Les yeux fermés, les paupières crispées, Solola ne pouvait accepter la fatalité. L’impossibilité de fuir lui était insupportable. La colère se mêlait au désespoir et le cri de hargne qu’elle aurait aimé pousser restait coincé dans sa gorge. A défaut de pouvoir bouger, elle aurait aimé disparaître.
Ne plus être là.
Ne plus être, tout court.
L’odeur fétide de sueur d’homme emplissait ses narines et avec elle, la peur. La peur de la douleur, de la mort. L’incompréhension. La frustration.
Tout son être rêvait d’échapper à cette réalité.
La nier du plus profond de son cœur.
À tout moment, la lame allait déchirer sa chair, ne lui laissant aucune chance.
Refuser.
Disparaître.
Solola n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’elle avait fui derrière ses paupières closes. Plus que ce qu’il n’en fallait pour poignarder quelqu’un certainement.
Surprise, elle ouvrit les yeux. L’homme immense était toujours là, son arme à la main. Pourtant, quelque chose dans son attitude avait changé. Il regardait partout autour de lui à la recherche de quelque chose. Une ivresse s’empara de Solola. Une à une, la colère, la peur et la détresse s’évanouirent pour laisser place à un état de béatitude hors normes. Elle semblait flotter hors de son corps, soulagée, extatique.
Dans un état second, Solola se demanda si elle était morte. Elle se mit à chercher son corps mais ne put l’identifier nulle part. Finalement, reproduisant les mêmes gestes que son assaillant, elle se rendit compte qu’ils cherchaient tous deux la même chose.
Solola avait disparu.
Elle entreprit de tendre la main vers l’étagère la plus proche, curieuse de découvrir si toucher était encore possible. Toutefois, sa main n’eut pas l’occasion de finir son voyage. Un rire excité résonna dans l’entrepôt puis sa vision se brouilla.
Lorsque les nuages de sa vue se dispersèrent, Solola reconnut le dôme de la salle de réalité virtuelle en train de se relever. Retrouvant ses souvenirs peu à peu, il lui était toujours impossible de comprendre ce qu’elle venait de vivre. Elle aurait voulu questionner le professeur Eustache Lawal mais son attitude improbable la laissa sans voix. Accourant vers elle, il s’exclama d’une voix aigüe qui ne lui ressemblait pas :
- Je l’ai ! Je l’ai !
Arrivé auprès de Solola, il lui planta une nouvelle seringue dans le bras. Luttant de toutes ses forces pour ne pas sombrer, elle dut malgré tout rendre les armes et le rideau derrière ses paupières se referma.
****
Derrière son buisson, Marcelin commençait à trembler. De froid ou d’impatience, ses muscles ne cessaient de se contracter. Solola était entrée dans l’antre de Lawal depuis bientôt une heure, alors que les sessions de réalité virtuelle ne duraient généralement qu’une trentaine de minutes.
Regardant les secondes défiler, il s’était contenu. La séance du jour était particulière, ce retard était certainement normal. Pourtant, Marcelin brulait de savoir ce qu’il se passait à l’intérieur. Un mauvais présentiment ne cessait de croître, si bien qu’il lui fut bientôt impossible de se retenir.
Prenant son courage à deux mains, Marcelin s’extirpa de sa cachette et se dirigea d’un pas décidé vers la porte miroir. Quelques secondes après avoir toqué, une voix étouffée se fit entendre, invitant le visiteur à entrer.
En faisant pivoter la poignée, Marcelin regretta de ne pas avoir tenté une entrée plus fracassante. A l’intérieur, il identifia immédiatement Eustache Lawal, une éponge à la main, entreprenant un lavage minutieux de seringues qui semblaient avoir servies récemment. Les yeux de Marcelin parcoururent la pièce à la recherche de son amie mais le professeur était seul.
Interloqué, il se demanda s’il ne s’était pas brièvement assoupi durant sa garde. Cela lui semblait irréel et pourtant une pointe de culpabilité vint tinter la panique qu’il tentait de contenir. Elle ne pouvait pas avoir disparu et pourtant rien dans cette salle dépouillée ne semblait pouvoir cacher un être humain … ou du moins pas en un seul morceau.
- C’est pour quoi ? interrogea le professeur Lawal, visiblement agacé par le regard inquisiteur du jeune homme.
Marcelin plongea son regard dans celui de Lawal. Si seulement il avait su lire les pensées ! Scrutant les yeux du professeur, il y chercha tout de même une réponse, un réflexe incontrôlé qui lui montrerait l’endroit, un signe de stress, une hésitation. Rien. Les pupilles de Lawal reflétaient son mécontentement habituel, un peu plus soutenu même. Il avait l’air contrarié, mais Marcelin ne pouvait exclure le fait d’être lui-même la source de cet agacement.
- Bonjour Professeur Lawal. Je me permets de vous déranger car je réalise un petit sondage pour améliorer encore les prestations de la cafétéria. Auriez-vous un moment à m’accorder ?
La tentative était un peu pâlotte, mais Marcelin n’avait rien trouvé de mieux pour gagner du temps. Il n’avait aucune idée des centres d’intérêt du professeur et la nourriture avait l’avantage d’être un sujet universel.
Marcelin fut alors témoin d’un phénomène étrange. La bouche de Lawal s’étira dans une grimace étonnante qu’il identifia bientôt comme une tentative de sourire. Un rire jaune jaillit de sa gorge.
- Ici ya pas d’amélioration. C’est un pas en avant, cinq pas en arrière ! Alors oui, je vais te laisser un moment. Un très court moment pour tourner les talons, refermer la porte derrière toi et enregistrer de ne plus jamais me déranger pour ce genre de bêtises !
Bien qu’il soit incapable de comprendre le sens de sa réponse, le ton menaçant du professeur aurait dû suffire à dissuader Marcelin. Pourtant il lui était impossible de tourner les talons. Qu’était-il censé faire ? Rentrer comme si de rien n’était ? Servir le repas du soir avec le sourire et espérer voir Solola réapparaitre comme par magie ? Il en était incapable et son instinct lui dictait de ne pas bouger.
Laissant tomber son habituel sourire, Marcelin fixa Lawal et se permit d’emprunter le même ton glacial.
- Où est Solola ?
Le visage d’Eustache Lawal sursauta de surprise. Il posa sa seringue et s’approcha lentement de Marcelin. Malgré la tête de plus du jeune homme, Eustache réussissait à lui donner l’impression de le regarder de haut.
- Pourquoi ? Vous souhaitez l’interroger sur l’amélioration de la cafétéria, je suppose ?
Loin de se laisser impressionner par la provocation du professeur, Marcelin décida d’entrer dans son jeu. Il était allé trop loin pour reculer et si Lawal avait décidé de se moquer de lui, alors il en ferait de même.
- Parfaitement.
- Bien que cela ne vous regarde en rien, Madame Martin vient de découvrir son Talent. Elle passera donc les prochains jours à travailler à sa maîtrise comme vous l’avez-vous-même fait. Pour … nous parler de la pluie et du beau temps en ce qui vous concerne n’est-ce pas ?
Les yeux rivés sur le professeur, Marcelin tenta de dissimuler toute trace de surprise. S’il s’était agit de la vérité, Lawal ne se serait certainement pas donné la peine de la lui révéler. Petit à petit, il lui semblait de plus en plus improbable qu’il se soit endormi. Quelque chose clochait et il avait tout intérêt à ne pas se montrer trop invasif s’il voulait continuer ses recherches tranquillement. Tactiquement, il lui sembla plus propice de reculer pour mieux sauter.
- Oh, super, je suis ravi pour elle. J’attendrai donc son retour pour la questionner. A bientôt, professeur.
Se devinant observé, Marcelin continua sa route vers le bâtiment B. Malgré son devoir de discrétion, il n’avait pu empêcher cet « au revoir » aux accents de mise en garde : il ne comptait pas lui lâcher la grappe si vite.
Une fois qu’il s’estima suffisamment loin pour ne plus être vu, Marcelin bifurqua dans le parc. Décrivant un arc de cercle suffisamment large, il revint sur ses pas afin d’atterrir à l’arrière de la bâtisse en miroirs. S’il ne s’était pas assoupi et que rien dans le labo ne permettait de dissimuler Solola, une seule solution persistait : l’existence d’une deuxième porte.
A tâtons, Marcelin caressa la surface lisse du bâtiment à la recherche d’une fissure, d’une anomalie. Jusqu’à la tombée de la nuit, les sens en éveil, Marcelin toucha, senti, écouta et tenta de voir. Mais rien. Le professeur ne quitta pas son habitacle (vivait-il à l’intérieur ?) et il ne découvrit aucune porte dérobée.
Epuisé et déçu, Marcelin dû finalement abandonner et rejoindre Palmyre pour le service du soir. Il n’en revenait pas de s’être fait berner à ce point. Quoi qu’il soit arrivé à Solola, il n’avait pas été à la hauteur. Comment avait-il pu imaginer qu’un plan aussi basique leur permettrait de s’en sortir ? Il n’avait pas imaginé tous les scénarios possibles et avait poussé son amie dans la gueule du loup.
En arrivant dans la cuisine, Palmyre se précipita vers lui. Elle semblait inquiète : il était en retard. Malgré son humeur morose, Marcelin ne put réprimer une pointe de satisfaction à la vue de ce stress dont il était l’origine.
- Alors ?!
Il aurait pu lui répondre que si cela l’intéressait tant elle n’avait eu qu’à venir, mais Marcelin n’était pas homme à garder rancune, et il avait de toute façon une grande envie de discuter. Dans un haussement d’épaule fataliste, il lui raconta son après-midi.
- Donc soit Lawal dit vrai et Solola est quelque part en train d’apprendre son futur métier, soit elle a disparu avec les autres et c’est retour à la case départ pour nous !
- Et si la première option est la bonne, tu sais où la trouver ?
- Malheureusement non… Quand notre Talent est découvert on nous emmène partout là où il pourrait être utile. On découvre les différents métiers qu’on peut exercer et ensuite on choisit. Pour moi en deux jours c’était plié. Ils m’ont envoyé chez le fabriquant de Météomètres qui leur a clairement fait comprendre qu’il ne saurait pas quoi faire de moi et c’était terminé. Mais selon le Talent ça peut prendre des mois, et sans connaître en quoi consiste le sien impossible de savoir où ils l’ont envoyée.
Marcelin se dirigea vers la soupe du jour et entreprit de la remuer. Il se sentait plus désespéré que jamais.
- De toute façon, je suis certain que Lawal a menti. Solola n’est pas ressortie du labo. Du moins pas par la porte principale.
- A moins que Solola ait la capacité de se transformer en quelque chose que tu aurais vu dans le labo sans faire le lien … Tu ne te souviens de rien d’inhabituel ?
La spatule continua à tourner brièvement dans la marmite après que Marcelin l’ai lâchée. Il avait beau se remémorer la scène, rien ne lui revenait en mémoire, mais le fait d’avoir trouver une nouvelle piste de recherche lui redonnait de l’espoir. Elle avait beau ne pas avoir été à ses côtés durant la journée, Palmyre s’impliquait tout de même. Délicatement, Marcelin déposa ses lèvres contre son front.
- Mon petit lardon fumé, tu es un génie ! Bon, servons le dîner et demain, première heure, je connais quelqu’un qui aura la chance de recevoir la visite d’un nouveau sondage !
****
La nuit fut courte. Se retournant dans son lit, emmitouflé de culpabilité, Marcelin avait occupé ses heures à se repasser les images de la veille. Finalement, ne pouvant rien changer au passé, il avait décidé de se tourner vers l’avenir et de penser au lendemain. Il se crut capable d’anticiper le moindre scénario et de ne laisser aucune place au hasard. Pourtant, lorsque des coups précipités résonnèrent contre sa porte, il n’eut aucune idée de ce qu’il s’apprêtait à apprendre.
Marcelin se leva dans un sursaut et, dans la faible lueur de l’aurore qui perçait déjà ses rideaux, se dirigea vers l’entrée de son studio.
L’œil de bœuf lui offrit la vue d’une Palmyre aussi belle que démaquillée. Une terrible hésitation le fit douter.
D’un côté, il y avait Palmyre, aussi fraîche que la rosée du matin, qui se frottait anxieusement les mains et jetait des coups d’œil de chaque côté. Le genre de Palmyre qu’il ne fallait donc pas faire attendre.
De l’autre, il y avait ses chaussons troués, son pyjama multicolore, son haleine certainement approximative et une bosse gênante qui prouvait que malgré son impression, il devait tout de même avoir dormi. Le genre de Marcelin qui pouvait détruire en une seconde son plan de marathonien de la séduction, soigneusement mis en place depuis plusieurs mois.
Saisissant son courage à deux mains, Marcelin ouvrit la porte et Palmyre s’engouffra dans sa chambre telle une bourrasque. Elle n’était encore jamais venue chez lui et Marcelin regrettait autant l’état de son intérieur que celui de son aspect extérieur. Loin de ces considérations, Palmyre ne sembla remarquer ni l’un ni l’autre.
- Ils sont revenus ! J’étais en train de réceptionner la livraison du matin quand je les aie vus rentrer comme si de rien n’était. Les étudiants disparus ! Ils discutaient entre eux normalement et le surveillant de garde n’a absolument pas réagi. Il ne leur a pas demandé de se taire, rien !
Face au silence de Marcelin qui tentait toujours d’assimiler les paroles qu’il venait d’entendre, Palmyre poursuivi, plus doucement cette fois.
- Et ce n’est pas tout … J’ai reçu les commandes de repas du jour… Et… Il y en a une de moins que d’habitude…
J'aime bien l'idée d'avoir fait d'elle un acrhétype au début (et plutôt 2fois qu'une, en jouant de la différence entre Marcelin et elle), et puis de lui donner de la profondeur.
Les étudiants qui reviennent et Solola qui disparait, avec son Talent ? cela donne envie de connaitre la suite.
Au plaisir de lire la suite
On commence avec THE scène que j’attendais. Solola a-t-elle donc découvert son Talent ? Je m’imaginais bien un truc dans le genre invisible, ça lui correspondait:) Bref, scène d’euphorie et de youhouuu derrière mon écran… et puis tout bascule avec ce Lawal et son aiguille. Moi qui pensais qu’il était ravi d’avoir pu aider une élève… Je suis trop naïve !
Je suis également ravie de retrouver Marcelin dans la deuxième partie, avec une Solola qui a bien évidemment disparu. Ça ne pouvait pas être aussi simple… (Seule surprise : je pensais Palmyre avec lui ?).
La joie de Marcelin en fin de chapitre me semble un peu exagérée : sur le coup, j’ai pensé qu’il s’était rappelé un indice et qu’il savait où trouver Solola ! Il est content de retrouver un peu d’espoir, ça se comprend, en revanche il devrait garder son inquiétude aussi (et un bisou sur la joue de Palmyre plutôt que de la soulever ? Ça montrerait son affection sans laisser penser qu’il a la solution)
« De l’autre, il y avait ses chaussons troués, son pyjama multicolore, son haleine certainement approximative et une bosse gênante qui prouvait que malgré son impression, il devait tout de même avoir dormi. » => j’ai adoré ce passage, et le fait que Palmyre ne relève rien de tout ça montre qu’elle tient à lui aussi:)
Enfin, que de suspens sur cette fin de chapitre ! Vivement la suite !
Pour la forme :
À tout moment, la lame allait déchirer sa chaire : chair
depuis qu’elle avait fuit derrière ses paupières closes : avait fui
Elle se mise à chercher son corps : se mit
Solola avait disparue. : disparu
elle dû malgré tout rendre les armes et le rideau derrière ses paupières se referma. : dut
pour ce genre de bêtise ! : bêtises
Quoi qu’il soit arrivé à Solola il n’avait pas été à la hauteur : il manque juste une virgule
Palmyre ne sembla remarqué ni l’un ni l’autre. : remarquer
Je ne confirme ni n'infirme rien, mais il y a un indice dans la couverture ... ;)
Palmyre n'est pas avec lui car elle s'est débinée dans le chapitre 12 !
Pour l'excitation de Marcelin, tu as raison, j'ai donc un peu modifié la scène. Et merci encore pour tes corrections !!! Je relis toujours mes chapitres avant de les publier et ça me rend folle de voir que je laisse passer des fautes aussi grosses !
La suite devrait arriver bientôt ;)