Chapitre 15

Par Perle
Notes de l’auteur : Bonjour, voici la suite !! J'ai découvert Mitski deux mois après avoir terminé d'écrire "éléphant" et ses chansons correspondent beaucoup à l'atmosphère du roman du coup : je vous recommande "why didn't you stop me" pour la fin de ce chapitre.

Je n’aurai jamais une plus grande occasion de mettre un smoking que celle-ci, alors j’ai mis mon plus beau costume. J’ai remercié Rose de me l’avoir fait emporter. Je veux pouvoir dire à mes enfants plus tard, si j’en ai, que j’avais une certaine allure lors de la révolution. Je le confie à Rose et Diya et ça les fait rire. Je crois que nous avons tous un peu cette idée en tête : aujourd'hui marque le début (ou la fin) de quelque chose. Ça me fait me sentir inévitablement nerveuse. Quand nous quittons l’appartement, Rose serre ma main gantée dans la sienne et ne la lâche pas. Il fait très froid. Les arbres nus sont couverts de givre, et les toits des maisons scintillent. Éléphant, Céphée et les autres ne semblent pas dérangés par la température négative. Ils se baissent pour que nous puissions monter sur eux. La méduse s’élève bien vite au-dessus de nos compagnons, peut-être par frime, ou par désir. Elle évite les cimes écorchées et les tuiles blanchies. Le vent cingle mes joues mais j’aime trop la vitesse et l’altitude pour lui demander de ralentir. Je n’ai pas peur.

 

C’est sur la place de la République que nous avons donné rendez-vous aux manifestants. Nous arrivons une heure en avance. Peu à peu, d’autres arrivent. Au début je connais la plupart de vue. Nous venons vers eux et discutons avec chacun. Je me mets souvent en retrait. Je préfère rester près de Rose pour ne pas avoir à parler (solitaire Estelle). Nous échangeons à propos de nos animaux, des similitudes entre eux, avec beaucoup de bienveillance. Dans la foule qui grossit, une girafe, une araignée, une raie, un tigre, scintillent sous le soleil matinal. Je les admire. C’est étonnant de les voir si nombreux ailleurs que dans la forêt. Ils détonent ici.

Beaucoup d’humains arrivent ensuite. Quand vient l’heure de partir, il y a tant de personnes réunies sur la place qu’elle ne suffit plus à nous contenir tous. J’ai déjà participé à des manifestations pour le climat, mais jamais aucune n’avait atteint cette ampleur. Ça me subjugue. J’aide Diya à monter sur Éléphant pour qu’elle s’adresse à la foule – après son passage à la télévision, et son intervention dans la vidéo, elle est très reconnaissable. D’ici nous sommes visibles par tous. Je reste près d’elle. Kévin lui lance un mégaphone, qu’elle allume et porte à sa bouche.

– Bonjour !

On lui répond : ça la fait sourire.

– Merci d’avoir répondu à l’appel, merci d’être présents. Nous allons partir et tourner dans Paris pendant toute la journée, nous finirons par les Champs Élysée, et ensuite nous nous arrêterons devant le palais. En espérant que ça suffira à nous faire entendre.

Une grande clameur secoue la foule, un million de voix s’unissent pour nous donner du courage. Diya descend d’Éléphant et nous rejoignons le cortège de tête, en compagnie de Rose, Sohan et Kévin. D’autres personnes, qui ont géré le mouvement hors de la capitale, sont aussi avec nous. Nous déployons devant nous le slogan choisi : « Agissez maintenant. » Nous connaissons les mots à scander. Nous connaissons le chemin à emprunter. Nous connaissons notre force. Sans plus attendre, nous nous mettons en route.

 

Parfois je me retourne pour contempler la foule. Nous coulons dans les rues, nous nous y déversons. Je n’aurais jamais osé nous imaginer si nombreux. Il n’y a pas que des gens de mon âge, mais des plus jeunes aussi, et des plus âgés. Des banderoles sont déployées, des pancartes se soulèvent. Nos cris se mêlent comme un seul. Nos pas se glissent dans ceux de la personne qui nous précède. Nous sommes plus déterminés que jamais. Je me dis :

« J’aimerais nous admirer depuis le neuvième étage d’un immeuble. »

Et soudain je réalise que j’existe. Je vis quelque chose. Je ne reste plus immobile à mon balcon. J’appartiens à ceux qui bougent, je suis avec eux. J’aperçois à quelques fenêtres, des gens curieux qui nous regardent passer. Moi j’avance. Je sais que nous allons marcher longtemps, et que de nuit nous brillerons comme des étoiles. Nous emplirons les rues d’une lumière douce. J’espère que ça sera assez. J’espère que nous n’aurons pas besoin de tout embraser sur notre passage. J’espère que les adultes n’écoutent pas que les incendies.

 

La nuit est tombée. Nous avons plongé dans une obscurité bleutée, fine comme du papier. Tout la déchire. Elle est transpercée par les réverbères et les enseignes, et par les animaux surtout. J’aimerais que tout Paris s’éteigne pour que nous soyons les seuls à resplendir. Éléphant flotte au-dessus de nous, devant, en éclaireuse. Elle nous guide à travers les rues. Elle connaît le chemin. Les passants la dévisagent, tous les gens massés aux fenêtres aussi. Nous sommes toujours aussi nombreux, aussi bruyants, aussi présents. Nous scandons sans cesse nos slogans. J’ai la gorge en feu à force de crier. Rose a glissé sa main dans la mienne depuis quelque temps. C’est sa voix que j’entends le plus fort car nous sommes très proches. J’aime que nous prononcions exactement les mêmes mots au même moment. Ça me lie à elle d’une belle manière. Céphée marche près de nous. Son pelage est violacé, à peine étoilé. Il scintille moins que le reste de ses congénères. Quand je regarde la foule derrière nous, je suis émerveillée par les lueurs qui la parcourent. Les animaux étincellent, éparpillés parmi nous. Certains nous survolent, comme Éléphant. C’est étrange de les voir si ancrés dans le monde (à un point tel que je ne sens aucune crise de déréalisation arriver). Je ne doute pas un seul instant de leur existence. Ils sont là. Ils ne pourraient être autre part. Leur place est à nos côtés, à défiler, à la plus lente allure. Notre cortège ressemble au premier, quand nous avons rejoint la forêt. Cependant nous ne nous cachons plus dans une clairière hors du temps et de l’espace. Nous battons les rues de Paris sous la lumière crue des réverbères. Nous avons du courage. Je n’aurais jamais imaginé affronter cette peur aussi férocement, aussi frontalement. Nous avons la force de faire bouger les choses. Nous serons du côté des vainqueurs. C’est une certitude. Je n’en ai pas souvent mais pour une fois je sais. Nous ne cesserons pas avant d’avoir gagné. À nouveau je jette un coup d’œil en arrière, à tous ceux qui regardent en avant. Nous avons un éclat qu’aucun autre n’avait, nous avons une aura qui leur manque à tous. Nous sommes une aurore, et la plus brillante. Bien plus qu’éternels, nous sommes inarrêtables.

 

Lorsque nous arrivons sur les champs Élysées, de nombreux policiers nous barrent le chemin, quelques centaines de mètres plus loin. Ils sont dressés, casqués, armés, devant nous. Nous sommes toujours plus nombreux qu’eux. J’échange un regard avec Sohan. Nous avions prévu de remonter l’avenue, mais ils nous en empêchent.

– Comment on fait ? lancé-je.

– On avance.

Sohan cherche l’accord des autres. Nous hochons tous la tête. Nous ne ralentissons pas, nous n’accélérons pas. Nous continuons inéluctablement notre marche. D’une seule voix nous entonnons :

– Ne nous regardez pas, rejoignez-nous !

Aucun policier ne rompt le rang. Des exclamations retentissent, mais dans mon dos. Je me retourne : Éléphant, qui s’était éloignée, approche. Elle est suivie par tous les animaux. Ils bondissent ou volent au-dessus du cortège, par centaines, à une vitesse folle. Ils nous dépassent et se regroupent en première ligne. Ce sont eux à notre tête. Ce sont eux nos guides. Ils vont plus vite que nous cependant, et viennent droit sur les policiers, qui, ébranlés, reculent. Les animaux les forcent encore à se replier, le plus loin possible. Ils forment un long cordon en travers de l’avenue.

– On ne peut plus avancer ! crié-je à Éléphant. Repoussez-les sur les côtés !

Elle se tourne vers moi, et me dévisage comme elle sait le faire. Un instant je ne comprends pas pourquoi elle refuse d’agir, puis je regarde autour de moi et réalise où nous sommes. Je sais où aller. Je crie :

– Les jardins !

Kévin refuse :

– C’est trop risqué !

– C’est notre seule option !

Rose me dévisage. Je suis convaincue d’avoir raison. Elle déclare :

– On y va. S’ils tirent sur nous ils devront tous nous abattre, et ça, ils ne peuvent pas se le permettre. Il faut juste qu’on reste tous ensemble.

– Tous ensemble.

Les autres finissent par l’approuver. Notre cortège s’est arrêté. Les animaux bloquent encore les policiers. Nous virevoltons entre les manifestants pour leur annoncer notre plan. Certains protestent et s’en vont (les parents surtout, venus avec leurs jeunes enfants) mais la plupart acceptent. De toute manière, nous n’avons plus rien à perdre.

Nous virons brusquement et nous élançons vers les grilles. Je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie. L’adrénaline me fait planer au-dessus du bitume. Nous nous réfugions sous les arbres, où il fait bien plus sombre. Nous allumons nos téléphones pour ne pas tomber. Près des jardins, certains, plus téméraires que d’autres, commencent à escalader les grilles. Des animaux nous rejoignent pour nous aider à entrer. Rose, Diya et moi leur prêtons main forte. Anxieuse je guette l’arrivée des policiers, mais il semble qu’Éléphant les retient sans difficulté. Dans l’agitation ambiante je ne suis pas certaine des obstacles que rencontrent ceux déjà passés. Il y a beaucoup de cris et de mouvements, d’un côté des grilles comme de l’autre. Je n’ai pas le temps de m’en soucier. Maintenant que nous avons fait ce choix, nous ne pouvons plus reculer. Une fois certaines que personne n’est resté derrière, Rose, Diya et moi grimpons à notre tour. Je passe en dernière. En haut des grilles j’ai peur de redescendre. Rose, qui m’a attendue, me promet qu’elle me rattrapera si je tombe. Je tends un pied dans le vide. En voulant le reposer je dérape et m’écroule dans ses bras. Nous tombons par terre. J’éclate de rire. Elle aussi, avec beaucoup de force. Il fait trop noir pour savoir à quel point nos visages sont proches. Je sens juste son souffle haché balayer mes lèvres. Je me remets debout. Je lui tends la main. Elle la saisit comme une bouée de sauvetage. Nous nous mettons à courir dans les jardins, pour retrouver les autres. Nous ne nous lâchons pas une seule seconde. Nous rions encore, à perdre haleine. Je n’arrive pas à croire où nous sommes et ce que nous faisons. (je n’arrive pas à croire que j’ai failli l’embrasser)

 

Nous sommes assis face au palais de l’Élysée, dans les jardins. Nous n’avancerons pas plus loin. Nous ne voulons pas prendre trop de risques. Ici c’est bien. Éléphant et les autres nous rejoignent, après avoir retenu les policiers. Il fait plus sombre ici que sous les réverbères, mais les animaux nous éclairent. Nous scandons nos slogans un temps, puis nos voix s’épuisent. Nous avons crié toute la journée. Nous pouvons faire une pause. Un peu partout dans la foule, des musiques différentes se lancent, et des personnes se mettent à danser. Rose se lève. Elle met une musique qu’elle m’a fait écouter il y a quelques semaines. Je souris en la reconnaissant. Une femme près de nous hoche la tête en rythme. Je me mets maladroitement debout. Rose a les yeux emplis d’étoiles. Elle danse à quelques mètres de moi, en m’observant, en attendant que je l’imite. J’esquisse quelques pas qui la font éclater de rire, et je m’immobilise. Je rougis. Elle s’excuse et m’encourage à continuer. Son corps à elle ondule, et pulse en harmonie parfaite avec la chanson. Pour l’amuser j’agite mes bras comme des vagues.

– Je suis vraiment une méduse !

Elle rit plus fort encore. Elle fait le même geste que moi. Ça m’amuse aussi. Je la trouve gracieuse malgré tout. Je jette un coup d’œil autour de nous. Partout la foule est piquée de personnes en mouvement, à demi éclairées par leurs téléphones. Si on reliait tous les danseurs nous créerions une immense constellation. Je me demande ce que nous dessinerions.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez