Chapitre 14

Par Mimi

Avant de me laisser seule dans mon alvéole de six mètres carré, la gérante m’avait prévenue qu’un salon de lecture au rez-de-chaussée était mis à disposition de ses clients, et que je pouvais m’y rendre le soir, à condition de ne pas y amener une activité bruyante.

Après avoir déballé mes affaires et mangé un morceau, j’essayais encore de me convaincre d’y descendre. J’avais entendu toute une famille revenir de balade à grands bruits de Pataugas dans les escaliers. Je me disais que me mêler aux autres en toute discrétion était la meilleure des options dont je disposais pour le moment pour faire oublier mes maladresses à la propriétaire du Chêne Vert. Restait encore à rassembler suffisamment de courage…

Assise sur le lit, recroquevillée contre le mur, je pensais à Carole et à ce qu’elle dirait si elle me voyait là. Elle me rirait au nez en apprenant que je la cherchais, puis me traiterait d’idiote. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Il m’arrivait souvent de penser la même chose. Lorsque nous nous étions embarqués dans cette folle aventure, Phil et moi, nous n’avions pas envisagé d’autres possibilités, telles que son envie de changement ou simplement le fait qu’elle ne pensait plus du tout à nous. La lettre avait introduit un doute, mais elle ne constituait pas un indice assez important pour lancer un avis de recherche, surtout venant de deux personnes l’ayant croisée deux ou trois fois. Nous n’étions pas sa famille. Elle ne voulait pas être retrouvée, surtout pas par nous. C’était d’ailleurs peut-être pour ça que je la cherchais, tout compte fait.

J’ai attrapé mes cartes et mon carnet et j’ai quitté la chambre en trombe. Si Sainte-Marie-sur-Dragonne ne devait rien m’apprendre sur Carole, alors je chercherais ailleurs.

Tous les occupants du petit salon ont levé les yeux vers moi au moment où je suis timidement entrée. Comme je l’avais deviné, il s’agissait vraisemblablement d’une famille : quatre enfants de différents âges lisaient sur un grand sofa, encadrés par leurs deux parents dans leur fauteuil. Le père faisait des mots croisés, la mère avait le nez collé à une carte routière largement dépliée sur ses genoux.

Un raclement de gorge m’a fait sursauter, alors que j’en étais là à ma contemplation de la scène qui se jouait dans le petit salon. C’était notre hôtesse, attablée à un bureau, qui lisait toujours son registre poussiéreux sous une lampe halogène.

-       Bonsoir, ai-je soufflé.

Comme à son habitude, elle a pincé le coin de sa bouche d’un air de dire que ce n’était pas trop tôt. Je n’étais pas vexée ; après tout, c’était sa manière à elle de sourire. Elle s’est replongée dans le vieil ouvrage défraichi en le tapotant de l’index.

Je me suis installée dans un canapé élimé qui jouxtait la porte et faisait face au coin de la pièce dans lequel la petite famille s’était installée. Les parents avaient repris leur activité pendant mon bref échange avec la maîtresse des lieux et les huit yeux de leurs enfants étaient braqués sur moi.

Je n’ai jamais su comment m’y prendre avec les enfants. En cet instant, je ne savais pas quoi faire pour me débarrasser de ces œillades curieuses. J’ai tâché de ne pas faire attention en dépliant soigneusement ma carte. Sans la moindre idée de ce que j’y cherchais, je m’y suis penchée avec l’air le plus intéressé du monde.

À part les collines vertes tout autour, il n’y avait pas grand chose dans les environs de Sainte-Marie-sur-Dragonne. Les routes serpentaient en s’en éloignant, se déployant comme un soleil à travers la verdure, pour rejoindre d’autres localités pas beaucoup plus grandes. Mon doigt à suivi la rivière qui suivait le relief et barrait la carte d’un trait bleu.

-       Tu cherches une balade pour demain ? ai-je soudain entendu.

La question s’est immédiatement suivie d’un long soupir, celui du parent qui vient de répondre trente fois la même chose et qui n’est pas disposé à supporter plus longtemps les interrogations à répétition de son gamin.

-       Oui Justine. Je te l’ai déjà dit plusieurs fois.

-       C’est pas à toi que je parlais, Maman, c’est à la dame.

J’ai mis un moment à réaliser que j’étais la dame en question. La nouvelle question de la petite fille a achevé le dernier doute qui me restait et me faisait espérer qu’elle s’adressait à la logeuse.

-       Hein, pourquoi tu regarderais la carte, sinon ?

C’est vrai, pourquoi est-ce que je regardais la carte ? J’espérais voir surgir une Carole miniature armée d’un panneau indicateur me hurlant « JE SUIS ICI ! » ou quoi ?

-       Hého madame ! Pourquoi tu…

-       Tais-toi Justine, tu vois bien qu’elle a pas envie de te parler, la dame, a répliqué une autre voix d’enfant, plus âgée.

J’ai remercié intérieurement la grande sœur d’avoir répondu à ma place à sa cadette.

Je me suis alors aperçu que mon doigt suivait toujours le fil tortueux de la rivière. J’ai alors pensé, bizarrement, que le cours de la Dragonne m’amènerait peut-être au paysage de la carte postale.

C’est alors que le canapé s’est un peu affaissé sur la gauche. Une gamine de cinq ou six ans escaladait le divan sous les protestations chuchotées de sa mère.

-       Justine ! Reviens ici !

La grande sœur s’est levée et a couru pour venir récupérer le petit singe, mais je l’ai arrêtée d’un signe de la main. Le tout sous le regard perçant de la propriétaire, que je surveillais toujours du coin de l’œil.

-       Non, non, sans problème, ai-je dit dans un sourire.

J’étais résignée à éviter toute contrariété chez la logeuse. Le présent raffut dans son salon de lecture n’allait pas m’aider dans cette tâche. Au moins, la petite fille cesserait peut-être son interrogatoire.

-       Comment tu t’appelles ? a-t-elle cependant murmuré.

Elle avait baissé la voix, ce qui constituait un moindre mal. J’ai décidé de jouer le jeu.

-       Marion, ai-je répondu sur le même ton.

-       Tu as quel âge ?

-       Trente-cinq ans.

-       Wahou ! Tu es trop vieille ! T’as pas de mari ?

-       Si, mais il est au travail.

Avant qu’elle ne me pose la question (en fait, elle prenait justement sa respiration), j’ai ajouté :

-       Il s’appelle Phil, il a quarante-deux ans et il est barman. Il vend des cafés et des bières dans un restaurant.

Je ne savais pas si ce genre de chose se disait à une enfant de six ans. Je savais en revanche que ça ne sert à rien de leur mentir. C’est le meilleur moyen de recevoir encore plus de questions, et c’est moins fatigant de raconter la vérité que de creuser un mensonge dans lequel on risque de se prendre les pieds à tout moment.

-       Ah.

Je ne quittais pas des yeux ma carte. J’espérais de toutes mes forces qu’elle en avait fini avec moi.

-       Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure, a-t-elle repris, inconsciente du profond découragement qui survenait à l’instant même dans chaque partie de mon corps.

Comme je ne répondais toujours pas, elle a insisté. C’est bien connu, les enfants sont infatigables en matière d’interrogations terre-à-terre, pas vrai, madame la logeuse ?

-       Tu vas te promener, demain ?

Je sentais que si je répondais oui, j’allais devoir passer par toutes les étapes de description de mon itinéraire, carte à l’appui, sans compter que toutes ces explications seraient sources d’autres centaines de questions.

Au moment où j’avais rassemblé suffisamment de résolution pour lui exposer mes projets du lendemain, sa mère a replié sa propre carte :

-       Allez, zou ! Les enfants, au lit !

Justine balançait ses petites jambes au bord du siège en me fixant intensément, comme si elle attendait la fin de l’histoire avant d’aller se coucher. Heureusement, sa mère l’a prise dans ses bras et l’a emmenée dans le couloir à la suite de toute sa famille.

-       Bonne nuit, madame Leblois ! a-t-elle lancé en fermant la porte.

J’avais environ vingt-quatre heures de répit pour trouver quoi raconter à une môme un peu trop curieuse. Au moins, j’avais appris quelque chose ce soir : le dragon avait un nom.

Je reprenais ma stérile analyse des environs, quand il s’est produit la dernière chose à laquelle je m’attendais.

-       Qu’est-ce que vous avez prévu de faire demain ?

La dénommée madame Leblois me scrutait depuis sa lampe blafarde qui lui donnait une allure encore plus spectrale qu’à l’accoutumée. J’ai mis du temps à réaliser qu’elle s’intéressait vraiment à ce que j’avais l’intention de faire le lendemain.

-       Me balader, probablement.

-       Ça, ça m’étonnerait. Vous êtes à vélo mais vous n’avez pas l’habitude d’en faire, à en juger son état – et le vôtre. Il y a des tas de chemins en descendant, mais vous regardez au mauvais endroit sur une carte neuve que vous n’avez pas souvent déplié. Et vous racontez votre vie à la gamine mais vous évitez de dire où vous allez demain.

J’ai soupiré. Je me savais suspecte à ses yeux, mais pas à ce point-là.

-       J’ai mes raisons. Je n’ai pas très envie d’en parler.

Je m’attendais à ce qu’elle s’offusque, insiste, ou me jette dehors. Pas à ce qu’elle hoche la tête avec un air compréhensif.

-       Bien sûr. Vous-même, vous pourriez me demander pourquoi je lis toujours ce vieux registre qui a l’air de tant vous intriguer. On a tous nos raisons de les garder pour nous.

Elle est restée silencieuse, les yeux dans le vague, le doigt posé sur son ouvrage et le menton dans la main. Elle paraissait tout à coup bien différente sans son air sévère qu’elle affichait à longueur de journée.

J’ai décidé qu’il était temps pour moi de prendre congé. Elle n’a pas bronché quand je me suis retirée, gardant son étrange position qui lui était si inhabituelle. Je me suis couchée sereine. J’avais enfin l’espoir de pouvoir creuser la piste de son côté.
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Fannie
Posté le 23/03/2020
C’est un comble que ce soit une enfant qui aurait logiquement dû l’agacer qui arrive finalement à dégeler la logeuse. Pour clouer le bec à la petite Justine, Marion aurait pu lui répondre qu’elle ne pouvait rien lui dire parce que c’était un secret. C’est un mensonge, mais bon…  :-)
Cette madame Leblois est observatrice, mine de rien ; et si elle porte une telle attention aux gens, c’est qu’elle s’intéresse à eux. Maintenant qu’elle est enfin disposée à s’ouvrir à elle, curieusement, Marion met fin à ce début de conversation et se retire. Espérons que ce n’est pas une occasion manquée et qu’elles reprendront leur conversation plus tard.
Coquilles et remarques :
— dans mon alvéole de six mètres carré [six mètres carrés]
— revenir de balade à grands bruits de Pataugas dans les escaliers [Ma recherche sur Internet m’indique que Patauga est une marque de chaussures, et la diversité actuelle es modèles ne permet pas d’imaginer le bruit qu’elles peuvent faire.]
— surtout venant de deux personnes l’ayant croisée deux ou trois fois [qui ne l’ont croisée ; il faut éviter d’avoir des participes présents qui n’ont pas le même sujet]
— Elle s’est replongée dans le vieil ouvrage défraichi en le tapotant de l’index [N. B. « défraichi » est la graphie rectifiée]
— il n’y avait pas grand chose dans les environs [pas grand-chose]
— J’ai mis un moment à réaliser que j’étais la dame en question [à me rendre compte ; c’est préférable à l’anglicisme « réaliser »]
— Je me suis alors aperçu que mon doigt / J’ai alors pensé, bizarrement, que le cours de la Dragonne [aperçue / J’enlèverais le premier « alors ».]
— les enfants sont infatigables en matière d’interrogations terre-à-terre, [terre à terre]
— J’ai mis du temps à réaliser qu’elle s’intéressait vraiment [à comprendre ; c’est préférable à l’anglicisme « réaliser »]
— sur une carte neuve que vous n’avez pas souvent déplié [dépliée]
— elle s’est aperçue que ce n’était pas vrai
Fannie
Posté le 23/03/2020
La phrase « — elle s’est aperçue que ce n’était pas vrai » est un résidu d'un test que j'avais fait. Elle n'a rien à faire ici. Je fais de plus en plus de bêtises...
Jupsy
Posté le 09/04/2016
Ah les enfants...
Et leurs adorables questions. S'ils n'étaient pas si mignons, on les noieraient parfois. La petite Justine est bien curieuse, mais grâce à elle, un contact semble enfin se lier avec Madame Leblois qui n'a pas le même nom de famille que Carole donc qui n'est sans doute pas sa mère sauf si elle a divorcé du papa. Oui, bon la théorie est douteuse, je veux bien l'admettre. Par contre la gérante, elle est nettement meilleure détective que Marion.  Elle a été capable de lui dire qu'elle n'était pas crédible et de même l'inviter à demander pourquoi elle lisait autant son registre. Moi je l'aime bien cette gérante...
Et j'ai hâte de lire la suite ! 
Mimi
Posté le 09/04/2016
La gérante aussi charmante qu'une déclaration d'impôts :D
Et non, Carole n'est pas non plus la fille de Madamde Leblois puisqu'elle vient de Saint-Martin et non pas de Sainte-Marie ;) (je suis affligeante...)
Merci pour ce commentaire ! Et j'adore tes théories douteuses xD
Corbeau
Posté le 25/04/2014
Tiens ! La gérante commence à se montrer plus humaine. Ce qui laisse présager de possibles révélations dans le prochain chapitre. :)
En tout cas, deux bons chapitres, qui continuent de faire durer le mystère. Je crois qu'à la place de Marion, il y aurait longtemps que j'aurais renoncé (Celui qui abandonne très vite.), surtout que, comme elle le dit elle-même, Carole est une personne qu'elle n'a rencontré qu'en quelques occasions. Etonnant à quel point le lien qui s'est créé entre elles est fort.
Bonne continuation !
Mimi
Posté le 25/04/2014
Hello Blop ! Ça me fait plaisir de te recroiser par ici :-) Je suis très flattée de constater que mon histoire t'intéresse toujours !
C'est vrai que Marion a du courage de persévérer…je ne sais pas non plus si j'en serais capable. Peut-être que Marion se sent un peu responsable de Carole après tout…
Merci de ton passage et de ton sympathique commentaire ! À bientôt j'espère… 
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