comment ? Mais pourquoi ?
— Rassurez-vous, Seigneur, ce danger n’a plus lieu d’être, ajouta Zargabaath en voyant Vayne trembler de tous ses membres.
— Oui... oui, je sais, fit le garçon.
— Je suis resté sur les lieux longtemps après cet incident. Il n’y avait plus rien à signaler. J’ai par conséquent été amené à conclure qu’il s’est agi d’un incident isolé et que la zone est désormais sécurisée.
— Oui, sans doute...
Ainsi donc, on en voulait tout de même à sa mère... Mais pourquoi ? Aucun nuage n’était censé assombrir le seul jour où elle partait seule à l’aventure ! Vayne se rassit et tenta de reprendre son souffle. Il devait se concentrer et ne pas s’affoler s’il voulait avoir une chance de saisir la vérité.
— Cet individu... D’où venait-il ?
— De l’extérieur. Ce n’était pas l’un des nôtres, fort heureusement.
— Était-il connu ?
— Non, c’était un jeune humain qui vient sans doute de cette ville. En tous cas, je peux affirmer avec certitude qu’il n’a jamais passé les portes de ce Palais. Du reste, par rapport à tous ceux que j’ai pu côtoyer dans mon existence, sa figure m’est totalement étrangère.
— À votre avis, qui peut-il être ? Pour qui a-t-il agi ?
— Je n’en ai aucune idée, Seigneur. En l’observant, j’ai seulement constaté qu’il avait adopté une attitude particulièrement menaçante en se sachant découvert, et qu’il portait des habits que j’ai déjà vus chez des jeunes de l’Académie de Sciences.
Un scientifique ? Se pourrait-il que... ? Mais non, il s’agissait d’un inconnu. Vayne soupira.
— Je sais... ce que vous ressentez, Seigneur. Une menace pour Son Altesse est toujours ce que nous avons eu de pire à redouter ; et le fait qu’elle survienne en des temps pareils est encore plus funeste.
— Mais alors...
— C’est un acte absolument impardonnable, mais il n’aura pas pu aboutir à ses fins. Je ne pense pas qu’il soit utile pour votre avenir ni pour votre moral d’en tirer une quelconque conséquence. Et naturellement, il serait encore moins utile d’en parler à... à...
Il semblait lui aussi légèrement dépassé par cette nouvelle.
— Ne vous en faites pas, assura Vayne du ton le plus confiant qu’il put adopter. J’avais justement l’intention de vous faire tenir la même promesse.
— Eh bien, sourit le juge après une courte pause, je suppose que cela restera entre nous.
Ils restèrent encore un instant à se dévisager, le jeune seigneur tentant de décrypter les émotions du Haut Juge à travers son casque.
— Il est temps, dit doucement Zargabaath. D’ici une heure ou deux, Son Altesse pourra se lever d’une minute à l’autre. Cela vous donne un peu de temps pour vous reposer.
— Et vous ?
— L’échéance pour moi est imminente ; je dois retourner au hangar et rassembler les personnes auxquelles votre mère désirait parler avant son départ. Il y a également sa suite domestique à identifier et à inspecter, en plus des provisions.
— D’accord...
Vayne baissa les yeux. Zargaabath fit deux pas vers lui.
— Ne vous en faites pas, Seigneur. Nous venons de faire le nécessaire. Bergan doit être déjà sur place ; dans quelque temps, le vaisseau sera opérationnel et pourra la transporter jusqu’à Bhujerba sans aucune difficulté. Elle pourra se reposer comme elle le souhaite...
Le silence était si profond qu’il lui sembla entendre le Haut Juge déglutir.
— ... et elle reviendra.
Vayne leva sa tête et sourit.
— Je sais. Je suis vraiment soulagé de pouvoir compter sur vous.
Zargabaath dut sourire aussi, s’inclina et disparut dans la nuit.
Le jeune garçon se laissa retomber et ferma les yeux. D’après le juge, ses frères étaient en train de dormir bien sagement dans leur étage... Très bien. Leur vie avait toujours été un secret pour pas mal de monde, et en particulier pour lui-même, mais il n’avait pas vraiment envie que les choses changeassent, tant qu’ils se contentaient de dormir toutes les nuits paisiblement dans leur étage.
D’autre part, et malgré tout ce qu’on en disait, Sentia Solidor était plus qu’un peu dans les confidences de ses deux aînés, et particulièrement dans un certain domaine.
Comme une fleuriste maniaque compose ses bouquets, elle avait manifesté avec enthousiasme ses choix pour les futurs mariages de ses grands garçons. Elle avait une manière – assez effrayante – d’arrêter sa décision et déclamer : « Celle-là, elle est pour toi » à propos d’une fille quelconque, uniquement parce qu’un trait de caractère ou « sa bonne bouille » allait à merveille avec Eder ou Phon. Le plus souvent, elle ponctuait ses confidences par une franche rigolade, et s’en servait comme prétexte pour donner ses fameux conseils de séduction, dont encore une fois Phonmat se servait bien mal. Sentia désirait par-dessus tout que par leurs sentiments ils rendissent une personne heureuse, mais cela avait bien l’air d’être le contraire avec Eder-Cilt, entre les suicides et les histoires morbides qu’il lui avait été donné d’entendre... Les deux avaient peu à peu changé de comportement vis-à-vis de ces discussions avec l’épouse de leur père ; s’ils les ignoraient totalement à cette heure, il n’en avait pas toujours été ainsi – Phonmat avait même eu pour habitude d’accepter toutes les filles que Sentia mettait dans ses bras lors de ses soirées dansantes, pour les lâcher uniquement après intervention de celle-ci, alors qu’il désirait les emmener dans sa chambre étant mineur. Vayne, évidemment, avait souvent été jaloux de ces échanges de secrets, même si le sujet ne le concernait guère, et ne comprenait pas qu’elle dît tout à ces ingrats qui se moquaient de ses paroles plutôt qu’à lui, mais sa mère lui avait toujours dit qu’elle lui en parlerait plus tard.
En effet, de son mariage à lui, il n’avait jamais été question ; pour sûr, il était le plus jeune. Cependant, l’Impératrice l’avait souvent poussé vers la piste de danse lorsque de talentueuses jeunes invitées s’y exerçaient, et l’avait souvent incité à adresser la parole aux petites curieuses des manifestations sportives ou des galeries d’art. Dans tous les cas, une irrésistible envie de disparaître le prenait, et il se trouvait privé de tous ses moyens – et en premier lieu le moyen de lever la tête vers une fille, alors que c’était ce que sa mère voulait le plus. Chaque fois, il était dépité de la décevoir, mais Sentia prenait tant de temps pour le rassurer et le complimenter qu’il sentait sa confiance revenir et était bien heureux de vivre sans être obligé d’agir de telle ou telle façon. D’ailleurs, dans sa lancée de casser les codes, l’Impératrice n’avait pas peur de clamer haut et fort un fait qui serait désormais d’actualité : aucun héritier de la famille impériale ne serait obligé d’épouser une fille de sang équivalent. Ceux qui ne voulaient pas comprendre en déduisaient que malgré toute sa fierté et celle de sa maison de Solidor, elle envisageait légèrement l’éventualité de donner ses fils chéris à la fille d’un noble Archadien, s’il était suffisamment puissant et influent. La vérité était que Sentia voyait l’amour et le bonheur dans les yeux de n’importe qui, et n’avait pas honte d’accueillir sous son toit des individus issus des sphères les plus misérables, des races les plus éloignées, ou au nom totalement inconnu de l’Empire ou d’ailleurs. Toutes ces personnes-là étaient pour elle dignes d’être aimées et protégées ; elle lui avait souvent dit qu’Archadia était composée d’une macédoine de visages et de personnalités, et qu’il devrait l’assumer, lorsque son tour viendrait, parce qu’il s’agissait de son peuple, et du peuple d’Ivalice. La conception qu’elle lui contait de l’amour était des plus générales et floues, mais en tous cas elle lui plaisait et était dans son cœur pleine d’espérance et de prospérité. La femme que le destin lui avait réservé n’avait pas encore d’identité, entre autres parce que pour sa mère elle devait être tout simplement parfaite et que par définition elle n’existait pas. Ce genre de réflexion ne lui était jamais destiné mais il l’avait souvent entendu de la bouche de Sentia lorsqu’elle s’adressait à son entourage – notamment le juge Drace. Tout cela lui était toujours passé par-dessus la tête – comme autant d’œufs dans un nid que de brèches dans les nuages. Il en était de même pour ce qu’il entendait lorsque sa mère invitait certaines de ses connaissances féminines autour d’un sujet singulier : la lingerie. Il trouvait sa présence lors de telles réunions carrément déplacée, seulement Sentia estimait que cela faisait partie intégrante de son éducation et lui assurait : « Cela te servira plus tard ». Mis à part des indications fort superficielles sur la matière préférée de tel genre de femme pour un corset ou une culotte et ce dont pouvait se vanter sa mère auprès de certaines oreilles hermétiques, Vayne ne voyait pas en quoi on attendait quoi que ce fût de sa part sur ces idées. Mais parfois, il se prenait à penser à l’unique phrase sur le sujet que sa mère avait bien voulu lui dire, à lui : « Il faut au moins que ce soit une danseuse ».
La danse était pour elle l’art ultime, à travers lequel elle exprimait l'adoration, la haine, l’excitation, la lassitude, la puissance, l’humilité, et n’importe quel état d’esprit pour expliquer la vie. Rien n’avait semblé être plus important pour elle, alors même qu’elle avait davantage passé les années précédentes à concevoir des spectacles et chorégraphies qu’à danser. Alors forcément, une danseuse devait être une fille à part, un être particulièrement consciencieux et adroit. Plus encore, elle devait être douce et joyeuse, car la danse était aussi cela, et elle devait avoir vu un tas de choses qu’elle pourrait lui montrer. Elle devait être mince et élancée, ou alors ronde et potelée. Sentia n’avait-elle pas gagné vingt kilogrammes en dix ans sans perdre un gramme de son charme ? Et bien sûr, il aurait appris à la connaître, à rentrer dans son jardin secret, comme jamais personne n’avait accepté de le laisser auparavant. Ensemble, ils échangeraient des rires, des livres, et beaucoup, beaucoup de regards. Vayne adorait regarder dans les yeux les personnes qui se présentaient à lui. À travers eux, il dressait déjà un portrait de l’individu. Sa mère l’avait beaucoup aidé dans cette activité, qu’elle appelait « l’alphabet des yeux ». Plusieurs bureaux de l’administration archadienne étaient réservés à une sorte d’investigation de diverses personnalités afin de construire de riches archives d’informations et d’anticiper les risques. Vayne, lui, aimait se projeter dans le regard des gens sans s’en faire une idée particulièrement audacieuse. Personne ne lui avait jamais fait d’effet outrancier. Mais cette fille-là... elle serait forcément différente. Ses yeux diraient une histoire que tous les livres du Palais ne sauraient conter. Le jour où il lui serait donné de les rencontrer, et où il oserait lever la tête en leur direction, il savait qu’il aurait accompli le but de son existence ; plus rien, dans ce qui suivrait, ne serait digne d’être vécu, en comparaison. Et pour sûr, elle serait gentille ; elle ferait tout ce qu’il lui demanderait et mériterait sa confiance en retour. Son sourire serait si radieux qu’il n’aurait besoin de rien d’autre pour se sentir heureux. Cela n’existait pas, bien sûr, mais cela aurait été si étrange... Si elle avait existé, oui, elle lui aurait réservé bien des surprises. Personne n’aurait le droit de s’en mêler, et rien n’aurait le droit de les interrompre. Si elle s’asseyait à son côté, sur son banc préféré des jardins, il pourrait sentir son odeur, et toucher ses cheveux. Rien ne pouvait être plus délicieux que cette sensation-là. Sa robe serait remontée au-dessus de ses genoux, parce qu’elle se serait assise trop vite. C’est ainsi qu’au détour d’une discussion plus que joyeuse, elle l’autoriserait à poser sa main sur sa cuisse...
— Son Altesse Impériale, l’Impératrice d’Archadia ! vociféra une voix masculine.
Immédiatement après, le bruit aussi tonitruant que bref du pas des soldats se mettant en garde retentit, ainsi que celui de la tête du seigneur Vayne contre le sol. Jamais il n’avait autant maudit sa mère d’avoir rendu plus « solennelles » les annonces impériales, pour « manifester sa puissance ». Il se sentait plus faible que jamais.
« Ce n’est pas le moment », se rassura-t-il ; et il grimpa les escaliers jusqu’au treizième, comprenant que sa mère était en train de faire le trajet inverse dans l’ascenseur.