Chapitre 15

Par Ety

Cité impériale d’Archadès – 27 Cancer 694

 

Après s’être changé et avoir soigneusement coiffé sa chevelure coupée par sa mère en demi-sphère, le seigneur Vayne rejoignit l’Impératrice au rez-de-chaussée. Il l’accompagna à ses visites à différents étages, afin qu’elle pût exprimer ses vœux d’amitié et ses salutations à tous ceux que son humeur du jour lui disait de voir. Le premier, au rez-de-chaussée, avait été un sénateur.

— Gregoroth ! Comme vous voilà élégant.

— Ce n’est pas encore assez pour vous faire honneur, Madame.

Gregoroth était un sénateur assez ambitieux que sa mère avait ridiculisé plusieurs fois lors de danses bien préparées, mais qu’elle défendait toujours en qualifiant ses moqueries de « plaisanteries à quelqu’un qu’on aime bien ». Vayne ne savait pas si sa mère aimait réellement bien cet individu, mais le comportement de ce dernier à son égard était plus que suspect.

Ensuite, Sentia Solidor était montée aux étages supérieurs voir des membres de la famille de son époux, des juges, quelques servantes – en oubliant de demander des nouvelles de la viéra, au grand soulagement de Vayne –, des nobles qui montaient voir son mari, tout en donnant des instructions s’il s’agissait de subordonnés, et enfin son mari lui-même.

— Vous ne pouviez pas partir sans me voir, Madame.

— En effet, je ne le pouvais pas, Excellence.

Ils n’étaient que deux à avoir pénétré dans le couloir terrifiant du trentième étage, et s’être inclinés au sein de cette pièce froide et trop vide. Le seigneur Gramis était assis sur un fauteuil en cuir ; un livre était posé sur un côté et une tasse de l’autre. À cause du rythme de son épouse, il n’avait pas pour habitude de travailler à une heure aussi matinale. Eder et Phon étaient aux abonnés absents.

— Revenez vite, s’il vous plaît. L’Empire est orphelin sans vous.

— N’exagérez rien, Excellence, fit Sentia avec un sourire sarcastique.

Elle se pencha et lui donna un baiser sur le front.

— Je reviendrai, promit-elle en lui souriant.

Pendant un instant, Vayne oublia toutes les querelles qui pouvaient avoir lieu au cœur de sa famille pour réaliser à quel point la tendresse et le respect qu’il pouvait sentir entre les regards de ses parents était une chose précieuse.

Après les salutations et la remise de la grande clé de ses appartements, comme chaque fois qu’elle les quittait, l’Impératrice se dirigea vers son étage. Décidément, ses deux grands frères n’avaient même pas songé à se lever pour la saluer avant son départ.

— Comment se porte mon fils ? lança-t-elle à la cantonade en posant un pied dans la Grotte.

— À merveille, Madame, répondit une voix féminine d’un ton tout aussi fort.

Peu après, la vieille servante s’approcha d’eux et s’inclina profondément devant Sentia. Vayne remarqua alors qu’elle avait certaines difficultés à se mouvoir et que ses joues étaient plus creusées que par la vieillesse seule.

— Je vous invite à me suivre, dit-elle.

— Vous ne m’avez pas l’air en pleine forme, fit remarquer l’Impératrice.

— Son Altesse m’a donné... un peu de fil à retordre cette nuit. Mais ne vous en faites pas, au final il a avalé tout le lait qu’on lui avait préparé et a dormi autant d’heures que les plus optimistes prévisions du médecin l’indiquaient. Tenez, Madame ; le voilà.

Avec stupéfaction, Vayne vit sa mère secouer la tête lorsqu’une jeune servante pleine d’entrain souleva son petit frère pour le lui présenter. Ce refus du deuxième enfant était-il lié au langage mystérieux qu’elle avait tenu au juge Zargabaath ?

— Laissez ce démon dans sa grotte, je n’en veux pas, se moqua Sentia en tirant la langue. Je sais que je peux compter sur vous toutes. Je vous dois beaucoup.

— Oh non, Madame, nous ne faisons rien de spécial. De plus, nous nous sommes relayées pendant la nuit. Nous sommes une sacrée équipe !

— Ça, je n’en doute pas. Où est votre patronne ?

L’Impératrice avait plutôt l’air énervée. Les servantes échangèrent des regards effarés.

— Quelle patronne ? s’étonna la vieille dame. Notre patronne, c’est vous, Altesse.

— Oh non, je vois que vous n’avez pas compris. Je repose donc ma question : où est passée le juge Drace ?

— Elle est dehors, Madame, fit une toute petite voix.

— Voilà qui est parfait ! Juste au moment où je lui demande de...

— Excusez-moi, Madame, mais elle tenait à être dehors, pour assister aux préparatifs de votre départ. J’ai entendu dire que d’autres Hauts Juges sont au même endroit.

Sentia se tourna vers toutes les têtes, les unes après les autres.

— Eh bien, ainsi soit-il. Je vous souhaite bon courage, mesdames.

Elles la saluèrent toutes respectueusement et Vayne suivit sa mère, qui se dirigeait vers l’ascenseur. La grande cage de verre les emmena lentement jusqu’au premier. Le jeune seigneur jeta un coup d’œil vers le visage de l’Impératrice ; rien ne laissait paraître l’ombre d’une inquiétude.

 

Arrivés au rez-de-chaussée, ils s’engagèrent vers le parc de vaisseaux de l’Académie militaire, à quelques centaines de mètres de l’entrée du Palais côté cour, parcourant à pied la Route Glorieuse qui les séparait. Pendant le trajet, transi par le vent, Vayne n’osa guère prononcer de mot, et sa mère demeura muette. Enfin, ils arrivèrent à destination, les grondements lointains des moteurs se faisant entendre, entrecoupés par les cris de soldats à la tour de contrôle. Un grand portail s’ouvrit sur un petit vaisseau, qui s’avança vers le centre de la cour puis glissa jusqu’à la piste de décollage. Pendant qu’ils progressaient, rencontrant les premières armures de Hauts Juges, le jeune seigneur préféra fausser compagnie à sa mère et alla se réfugier auprès de Zargabaath, qui se tenait à l’écart sur la droite, sans casque.

— Toujours rien ? murmura-t-il après avoir fait pivoter sa tête cinq fois pour vérifier que Sentia ne le regardait pas.

— Tout est en ordre, assura le juge.

Silencieux, ils contemplèrent le spectacle des soldats et juges se ruant les uns vers les autres pour obtenir les successions d’autorisations pour parvenir au décollage de l’appareil. Le soleil continuait à se lever au loin, sur un jour où brillait l’espoir.

Sentia ne paraissait pas perturbée de l’absence de son fils à son côté. Elle avait bien d’autres personnes à qui parler ; plusieurs hommes et femmes en civil s’avançaient, en file indienne, pour la saluer. Plusieurs portaient des décorations au-dessous d’un écusson militaire. Vayne les observa attentivement.

— Qui sont ces gens ? demanda-t-il avec méfiance. Pourquoi apparaissent-ils maintenant près du vaisseau... et près de ma mère ?

— Ce sont des chercheurs de l’Académie militaire, répondit Zargabaath très sereinement. Ils sont là pour lui transmettre leurs derniers résultats... et par politesse. Ils ne lui feront rien.

— En êtes-vous cert...

— Oui, l’interrompit le juge. Ils n’auraient aucun intérêt à agir.

 

Vayne poussa un soupir et se tourna vers les autres Hauts Juges, ceux qui étaient de fait moins proches de la famille impériale que les cinq qui travaillaient étroitement avec le seigneur Gramis. Sentia Solidor adressa à chacun une franche poignée de main, puis elle se tourna vers Bergan. Lorsqu’il ôta son casque, Vayne faillit éclater de rire.

Jamais il n’avait vu chez cet homme une expression aussi décomposée, à mi-chemin entre l’embarras, la tristesse et l’humour.

— Vous ne serez pas trop brutal avec les soldats pendant mon absence, n’est-ce pas ? lui dit Sentia. Ne les envoyez nulle part avant que je revienne.

— Soyez sûre que je n’en ferai rien, bien que ce ne soit pas l’envie qui manque ! répondit-il en éclatant de son gros rire.

— Je compte sur vous, Bergan ! s’exclama l’Impératrice en tapant dans sa main de fer comme dans un coussin.

Les deux se mirent à rire, et Sentia passa à Drace.

 

Le Haut Juge féminin avait les bras croisés, les yeux rivés sur le sol, y compris lorsqu’elle passa brutalement son casque au-dessus de sa tête et le donna à l’une des servantes qui l’accompagnaient.

— Toujours aussi attristée de mes départs, n’est-ce pas ? lui dit sa supérieure.

Vayne avait bien envie que Drace dît quelque chose, ne fût-ce que pour interrompre cette tension insoutenable qui précédait le départ de sa mère et voir enfin le vaisseau décoller sans encombre.

— Passez au treizième dès que je serai partie. Vous n’avez pas grand-chose à faire en ce moment, alors vous vous occuperez de mon fils.

— Votre fils a déjà trouvé quelqu’un pour veiller sur lui, bougonna Drace en adressant un regard de glace à Vayne et Zargabaath ; ne me faites pas croire que je vous suis utile.

— Vous savez bien que je ne parle pas du grand, fit Sentia en posant les mains sur ses hanches. Vous monterez dans les appartements à droite des miens et vous vous occuperez du nouveau-né comme s’il était le vôtre. Campez près de lui s’il le faut, mais si je retrouve des éternuements, une perte de poids ou la moindre tache sur son bavoir, vous aurez de mes nouvelles.

Drace dénoua ses bras et releva ses yeux vers l’Impératrice.

— Ah oui ? Vraiment ? Et qu’est-ce qui m’obligerait à faire cela ?

— Moi, tout simplement, se vanta Sentia en levant le nez au ciel et donnant une pichenette à l’une de ses boucles. Je sais très bien que vous aurez trop de scrupule à laisser cet enfant sans votre protection et que vous suivrez ma parole jusqu’au bout.

— Hmpf ! fit Drace en l’imitant. Je fais ce qui me plaît.

Certains soldats se mirent à rire.

— Eh bien, déclara Sentia en changeant radicalement de ton, je suis sûre que ça vous plaira.

Et sans transition, elle s’approcha d’elle, saisit son visage entre ses mains et l’embrassa sur les deux joues. Et tandis que le juge baissait à nouveau sa tête rosie, elle ajouta quelque chose à voix basse avant de lui sourire et de s’éloigner.

 

Ce matin-là, elle avait mis une robe noire. Un col en forme de pétale de rose noir encadrait son cou, qui supportait une figure haute en couleurs et très souriante. Ses yeux envoyaient une lumière plus chaleureuse que le soleil qui tapait sur les têtes. Pour une fois, elle ne portait que très peu de bijoux : un bracelet argenté et un collier de petites perles vertes et blanches. Vayne était bien content qu’elle n’eût pas mis ses treize pendentifs aux motifs étranges qui lui faisaient peur.

La Rose Noire d’Archadia traversait la cour silencieusement pour venir les rejoindre, sans se presser, sans changer son rythme. Ce calme commençait à effrayer le jeune garçon. Mais non, il n’y avait aucune raison à la panique... elle allait partir, mais partir en sécurité. Sans que rien n’eût changé.

Sentia Solidor s’arrêta devant le juge Zargabaath. Elle n’avait pas cessé de sourire, mais elle avait cessé ses mots. Aucune parole, aucun geste n’émanait du corps de l’Impératrice, seulement cette impression de sérénité absolue. Zargabaath soutint son regard quelques secondes, parut trembler, puis tomba à genoux devant elle.

Drace fit un pas en avant, et rencontra le regard de Vayne avant de s’immobiliser.

L’Impératrice resta impassible tandis que le juge à ses pieds expirait avec difficulté, cherchant sans doute ses mots, mais ne disant rien. Enfin, il releva un genou et lui prit une main en pliant sa nuque, le regard en direction du sien. Il fit glisser le gant, baisa la main blanche sur sa main d’acier, puis le remit délicatement avant de se relever. Ils restèrent l’un en face de l’autre quelques instants de plus, et Sentia se décala pour se trouver face à son fils.

 

Ce dernier ne savait que penser de l’unicité de son attitude avec tous ceux qu’elle avait salués. Allait-elle se comporter avec lui de la même manière ? Ou comme une figure de cire qui se déplaçait sans avoir confiance ? Le jeune seigneur retourna la question plusieurs fois dans sa tête, réfléchit aux mots qu’il choisirait pour lui souhaiter une bonne route, baissa la tête juste assez pour paraître respectueux sans tomber dans la honte, et enfin se dit qu’il s’en fichait et fonça dans les bras de sa mère. Fort heureusement, elle l’accueillit comme à l’accoutumée, embrassant le sommet de sa tête en le serrant bien fort contre elle.

— Pourquoi ne m’emmènes-tu pas, maman ? murmura-t-il contre sa poitrine.

— Je veux me reposer seule quelques jours.

— Est-ce que nous ferons d’autres voyages ensemble, après... ?

— Bien sûr, répondit-elle en le repoussant.

Elle éclata d’un grand rire en voyant la mine totalement éblouie de son fils.

— Lorsque je serai rétablie, il n’y aura nul endroit où nous saurons être séparés, tu le sais bien, déclara-t-elle en le tenant par les épaules.

Vayne, souriant démesurément, laissa échapper un autre soupir d’admiration.

— Regarde ce que fait Bergan, pendant mon absence, poursuivit Sentia. Tu m’avais promis de l’assister bien plus tôt.

— Oui, c’est vrai, maman ; simplement c’est moins plaisant que de travailler à tes côtés.

— Taratata, peu importe ! Quand je reviendrai, je veux voir un rapport complet sur ma table. Et prends soin de bien manger, petit zombie décharné.

Le fils alla répondre mais préféra continuer à sourire en acquiesçant avec enthousiasme.

— Je sais que je peux compter sur toi, s’attendrit Sentia en l’embrassant une seconde fois. Veille bien sur ton petit frère.

— Tu m’écriras tous les jours, n’est-ce pas ?

— Tous les jours, assura-t-elle. Ce n’est pas parce que je serai loin d’ici que je n’aurai pas besoin de tout savoir et que tu n’auras aucune nouvelle de ma part. Tu sais bien ce que l’on dit sur moi : même quand je ne suis pas là, j’existe toujours !

Et là-dessus, elle rit aux éclats et se mit en marche, saluant une dernière fois d’un signe de tête.

— Je n’ai pas pu apporter les serviettes que vous m’avez demandées, Madame, se désola une jeune servante blonde en s’écartant de son passage. Lorsque j’y ai pensé, votre porte était fermée et, comme vous le savez, la seconde clé est introuvable.

— Ah, cette fameuse seconde clé ! riait encore Sentia tandis que Zargabaath tressaillait.

 

Oui, elle existait toujours. Peu importait ce qu’on disait d’elle ; ses actions, dans l’ombre, étaient toujours supérieures aux attentes et leur pertinence surgissait de nulle part. Engagée dans la diplomatie comme dans les travaux ménagers, tout en prenant le temps d'être une mère de famille exceptionnelle et tout simplement une femme, passionnée par tout ce qu’elle faisait, et qui en parlait avec un appel véhément à la vie.

Vayne continuait à la voir s’éloigner, baissant légèrement la tête. Sur le flanc du vaisseau était inscrite la mention : YPA LD-27. Sentia s’était toujours éloignée, mais cette fois-ci elle partait pour de vrai ; elle s’apprêtait à monter dans un vaisseau sans lui. Bien sûr, il ne pouvait plus l’en empêcher, mais il aurait souhaité connaître une prière quelconque qui pût lui octroyer un bon présage, un peu comme savait le faire la sainte Éphédrine, comme l’appelait avec ironie le juge Zecht et comme l’avait étrangement évoquée sa mère au onzième.

Tout était confus dans sa tête, et pourtant il aurait tellement voulu rester calme, rester calme jusqu’au bout... ne rien montrer... Non, après tout, il ne s’était rien passé, et ce voyage ne pouvait qu’être achevé avec succès, comme n’importe quel autre.

 

Sentia Solidor, à présent à bord, rendait des signes de main aux téméraires qui lui en faisaient, dans une attitude familière. Ils avaient beaucoup de chance...

Soudain, le cœur de Vayne se crispa d’un coup : le moteur émit un son plus brusque, et, il le savait, s’apprêtait à lancer le vaisseau à la vitesse de l’éclair sur la piste de décollage.

Sans s’en rendre compte, le jeune seigneur s’en était approché, sans courir, sans sourire. Il apercevait encore clairement la silhouette noire qui saluait, toute joyeuse. Il accéléra le pas afin d’entrer dans son champ de vision, mais le vaisseau entama un virage brusque et il ne put que le suivre. Il le suivit jusqu’à ce que les bruits s’intensifiassent tout à fait et accompagnassent le départ du véhicule. Alors il se mit à courir, démesurément, sans chercher de limite. Au début de sa course, Sentia se tourna dans sa direction et sourit. Vayne, soulagé, souffla une seconde avant de repartir de plus belle. Il pouvait encore voir son visage... L’Impératrice n’avait pas bougé son regard. Elle paraissait au contraire plus observatrice que jamais, ayant presque tout à fait perdu sa mine joviale et insouciante. Elle regardait attentivement quelque chose, et lorsque, essoufflé, il poursuivait encore le vaisseau sur une centaine de mètres alors que ce dernier était définitivement lancé, il fut persuadé que ce n’était pas lui qu’elle regardait.

Il demeura sur place, hébété, reprenant irrégulièrement son souffle et suivant le petit point noir scintillant sur l’horizon. Il n’eut aucune idée du temps qui s’écoula depuis qu’il s’était arrêté – aucune idée du moment à partir duquel toutes les voix et les bruits de pas se furent évaporés, et le soleil monté haut dans le ciel sans nuages. Il n’eut, en réalité, aucune idée sur rien jusqu’à sentir une légère pression sur l’épaule.

— Tout ira bien, Seigneur.

— Oui, Petit Père.

Le juge Zargabaath se tut, laissant au garçon le temps de recomposer son esprit et de trouver le courage de se retourner.

— Je vais retourner au Palais. Il y a encore plein de choses à faire, déclara-t-il en souriant.

— Oui, répondit le juge en lui rendant son sourire. Allons-y.

 

Vayne passa sa matinée terré dans son bureau du vingtième étage, où travaillaient non loin de lui certains Hauts Juges, et où tous se réunissaient. Les réunions du vingtième étaient une autre des composantes rythmiques du Palais impérial ; nul ne pouvait vraiment y échapper, entre les cuisiniers qui se préparaient à l’avalanche de plats à mijoter et les servantes de la suite du juge Drace qui attendaient patiemment que leur maîtresse quittât le vingt-sixième pour respirer. Pour la prochaine, la maison de Solidor devait présenter un projet de redistribution du budget impérial ; le commerce extérieur grattait une trop belle part à la santé et l’artisanat tandis que l’éducation et la recherche florissants devaient à tout prix être conservés tels quels. Le projet en question était destiné à être exposé au Sénat le surlendemain. Bien sûr, il n’avait jamais été question que ce fût Vayne Solidor qui s’en occupât, mais le jeune seigneur avait son idée bien en tête et la poursuivait sans s’occuper du reste. Personne n’aurait rien à redire. Sauf qu’en plus, le discours devait être lu en séance. Vayne adorait et exécrait à la fois cet exercice, car il lui permettait de déchiffrer « l’alphabet des yeux » chez toutes ses cibles... en perdant l’intégralité de ses moyens.

Lorsqu’il était au vingtième, les gens qui passaient le respectaient. Ils se disaient qu’on l’y avait envoyé faire quelque chose d’important. Parfois, un gentil valet venait lui apporter une boisson fraîche avec un sourire d’ange. Et toujours, les petites fleurs magiques parfumaient allègrement l’air qu’il respirait et faisaient rougir ses joues pâles des angoisses passées. Ce jour-là, personne ne vint lui demander s’il avait besoin de quelque chose et il s’était assis un peu trop loin des vases pour profiter de l’odeur, mais il se sentait joyeux quand même. Il était parfaitement à son aise.

Tout sourire, Vayne Solidor ajouta un point à la fin de sa phrase et leva sa plume. Il manquait seulement cette formule d’optimisme qui devrait convaincre définitivement les plus méfiants des sénateurs...

— Descendez ! tonna une voix rauque.

— Juge Ghis, je n’ai pas encore terminé mon document. Je le remettrai bientôt.

— Mais venez là !

Vayne était vexé. Comment ce nouveau Haut Juge pouvait-il se permettre de l’interpeller ainsi ? Il aimait se sentir proche de lui, mais sans inverser les rôles. Cependant, lorsqu’il leva ses yeux bleus vers le jeune homme, ce dernier roulait des yeux terrifiés en tapant ses hanches avec force : il n’avait pas du tout son air normal. Le jeune garçon se leva et s’approcha du juge, qui dégageait une telle épouvante qu’il en fut aussitôt gagné. Ghis tremblait, et surtout paraissait avoir monté tous les étages à pied, depuis le premier.

— Seigneur, arriva-t-il à articuler, il y a un problème avec le vaisseau ! Tour de contrôle !

L’expression de Vayne se figea.

— Vite, vite, vite !

Et il disparut de manière aussi tonitruante qu’il était venu, mais pas aussi seul : le cerveau à l’arrêt, le jeune seigneur avait mis ses muscles en marche et le suivait ; dans le couloir, plusieurs juges et soldats s’affairaient vers l’ascenseur de service.

Vayne comprit et détala les marches quatre à quatre avec Ghis.

 

La voie était libre, mais l’escalier semblait interminable. Quand enfin ils atteignirent la salle de réception, ils trouvèrent le seigneur Gramis, sceptre à la main. À son côté, un jeune Haut Juge déclarait :

— Nous n’avons pas la confirmation que la trajectoire du voyage ait disparu, Excellence. Restez confiant.

Disparu ? Disparu ?

— J’ai prévenu le seigneur Vayne de... ce qui semble arriver... haleta Ghis avant de déglutir.

— Merci, Ghis, répondit le seigneur Gramis d’une voix froide.

Vayne le dévisagea sans savoir par où commencer. Le juge Ghis lui épargna la réflexion en se tortillant brusquement, se pliant totalement en deux, penché en avant et à deux doigts de ramper à terre. Il se tortillait une mèche en poussant des cris terrorisés, la peau du visage entièrement couverte de sueur.

L’Empereur fit quelques pas vers la porte principale, qui laissait un flot de lumière envahir l’entrée du Palais. Il s’appuyait sur son sceptre, et fixait un point du ciel, à l’extérieur, en disant d’une voix faible :

— Un... un si beau v...

— Un si beau vaisseau ! l’interrompit Ghis. Il aurait pu servir à une finalité tellement plus...

— Un si beau visage ! se lamenta le seigneur Gramis en lui adressant un regard accusateur.

Vayne sauta par-dessus le corps plié du juge en donnant un coup de pied au milieu.

— Je vais voir à la tour de contrôle ! cria-t-il tandis que Ghis se tordait de plus belle. Je vais voir ce qui se passe exactement.

En serrant les poings, il avait tenté de capter le regard de son père mais l’Empereur ne semblait pas vouloir le partager.

 

Il continua à détaler dans la cour arrière, atteignit l’Académie militaire, et dépassa l’endroit d’où il avait vu décoller le vaisseau. Assuré, confiant, il gagna un escalier en colimaçon qui menait au sommet d’une tourelle en pierre aux fines meurtrières.

— Où est le poste de contrôle ? demanda-t-il aux premiers soldats qu’il vit, au détour d’un recoin sombre.

— Ici, Seigneur, lui indiqua l’un d’eux.

Il désigna un passage assez étroit au bord duquel Vayne se cogna bruyamment.

— Où est l’écran de la trajectoire ?

— Là, Seigneur.

Le jeune garçon se souvenait parfaitement des manipulations principales à faire sur cet appareil, telles que les lui avait montrées le juge Zargabaath un jour. En quelques boutons, une longue trace en pointillés apparut sur la carte numérique qu’il avait devant lui.

— Le vaisseau est là, déclara-t-il au général responsable avec soulagement. Il est en route vers sa destination.

— Seigneur, ceci est l’écran de mémoire, qui a enregistré des données que nous avons reçues il y a plusieurs minutes. L’actuel est celui au-dessus, et il est vide.

Il y avait effectivement un écran plus large à la verticale, mais il avait sûrement tort. Il tenta une communication, qui échoua, puis guetta l’apparence des icônes d’énergie ou de réseau, mais aucune ne s’alluma. L’écran restait figé sur une même image, qui était en l’occurrence une vacuité parfaite.

— Le dernier signal reçu vient de ce point, Seigneur, à 153,88° sud 3,49° est; c’est-à-dire au milieu de la mer de Naldoa.

Eh bien, on laisserait le temps à ce signal de revenir, et lorsque ce serait chose faite, la communication serait rétablie. Pourquoi s’acharnaient-ils sur l’écran vide ?

— Seigneur... fit le soldat en voyant le garçon immobile.

— Oui, je sais que les données mettent un certain temps à revenir lorsqu’il y a eu une rupture de contact. Ce sera résolu bientôt.

— Seigneur... répéta l’autre d’une voix moins ferme. Je suis navré de vous informer qu’il ne s’agit pas d’une simple rupture de contact. Le réseau ne s’est jamais brouillé pendant une si longue période, et nous avons la confirmation que le vaisseau n’est plus sur sa trajectoire par les patrouilles permanentes des côtes d’Archadia et de Bhujerba.

— Il a dû y avoir une augmentation imprévue du trafic. Le pilote aura changé cette trajectoire-là. Procédez aux vérifications.

Vayne attendit qu’on obéît à ses ordres et demeura pendant ce temps debout, le regard encore déterminé.

— Alors ? demanda-t-il avec impatience.

— Cela prend un certain temps. Les trajectoires alternatives sont très nombreuses. Mais jusqu’à maintenant, toutes celles que nous avons inspectées n’ont pas enregistré de trace du vaisseau.

— Continuez !

 

Vayne commença à faire les cent pas dans la tour de contrôle. Que diable se passait-il ? Un individu qu’il lui sembla vaguement reconnaître apparut avant qu’il pût trouver la réponse.

— Cham Busquor, je suis le responsable du centre de recherche militaire, dit-il en s’inclinant.

Il faisait donc partie de ceux qui avaient salué sa mère ce matin même.

— La situation est incompréhensible, lui dit Vayne. Le vaisseau que nous avons vu ce matin est introuvable dans les airs et n’émet plus de signal. Pouvez-vous analyser ce qui se passe ?

— Nous avons pris connaissance de cette information à l’instant. Nous sommes venus prêter main-forte à la tour ; les éléments présents dans le ciel à cet endroit-là nous aideront à y voir plus clair.

Vayne les laissa se pencher sur le problème et il se pencha tout court, par-dessus les créneaux. Rien ne pouvait justifier un mensonge de l’équipe toute entière ; il leur faisait confiance, Sentia avait salué individuellement presque tous ses membres. Mais alors... s’il croyait en leur honnêteté, il devait également croire que le vaisseau était réellement parti très loin. Où et pourquoi ? Il évita de se poser ces questions plus longtemps et inspira profondément en levant son visage bouillant d’inquiétude vers l’air frais.

Quelques instants plus tard, il ouvrit les yeux et vit trois pilotes impériaux vêtus d’une combinaison spéciale ; ils embarquaient dans les cabines individuelles de très petits avions qui décollèrent avant qu’il pût suivre leur départ. Vayne redescendit au poste et questionna :

— Où sont allés ces pilotes ?

— Ils sont montés dans les avions les plus rapides du centre – et probablement les plus rapides qui soient, répondit le directeur du centre. Ils ramèneront des échantillons de l’air au point détecté.

— Affirmatif, Seigneur ! ajouta un soldat en se mettant au garde-à-vous. Cela permettra de confirmer l’...

Busquor le bouscula et corrigea, en se tournant vers un écran secondaire :

— Nous ne savons rien de plus, mais nous avons un programme qui nous donnera des résultats exacts sur l’état de ce vaisseau. Ils sont déjà à pleine vitesse – ils seront de retour dans moins d’une heure.

En remontant au sommet, Vayne entendit également : « Pas la peine d’effrayer le gamin ».

Il ferma les yeux à nouveau et se dit qu’ils étaient tous bien fous. Bien sûr qu’il n’y avait pas de quoi s’effrayer. Il resta un long moment à contempler le ciel, à présent parfaitement vide, sous cette chaleur réconfortante, puis se retrouva machinalement au milieu des écrans une nouvelle fois.

 

— Prisme à l’angle plein ; ténèbres : 60%, lumière : 9%, glace : 0%, foudre : 1%, feu : 27%, eau : 2%, terre : 0%, air : 1%.

— Suite ?

— Il n’y a pas de suite. Lansar n’a pas encore parcouru assez de distance.

— Et que raconte Gabss ?

— La qualité n’a pas l’air meilleure. Il y a aussi une sorte de poussière très épaisse qui persiste à ce point.

— Poussière ? Nous sommes des scientifiques ; quel élément ?

— Élément inconnu.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu te moques de moi ? Montre-moi les données, je vais te refaire les familles des gaz.

— La densité est anormalement élevée. Pavel, va vérifier les correspondances avec l’altitude !

— Il va falloir faire l’expérience des trois liquides de toute urgence ! Où sont ces incapables ?

— Dernier quart des prélèvements. Demis est presque arrivé.

— J’ai la suite ! Prisme relatif à l’angle plat ; ténèbres/lumière : 35%, eau/feu : 50%, le reste des couples à 100.

— Et donc le plein... ?

— Feu : 200%. Le reste à 0.

— Damnation...

— C’était prévisible !

— Toi, idiote, cours prendre au laboratoire le précis feu/aéronautique ; et toi, crétin, fouille dans les archives militaires !

Les voix s’élevaient les unes contre les autres et les silhouettes se succédaient les unes aux autres. Vayne ne voyait plus celles qui le poussaient, piétinaient ou hurlaient devant lui en s’adressant à autre chose. Il regardait à gauche, puis à droite, et respirait très faiblement.

— Il faut vérifier ! Il faut vérifier ! répétait Busquor en s’agitant avec les autres.

— Facile à dire, Cham, rouspétaient ses collègues et les soldats.

 

Cependant, peu après, le premier pilote fit son apparition. Vayne l’aperçut donner sa bonbonne de gaz depuis le sommet de la tour, avant même de prendre la peine de poser son appareil. Les scientifiques accouraient entre leur centre et la tour de contrôle, ils se transmettaient échantillons et documents par relais. Leurs cris s’étaient par conséquent étendus à toute la cour et aux pistes, mais rien d’assez vrai n’en ressortait.

Les derniers pilotes étaient à présent là. Vayne retenait son souffle. Celui du vent se poursuivait, inlassablement par-dessus les têtes, bien que le ciel restât vide. Soudain il en entendit un autre ; c’était un soufflement tempétueux. Le reconnaissant aussitôt, il dévala l’escalier en sens inverse et tomba nez-à-nez avec le juge Zecht.

Ce dernier leva son casque et baissa la tête vers le jeune garçon.

— Seigneur... comment vous sentez-vous ?

— Bien. Je m’inquiète seulement de savoir où est Son Altesse.

— Où est Zargabaath ? fulmina-t-il. Pourquoi n’est-il pas allé avec elle, cette fois-ci ? Je ne l’imaginais pas capable de la laisser prendre un tel risque !

— Ce n’est absolument pas de sa faute, prévint Vayne en retenant ses mains qui avaient dégainé ses deux katanas.

Zecht se calma cinq secondes puis souffla de nouveau :

— J’ai deux mots à lui dire.

Ignorant les deux bras de nouveau tendus du seigneur Vayne, il força le passage et fit un pas, mâchoire serrée, vers le Palais.

— Annonce !

La tête brune du juge et celle du garçon se relevèrent aussitôt. Au sommet de la tour, Cham Busquor tenait un parchemin qui ressemblait horriblement à un communiqué officiel de l’Empire.

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