Quand je suis descendue prendre le petit-déjeuner le lendemain matin, la famille était déjà partie, à mon grand soulagement : je n’avais toujours pas décidé de ce que j’allais faire de ma journée. Cependant, je savais qu’elle commencerait par une petite discussion avec la nouvellement appelée madame Leblois.
Elle était justement dans la salle à manger, en train de débarrasser une table de six dans une atmosphère grise et épaisse. Je me suis assise devant le service propre qu’il restait tout en lui souhaitant le bonjour.
- Bonjour, madame Arceau. Vous avez bien dormi ? Ça vous dérange si je laisse un peu la fenêtre ouverte ? J’ai laissé brûler les tartines.
Voilà qu’elle laissait brûler les tartines. Quelque chose ne tournait décidément pas rond.
- Non, non, ai-je répondu en me forçant à sourire.
- Je refais du café. Vous en prendrez ?
- S’il vous plaît.
Elle est revenue avec la cafetière et une tasse et s’est installée en face de moi. J’ai bizarrement senti qu’elle avait l’intention de terminer la conversation avortée de la veille.
- Il fait beau, ai-je commenté en trempant mes lèvres dans la tasse qu’elle venait de remplir.
- Un temps idéal pour se promener, a-t-elle ajouté.
Elle n’avait vraiment aucun problème à mettre les pieds dans le plat.
- Une idée de ce que vous allez faire aujourd’hui ?
- Eh bien, je…
Un bruit de moteur s’est alors engouffré dans la pièce par la fenêtre ouverte. Les arbres se sont secoués et le grondement saccadé s’est rapproché sans que je parvienne à en apercevoir la source.
Madame Leblois tenait d’une main son menton tremblant tout en suivant la trajectoire d’un objet dans le ciel, probablement celui à l’origine de tout ce vacarme.
- C’est l’hélicoptère, a-t-elle expliqué d’une voix tendue. La sécurité civile, d’après sa couleur. Il y a dû encore y avoir un accident.
Elle a soupiré avec un air très triste. Elle repassait du plat de la main les broderies de la nappe. L’hélicoptère s’est éloigné, jusqu’à devenir inaudible.
Quant à moi, je n’étais pas à mon aise. Je n’étais pas sûre que le « encore » dans sa dernière phrase augurait quoique ce soit de bon. J’ai attendu impatiemment qu’elle m’en dise davantage.
- Ça arrive de temps en temps. Des gens qui tombent, de la falaise ou dans la Dragonne. La dernière fois, c’était il y a quelques semaines. Une jeune fille qui s’est jetée du pont, celui un peu avant Sainte-Marie. Un accident, à ce qu’il paraît. Si c’est celle à qui je pense, ça ne m’étonnerait pas qu’il s’agisse d’un suicide, vu le personnage…
J’ai caché mes mains sous la table pour dissimuler leur tremblement.
- Vous la connaissiez ?
- Un peu. Elle venait ici, de temps en temps, à peu près toujours à la même période. Ils ont mis du temps à identifier son corps quand ils l’ont repêché au barrage, à une trentaine de kilomètres plus bas, elle n’était pas d’ici, et visiblement, elle n’avait pas beaucoup de gens qui s’inquiétaient pour elle. Ils ont annoncé ça dans le journal il y a quelques jours, un peu avant votre arrivée. Je vois très bien de qui il s’agit. J’aurais dû m’en douter, ça m’étonnait de ne pas la voir revenir cette année.
Je n’ai pas pu tenir plus longtemps et je me suis levée brusquement.
- Ah, vous savez où vous allez maintenant ? a-t-elle demandé, visiblement soulagée de changer de sujet.
- Merci madame Leblois, ai-je difficilement articulé. Je vais faire un tour dans la vallée, je pense.
- Très bien. Bonne journée.
Je me suis retenue de m’enfuir en courant. Je n’étais plus maître de mes mouvements, j’étais comme tirée par un fil invisible qui me reliait maintenant au pont et à la rivière. J’ai récupéré mon vélo et j’ai dévalé la pente jusqu’au village, automatiquement. Je sentais mon esprit grésiller comme une ampoule à incandescence sur le point de griller. Je n’avais plus aucun contrôle sur lui. Mon cerveau était paralysé, guidé seulement par la volonté de voir le lieu où Carole avait mis fin à ses jours.
Après un dernier virage, j’ai laissé tomber ma bicyclette, qui a glissé sur la route dans un bruit de ferraille et j’ai couru jusqu’au pont. J’ai atteint la balustrade et je l’ai agrippée de toutes mes forces, la vision d’horreur des eaux rugissantes qui couraient en dessous de moi, ne laissaient aucun espoir de survie à ceux qui tombaient et les engloutissaient comme elles emportaient des brindilles et des cailloux, s’imprimait sur mes rétines et mon visage inexpressif. Les yeux exorbités, j’ai hurlé en l’aval par dessus le parapet, comme si celle qui était morte depuis des mois pouvait encore m’entendre du fond des eaux où elle s’était noyée.
- CAROLE !
Je me suis égosillée de longues minutes. Mes larmes tombaient dans le torrent sans que je m’en rende compte. Seules mes jambes flageolantes m’ont ramenée à la raison. Je me suis effondrée contre les barreaux.
Je n’avais plus qu’à appeler Phil et lui dire que je rentrais. Ça, c’était la partie la plus facile. Je n’avais plus qu’à refaire mon sac, régler ma note et pédaler sur le chemin du retour, prendre le train à Cluy, rentrer à la maison et reprendre le cours de ma vie en laissant Carole derrière moi, définitivement, ne plus jamais espérer la revoir apparaître sur le seuil de ma porte, amaigrie mais vivante.
Je pensais à ce que je dirais à madame Leblois lorsqu’elle me verrait rentrer après m’être sauvée en courant.
- J’étais partie enterrer une amie, lui ai-je répondu, la tête dans les mains, le murmure de ma voix éraillée couvert par le grondement de la rivière, lancinant et agressif.
Et j’ai rouvert les yeux. Quelque chose clochait.
Madame Leblois avait parlé d’une jeune fille qu’elle connaissait, visiblement insociable, sans amis, sans famille, vagabondant tous les ans dans le même coin. Madame Leblois avait l’air triste parce qu’elle n’avait appris la nouvelle que quelques jours auparavant. Je la revoyais feuilleter son registre et perdre son regard dans le décor, comme si elle revivait une scène, qui s’était d’ailleurs peut-être déroulée dans ce même petit salon.
Je me suis relevée d’un bond. Madame Leblois consultait son registre parce qu’elle essayait de mettre un visage sur le nom de la jeune fille disparue. Elle cherchait à savoir laquelle des filles solitaires qui échouaient au Chêne Vert s’était jetée du pont de Sainte-Marie-sur-Dragonne.
Il y avait donc une chance pour que ce ne soit pas Carole. Carole était revenue ici cette année, elle avait posté la lettre à notre intention.
- Mademoiselle ?
Je suis revenue à moi plus déterminée à retrouver Carole que Phil ne le serait jamais. Un petit homme rond coiffé d’une couronne de cheveux blancs est apparu devant moi. Il tenait mon vélo et m’observait d’un œil inquiet. Je me suis alors rappelée que j’avais passé la dernière demi-heure, si ce n’est plus longtemps, à hurler et à pleurer.
- Je vous le mets là, a-t-il fini par dire en l’appuyant contre la rambarde. Est-ce que vous allez bien ?
Je l’ai fixé sans rien dire, probablement l’air hébété, incapable d’expliquer quoique ce soit. Le petit bonhomme m’a observée quelques instants.
- Vous connaissiez la personne ? a-t-il demandé doucement.
- Je…je ne sais pas.
Il a froncé les sourcils.
- Ça fait longtemps qu’elle est tombée. Pour savoir ça, vous avez dû lire le journal, et il y avait le nom dans le journal.
Il y avait le nom dans le journal. Bien sûr. Comment est-ce que j’avais pu ne pas y penser ? Comment est-ce que j’avais pu laisser mon corps décider de la conduite à suivre sans faire appel à ce qui restait de mes neurones ?
- Je n’ai pas lu le journal, ai-je reconnu. On m’a dit que quelqu’un était tombé et je suis justement à la recherche de quelqu’un qui ne donne plus de nouvelles.
Le ton calme de ma voix m’a surprise. Elle a dû surprendre l’homme aussi, à moins qu’il n’ait été surpris par mon récit.
- Ils ont dit qu’elle avait personne, cette gamine. Une gosse parmi des tas d’autres, elle devait drôlement se sentir seule. Il me semble qu’elle avait un nom très commun, aussi, ça devait pas l’aider. Je pourrais pas vous le ressortir.
Tout cela n’arrangeait guère le sort de Carole Martin. Ma tête se faisait de plus en plus lourde, comme si mon interlocuteur s’occupait à me verser du plomb fondu par les oreilles, à tel point que je la retenais de pencher sur le côté. Heureusement, mon corps n’avait plus la force de pleurer, sans quoi j’aurais perdu la maigre crédibilité que m’accordait le vieux monsieur.
- Vous devriez aller voir Anne Rivière. Il lui reste peut-être la coupure du journal, mais vous savez, avec l’humidité à laquelle on a droit, ces soirs, il y a des chances pour qu’il soit déjà parti en fumée. Je vous accompagne ?
J’ai fait non de la tête. Je savais où trouver les informations que je recherchais. Il fallait que je consulte le registre de madame Leblois.
En tout cas ce chapitre est poignant et il montre de manière très juste, avec sensibilité, comment les pensées et les sentiments évoluent en circuit fermé, en l’absence d’un retour et de tout signe de vie. Heureusement que le vieux monsieur donne une piste à Marion : ça l’aide à revenir sur terre.
Coquilles et remarques :
— Elle est revenue avec la cafetière et une tasse et s’est installée en face de moi. [Pour éviter d’avoir deux fois « et », je propose « pour s’installer ».]
— J’ai atteint la balustrade et je l’ai agrippée de toutes mes forces, la vision d’horreur des eaux rugissantes qui couraient en dessous de moi, ne laissaient aucun espoir de survie à ceux qui tombaient et les engloutissaient comme elles emportaient des brindilles et des cailloux, s’imprimait sur mes rétines et mon visage inexpressif. [Cette phrase est très longue : je te propose de mettre un point-virgule après « de toutes mes forces ». / Si tu mettais « ne laissant » et « les engloutissant » ça permettrait de comprendre immédiatement qu’on est toujours dans cette sorte de parenthèse entre « la vision d’horreur » et « s’imprimait ».]
— Les yeux exorbités, j’ai hurlé en l’aval par dessus le parapet, comme si celle qui était morte depuis des mois pouvait encore m’entendre du fond des eaux où elle s’était noyée [par-dessus / l’expression « en l’aval » me laisse dubitative ; en plus, « j’ai hurlé par-dessus le parapet » suffirait / quelques semaines, comme il est dit plus haut, ou des mois, ce n’est pas équivalent ; ça peut passer du simple au double]
— Je me suis alors rappelée que j’avais passé [Je me suis rappelé ; « me » est COI, il n’y a pas d’accord]
Mais c'est très moche ce que tu fais. On se surprend à réagir comme Marion, à avoir le coeur qui s'arrête, la boule au ventre à l'idée que c'est Carole qui se soit tuée. C'est très moche, vraiment très très moche. En plus je n'ai plus le temps de lire un autre chapitre ! Ah la la, va falloir que je patiente pour avoir la suite, mais heureusement tu l'as posté ! Je ne te remercie pas MIMI, tu as réussi à me rendre accro à ton histoire sans en avoir l'air :P
Bref, je reviendrais, c'est promis et il ne faudra pas revenir me chercher dans cinq ans pour être sûre ! ;)
Merci INFINIMENT Jupsy pour toutes ces reviews adorables qui me font voler au-dessus des toits :) J'espère que la suite te plaira si tu as un jour la gentillesse de revenir vers mon histoire...et j'espère qu'elle ne te décevra pas. Je ne m'en remettrais pas sinon !
Bises :)