Nous restons quinze jours entiers chez Kévin. Nous passons le plus clair de notre temps sur Paris, à rencontrer des journalistes. Nous échangeons longuement avec eux, leur faisant part toujours de nos revendications et de nos expériences. Notre vécu les intéresse beaucoup. Ils cherchent souvent à comprendre pourquoi les animaux sont apparus. Ils cherchent à savoir à quelle espèce ils appartiennent ou quelles sont leurs habitudes alimentaires. Nos réponses les déçoivent à chaque fois. Ils voudraient se concentrer sur des phénomènes scientifiques moins inquiétants que le réchauffement climatique. Nous les obligeons à y trouver de l’intérêt, au moins un peu. Nous nous organisons également avec les jeunes qui ne sont pas à la capitale. Nous nous tenons au courant des actions qu’ils organisent et des interviews qu’ils donnent de leur côté. Nous sommes aussi en contact avec des personnes d’autres pays. Notre mouvement grandit immensément. Nous gagnons en force et en expérience, en échangeant tous ensemble. Même des gens qui n’ont pas d’animaux nous rejoignent. Au bout d’une semaine, pas un jour ne passe sans que nous ne fassions la une d’un journal. Je me renseigne plus sur le réchauffement climatique dès que j’ai du temps libre. Nous échangeons entre nous des articles de revues scientifiques, parfois des thèses et des documents très ardus. Cela me fait du bien de lutter contre mon anxiété. Je ne reste pas immobile dans mon lit sans rien faire : je milite pour ne plus avoir peur. Je chasse mes craintes. J’agis. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu une angoisse à laquelle résister si concrètement. Quand je me réveille la nuit ce n’est plus à cause d’un cauchemar. Je peux juste songer :
« Je fais quelque chose. »
Et me rendormir, avec Éléphant à côté de moi qui éclaire la chambre. Rien n’est plus rassurant qu’elle (et que Rose toute proche).
Ce soir Diya passe à la télévision, mais pas n’importe où ni n’importe quand : sur la première chaîne nationale, au journal de vingt heures. Nous avons cuisiné tout l’après-midi. Il est bientôt l’heure. Impatients nous nous sommes déjà assis dans le salon. Nous sommes plongés dans une effervescence incontrôlable, qui trouble toutes nos conversations. Nous allumons la télévision et coupons le son pour ne pas avoir à supporter la publicité. Nous mangeons (même moi, je me force) le copieux repas que nous avons préparé. Nous avons chacun, un peu plus tôt, envoyé des messages d’encouragement à Diya. Elle saura nous représenter. J’ai peur pour elle mais je lui fais entièrement confiance. Lorsqu’elle apparaît à l’écran, nous poussons une exclamation de joie (et oublions de remettre le son). Kévin saisit la télécommande juste à temps, et nous entendons la journaliste annoncer :
– Ce soir nous recevons en tant qu’invitée spéciale Diya Mwangi, une jeune militante écologiste qui a vu son quotidien bouleversé par l’apparition d’un animal inconnu. Nous en reparlerons à la fin de ce journal. Tout d’abord…
Nous applaudissons vivement. Diya est rayonnante parce qu’elle se ressemble. Elle est habillée, maquillée et coiffée comme elle l’est d’habitude. Elle porte ses couleurs préférés et elle est auréolée de ses tresses roses. Elle intervient plus tard dans la soirée, après quelques reportages. Elle se raidit un peu quand toute l’attention se porte sur elle, mais ne se décontenance pas. La journaliste lui demande d’abord de se présenter, puis de parler des animaux. Diya explique comment nous nous sommes retrouvés, regroupés, organisés. Elle raconte comment nous avons cherché à savoir, dans un premier temps, comme tout le monde, pourquoi les animaux étaient apparus. La conversation dévie alors, et Diya peut aborder le sujet du réchauffement climatique, et parler des conséquences désastreuses sur notre santé mentale et physique. Elle évoque l’urgence et la lâcheté des adultes. Elle dénonce. Elle accuse. Malgré les projecteurs et les questions de plus en plus incisives, elle ne perd pas courage. Nous sommes suspendus à ses lèvres – et nous savons que tous ceux qui la regardent aussi. Quand l’interview se termine, qu’elle répond poliment :
– Bonsoir.
À la journaliste qui lui dit bonsoir, nous éteignons la télévision et restons muets. Au creux de notre silence résonne encore sa voix. Elle a réussi. Elle nous a tous éblouis.
Diya rentre tard. Quand elle allume la lumière nous l’accueillons d’un :
– Surprise !
Qui la fait sursauter puis éclater de rire. Elle nous salue chacun. Nous la félicitons tous en même temps et elle nous remercie avec beaucoup de modestie.
– J’étais morte de peur !
Nous lui promettons que cela ne s’est pas vu et elle est rassurée. Elle nous montre ses mains, qui tremblent encore. Sohan la serre dans ses bras, et un à un nous le rejoignons. Nous formons comme un cocon. Entre nous, contre nous, Diya peut retrouver son calme. Elle pleure un peu pour faire passer l’émotion. Nous l’abrutissons de compliments jusqu’à ce qu’elle nous supplie de nous taire, et sèche définitivement ses larmes. Nous l’emmenons au salon, où nous lui avons gardé de quoi manger. Elle s’assoit dans le canapé. Nous l’entourons. Pour lui changer les idées nous parlons beaucoup. Nous restons éveillés jusque tard dans la nuit. Nous nous sentons éternels.
Rose et moi partons nous coucher. Diya dort déjà, épuisée. Nous prenons garde de ne pas faire de bruit. Nous sommes allongées, plongées dans l’obscurité, sachant l’autre éveillée mais restant muettes. Après la soirée, j’ai beaucoup d’espoir. Peut-être que le gouvernement agira, puisqu’on parle tant de nous. Je demande dans un souffle :
– Qu’est-ce qui arrivera aux animaux quand on n’aura plus peur ?
J’entends Rose hausser les épaules (les draps se froissent, le matelas grince). Je crois qu’elle n’y avait pas réfléchi.
– Je ne sais pas, finit-elle par dire. Peut-être qu’ils disparaîtront. Peut-être qu’ils s’en iront, qu’ils retourneront dans la forêt.
– La forêt. J’aimerais bien y revenir moi aussi.
Elle me répond que c’est sûrement possible. Songeuses, nous repensons à cet endroit, et à la longue nuit que nous y avions passé, et au trajet, et aux moments passés ensemble toutes les deux avant. C’est avec notre rencontre sous les paupières que je m’endors. Avec en tête beaucoup de fleurs.
Je me réveille en sursaut quand Diya entre en trombe dans notre chambre, à huit heures du matin. Le jour est à peine levé.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle est calme mais préoccupée. Ça n’augure rien de bon.
– Le gouvernement a fait passer une loi autorisant les compagnies aériennes françaises à ne pas respecter les mesures pour le climat, répond-elle. Il faut qu’on agisse.
Je m’exclame :
– Quoi ? Mais pourquoi ils font ça ?
– Elles sont en difficultés financières. Avec les scandales et puis la crise.
– Il faut qu’on se fasse entendre, déclaré-je.
Elle m’approuve aussitôt. Je suis furieuse. Après tous les efforts que nous avons faits ces dernières semaines, c’est comme une gifle, violent et humiliant. Rose, à peine réveillée, s’assombrit en quelques secondes.
– Une manifestation ça serait le plus efficace, lance-t-elle. On prend la rue, la parole : toute la place.
– Mais il faudrait qu’on soit très nombreux. Les dernières fois ça n’avait pas suffi.
– Il faut qu’on soit au moins autant que dans la clairière. Que tous les gens avec des animaux soient là.
– Et puis d’autres. Les gens qui se sentent concernés quand même, qui ont envie de nous aider. Tout le monde.
Une idée germe dans mon esprit, s’y déploie comme un arbre immense.
– Et partout, ajouté-je. Pas qu’en France.
J’échange un regard avec Diya, puis Rose. Je déclare :
– Il est temps de refaire une vidéo.
Il est temps de nous battre avec plus que des mots.
Rose et moi sommes couronnées de fleurs, assises côte à côte sur le canapé. Diya s’est installée à ma droite, ainsi que Sohan et Kévin. Nous dévisageons la caméra avec une certaine colère. Nos animaux ne tiennent pas tous dans le plan, ni même dans le salon. Maintenant les gens n’ont plus besoin d’eux pour nous reconnaître. Éléphant est derrière la caméra. Sa présence me rassure. Je commence :
– Bonjour. Cette nuit, le gouvernement français a accordé des privilèges aux compagnies aériennes au mépris de notre futur. Ailleurs c’est la même chose. En Allemagne, une centrale à charbon a été rouverte. Au Royaume-Uni, une chaîne d’hôtels a eu l’autorisation de construire sur une zone protégée. Aux États-Unis, une espèce en voie d’extinction depuis des années a finalement disparue, en Chine aussi. Nous pourrions donner des dizaines et des dizaines d’exemples encore. Partout on nous dédaigne, alors que partout on vit les mois les plus chauds de l’histoire de l’humanité. Partout on nous méprise. Les gouvernements ne nous prennent pas à au sérieux. Les adultes ne s’inquiètent pas pour nous, ils n’ont pas peur comme nous avons peur. Il est temps de leur montrer qu’ils n’ont pas le choix. Il faut que nous frappions fort.
Dans le retour de la caméra, j’aperçois un tentacule d’Éléphant se glisser dans le champ. Kévin reprend :
– Nous proposons de nous rassembler, partout, dans chaque capitale. Notre manifestation sera mondiale. Elle durera longtemps – une journée entière, et une nuit, et plus si nécessaire. Jusqu’à ce qu’ils nous écoutent. Jusqu’à ce qu’ils agissent. Rien n’est plus important que les pousser à nous sauver. Il faut qu’ils le comprennent.
Diya s’éclaircit la gorge et continue :
– Pour avoir le temps de nous organiser, nous proposons que cette manifestation ait lieu dans une semaine. À dix heures du matin, pour chaque fuseau horaire. Cela nous laisse le temps d’établir clairement nos revendications et de rassembler le plus de personnes possible, pour avoir le plus d’impact possible. Bien sûr ils ne nous écouteront pas si nous sommes des milliers, mais peut-être que si nous sommes des millions, nous avons une chance. C’est notre seul moyen de lutter sans violence. Montrer que nous sommes nombreux.
Sohan ajoute :
– Alors que vous soyez accompagné d’un animal ou non, que vous soyez jeune ou non, que vous viviez loin ou non : venez. Nous avons besoin de tout le monde. Chaque personne compte. Amenez des pancartes, des banderoles, de quoi filmer, de quoi photographier, de quoi documenter cette manifestation. Ce sera historique. Il faut que ça le soit pour que nous ayons une chance de nous en sortir.
C’est Rose qui termine. Elle laisse une courte pause. Je sais que c’est un temps que nous hésiterons à couper au montage et que nous laisserons finalement. Elle conclut :
– Je suis consciente que c’est trop de responsabilités, et terrifiant, et nouveau. Nous ne devrions pas avoir à gérer ça. Nous devrions pouvoir aller en cours et au cinéma ou n’importe où ailleurs, faire n’importe quoi d’autre. Nous ne pouvons pas. C’est injuste que nous ayons à nous battre pour espérer vivre. Mais nous sommes ensemble. Nous avons les animaux avec nous. Nous sommes loin d’être seuls, et c’est le plus important. Nous rassurer. Nous soutenir. Nous réunir. Et agir.
Elle se tait. J’échange avec un regard chatoyant avec elle, juste avant d’aller éteindre la caméra (j’aime bien qu’il soit immortalisé comme dans un film).
Une fois la vidéo postée tout va très vite. Nous communiquons avec beaucoup de gens différents, de tous les pays, pour établir des slogans et des demandes précises. Nous repoussons de deux jours la manifestation car elle tombe lors d’une célébration religieuse importante. Nous avançons aussi notre départ à huit heures du matin. Des syndicats français nous contactent, et décident de placer une grève le même jour pour nous soutenir. Au départ, malgré tout, nous avons peur de ne pas être assez nombreux, mais ces craintes sont vite effacées. Des personnes qui n’ont pas d’animaux mais qui se sentent quand même concernées – des scientifiques, des parents – nous font savoir qu’ils seront là. J’adore écouter les reportages qui parlent de l’arrivée en masse de jeunes, accompagnés de créatures géantes, à Paris. Nous ne sommes pas une vague immense, incertaine, disparue en quelques secondes. Nous sommes la marée elle-même. Nous allons patiemment atteindre notre but. J’ai de moins en moins peur. Bien sûr les mauvaises nouvelles continuent de pleuvoir. La température moyenne n’a jamais été si élevée, et les insectes disparaissent, les sécheresses s’intensifient, mais je reste sereine. Je le suis plus qu’avant en tout cas. C’est parce que je me bats.