Chapitre 14

Par Ozskcar

Je ne sais pas ce qu’il me prend, ces derniers temps. Ce n’est pas que j’oublie, je n’ai pas de perte de mémoire, à proprement parler, mais… C’est comme si certains de mes souvenirs étaient embués, rendus flous et vaporeux, à la façon d’un rêve à la suite duquel on se réveille sans parvenir à départir le vrai du faux. Je dis un rêve car comme eux ces souvenirs impliquent ma personne, certes, mais sans que je puisse tout à fait me reconnaître. Lorsque je m’étais coupé les cheveux, j’étais si habituée à me représenter, moi-même, avec les cheveux longs que, en songe, ils m’apparaissaient ainsi, toujours longs et bouclés, et non plus courts et bourrés d’épis. Il m’arrive la même chose, dans ces souvenirs aux allures de rêves : je me perçois, mais si différente de ce que je suis, de ce que je crois être, que c’est comme si ces souvenirs résiduels appartenaient à quelqu’un d’autre. Mes amis eux-même s’interrogent, me trouvent différente, ne comprennent pas mes changement soudain d’attitudes, de préférences. Une personne m’a approchée, récemment. Elle s’appelle Clavarina. Je la trouve étrange ; elle semble constamment embarrassée, elle bafouille, se tord les mains quand elle s’adresse à moi. Mais à sa façon de me parler, de m’interroger toujours plus précisément – elle me demande si je me souviens de tel ou tel cours, les mêmes où, précisément, je me suis senti quelqu’un d’autre –, je crois qu’elle en sait long, plus long que moi. Et qu’elle me teste.

Journal de Kholia retrouvé par Soren dans son ancienne chambre des Quartiers maritimes


 

Lorsqu’il avait traversé le portail, Lyslir avait senti la main de Hart se resserrer sur son poignet. L'air s’était raréfié. Le silence avait glissé sur la peau de son cou, s’était insinué entre ses lèvres. Pris de peur, le garçon s’était tenu la gorge, cherchant à desserrer l'étau qui lui coupait le souffle. Au coin de son regard, il lui avait semblé apercevoir l'image indistincte de la Tour, lointaine et perdue dans les nuages. Alors qu'il avait tendu la main vers elle, Lyslir était tombé en arrière pour disparaître dans une béance noire. Des cris, d’abord, lui étaient parvenus, puis des consonnes, quelques voyelles : Lyslir. Quelqu’un avait crié son prénom. C’était à cela que le jeune homme s’était raccroché.

Il s’était éveillé subitement, quelque peu sonné, dans un large tunnel, en travers d'un quai en contrebas duquel s'étiraient de longs rails gris. Ils étaient nombreux, accumulés là, et d’autres arrivaient encore, débouchant du portail. Tous n’avaient qu’une chose à faire : attendre l’arrivée d’un wagon qui les ramènerait au camp des rebelles. Hart avait expliqué au garçon, après s’être enquis de son état, que le camp était partiellement sous terre, juste sous les marais des contrées Maart.

- C’est pour se protéger des vapeurs toxiques. L’eau des marais provient des alentours de la Tour, au-delà de la muraille de Sel ; on dit que c’est pour ça qu’elle est dangereuse. Personne n’approche jamais des marais. Pas même les Maart. Alors Kholia avait établi notre base ici, y a des années.

L’attente avait paru bien longue, à Hart comme à Lyslir. La première s’était imaginée maintes et maintes fois cette scène – elle rentrait chez les siens, parmi ses camarades, intégrait la faction rebelle, s’y sentait enfin à sa place – mais rien, pourtant, n’alluma en elle cette flamme rassurante qui crée entre les individus et les lieux un cadre familier. Elle ne perçut nulle chaleur sur ce quai, mais de la torpeur, de la déception. Les visages qui l’entouraient lui étaient inconnus, pas un ne se tourna vers elle pour l’accueillir. Elle se fondait dans la masse des blessés, des soldats et des réfugiés, mais comme une entité impersonnelle, juxtaposée là, sans lien avec personne. Elle ne connaissait que Lyslir. Et c’est à ses côtés qu’elle avait escaladé le marche-pied du train qui avait finit venir à quais.

Il fallut de nouveau patienter, cependant, assis, cette fois, sur le sol d’un wagon de marchandises, entassé avec d’autres passagers. Certains montaient encore, après avoir traversé le portail, et l’on attendait que le train soit plein. Par la porte coulissante du wagon, laquelle était grande ouverte, Lyslir observait les nouveaux arrivants. Certains semblaient habitués, d’autres trébuchaient en sortant du portail, mais se relevaient pour aider les plus affaiblis. Il y eut quelques accidents, et certains sortirent du portail grièvement blessés. Hart expliqua au garçon qu’il fallait demeurer conscient et maître de soi pour traverser un portail, sans quoi l’on peinait à demeurer entier durant le processus. Certains perdaient seulement quelques bribes de leur mémoire, mais les pertes pouvaient être plus lourdes et devenir physique.

Soudain, le son strident d’un sifflet retentit, prévenant les passagers que le train allait partir. Comme l’on fermait les portes, une femme et deux enfants se faufilèrent à l’intérieur du wagon où se trouvaient Hart et Lyslir. Ceux-ci se levèrent pourtant de concert lorsqu’ils aperçurent découpés par la silhouette trois des passagers, un visage familier traverser le portail. La porte du wagon claqua sur le surprise, mais sans la diminuer, cependant : l’un et l’autre en était sûr, Kholia pour la première, Soren pour le second, s’était effondré sur le quais.

Comme ils s’étaient levés, la secousse du départ manqua de les faire tomber. Ce fut la femme qui venait de monter à bord qui les aida à retrouver leur équilibre. Comme elle la remerciait, Hart se présenta.

- Sarsci, répondit l’autre. Et voici Sande et Neven, précisa-t-elle en désignant les deux enfants.

- Lyslir, articula le dernier.

- Vous étiez parmi les immigrés ? demanda Sarsci.

- Pas vraiment, hésita Hart.

Sarsci perçut la gêne de la jeune femme et, quoique curieuse, choisit de ne pas insister et concentra son attention sur Lyslir. Celui-ci, le regard vissé sur le sol, semblait perdu dans sa contemplation de ses pieds secoués par les remous du train :

- On avance ? finit-il par demander. Comment ça se fait qu’on avance ? On doit être terriblement lourds, tous.

Ceux qui entendirent sa remarque, dans le wagon, ne purent empêcher un gloussement. Sande le premier releva les yeux et éclata de rire. Sarsci fut soulagée de le voir s’ouvrir un peu, peinée qu’il ait été si morose depuis l’incendie du carrousel.

- Tu n’as jamais vu de train ? demanda l’enfant.

- Ça fait longtemps que je n’ai pas vu grand-chose…

Sarsci fut d’autant plus intriguée par les paroles du garçon qu’elle remarqua le discret coup de coude que lui donnait Hart. Sande, lui, n’y fut pas sensible :

- Tu étais aveugle ?

- Ce n’est pas ça, bonhomme, répondit Lyslir avec un sourire. Disons que j’avais un environnement réduit. Et toi, alors, d’où tu viens ?

- Des contrées Maart. On a été obligés de partir à cause du brouillard, mais Sarsci dit qu’on y retourne alors ça va. Et puis Neven est là. Tu as un frère, toi ?

La question résonna en Lyslir, réveillant des échos de souvenirs brûlants. Pour s’en détourner, il dévisagea le garçon : très jeune, petit et souriant, Sande nageait dans des vêtements trop grands et trop longs pour lui ; son pantalon marron traînait sur le sol tandis que ses longues manches blanches pendaient au bout de ses bras. Neven dut s’en rendre compte, car il se pencha pour retrousser les pans de cette chemise qui traînaient sur le sol.

- J’avais quelqu’un qui était pour moi comme un frère, finit par souffler Lyslir.

Le sourire joyeux de Sande s’estompa. Touché par les la tristesse qu’on lisait sans mal dans les yeux de Lyslir, il rampa vers lui et saisit son index qu’il serra dans ses doigts courts.

- Qu’est-ce qu’il est devenu ?

- Je ne sais pas ; on a été séparés. Mais je crois qu’il est toujours là, quelque part.

- Tu dois êtres triste.

- Ça, p’tit gars, t’as pas idée. Quand on me l’a pris, j’étais tellement sous le choc que j’ai pas pu parler pendant des jours…

Tout en relatant ses souvenirs, Lyslir se laissa aller à la mélancolie qui l’avait envahi, il y avait de cela de très longues années. En ce temps-là, la Tour n’était qu’une structure délabrée, faite d’étages déconnectés les uns des autres. Les Colons avaient commencé à construire leur propre cité, laquelle était régulièrement menacée par les offensives des quelques indigènes rescapés. Comptaient parmi eux les habitants du villages où Lyslir et Harren avaient grandi. Aucun des deux, pourtant, n’en avaient fait partis ; ils avaient fui après avoir été quelque temps retenus captifs par les Colons. Connaissant mieux la Tour que leurs poursuivants, ils en avaient profité pour se cacher, évoluer de nuit, traqués comme des proies à travers les étages qu’ils dévalaient. Parfois, Harren, la voix tremblante, proposait des détours, des boucles plus larges ou des pauses moins longues – et Lyslir devinait qu’il se servait de son Code pour leur éviter de se faire de nouveau capturer. Un jour, pourtant, ils avaient été séparés. Lyslir s’était débattu, usant et abusant de son Code, mais Harren s’était rendu à leur ennemi, espérant ainsi protéger son ami. Le corps et l’esprit ravagé Lyslir avait été recueilli par le groupuscule d’indigènes. Des proches l’avaient reconnus, soignés...

- Il sera bientôt sur pieds, s'était exclamé un guérisseur. Quant à sa mémoire... Je ne peux rien vous dire. Vu ce qu’il a traversé, je ne suis même pas sûr qu'il à intérêt à se souvienir de quoi que ce soit. Du moins pas si tôt ; il a besoin de trouver ses repères, de reprendre une vie normale.

Giovanni acquiesça, considérant ce garçon qu’il avait connu enfant, qu’il avait hébergé, élevé et vu grandir. Son regard était vide, ses lèvres vissées sur des tourments indicibles. Il n’avait pas parlé depuis des jours, s’éveillait toutes les nuits en criant, le corps déchiré par son Code qui peinait à réparer les lésions causées par de trop nombreux changements physiques. Comme sa main tremblait, Giovanni la saisit entre les siennes, larges et calleuses. Il s’accroupit devant le garçon, essaya d’attirer son regard.

- Il vous reconnaît, affirma le guérisseur. Soyez sans crainte. Il a seulement besoin de temps.

Giovanni essuya par des gestes répétés les larmes silencieuses qui couvraient ses joues. Un ami de Lyslir posa sur l’épaule du vieil homme une main compatissante. D’autres, encore, qui avaient connu Lyslir, se tenait en retrait, partageant la peine de ses proches. Une jeune femme caressa les cheveux de son fils avant de le serrer contre elle en étouffant un sanglot. Eux et Giovanni brûlaient de demander des nouvelles d'Harren, mais le prénom du garçon demeura à l'orée de leurs lèvres tel un mot prohibé, indicible. Ils se contentèrent de partager leur peine, faisant le deuil d’une existence perdue, volée par d’autres.

- Mais maintenant tu parles. C’est que ça va un peu mieux ?

Sande se penchait vers Lyslir, cherchant des réponses dans son regard argenté.

- Avec le temps, il arrive que la tristesse devienne de la colère, soupira Lyslir. Parfois, elle fait mal, mais il arrive aussi qu’elle nous redonne de la force.

- Alors vous êtes de la rébellion ? demanda Sarsci, non sans que transparaisse dans sa voix une certaine animosité.

Lyslir se contenta de secouer la tête, niant l’allégation de la femme, mais sans apporter de précision. Il allait pourtant ouvrir la bouche quand une lumière vive vint frapper le wagon et s’infiltrer par ses interstices. Le jeune homme se retourna immédiatement et, sans réfléchir, se leva. Comme il bousculait certains passagers pour se frayer un chemin vers la porte, écrasant peut-être un pied sur son chemin, des injures fusèrent à son intention ; il n’y prêta aucun intérêt et tenta de se hisser sur la pointe des pieds pour apercevoir l’extérieur. La lumière l’attirait comme un insecte. Il la sentit, d’abord, sur sa peau, lorsqu’il tendit sa main pour y faire danser de fluets rayons. C’était insuffisant à son goût, cependant, aussi tira-t-il sur la clenche qui fermait la porte, puis il tira cette dernière pour la faire coulisser.

La lumière l’aveugla tant qu’il manqua de perdre son équilibre. Quelqu’un, dans son dos, le rattrapa pour lui éviter de tomber. Les yeux clos, les paupières rougies de l’intérieur sous l’impact du soleil, il sentit une bourrasque violente le frapper de plein fouet. La main en visière, il parvint à ouvrir un œil, puis un deuxième. Ce fut le vide qu’il aperçut en premier : le train filait à toute allure, montant en spirale en direction d’un dôme lumineux.

Soudain, le wagon émergea du puits et déboucha au beau milieu d’une vaste caverne. Des habitations troglodytes poussaient sur les murs. De nombreux balcons arrondis ou de larges fenêtres ponctuaient les murs de pierres. L'on eut dit des caméléons urbains faits de minéraux et technologies étranges ; des néons orangés traçaient des lignes furibondes, d'épais tuyaux quittaient le sol en arc de cercle, entourés de câbles rouges ou gris. Entre les bâtisses qui fleurissaient autour des rails, des enfants couraient, saluant le train qui les dépassait à toute allure. Sous leurs guenilles, certains cachaient un bras ou une jambe robotisée : c'était une anarchie des couleurs sombres qui se diluaient dans le paysage.

Lyslir se pencha, se tenant à bras le corps à la porte du wagon et, le nez en l’air, il leva les yeux vers le ciel : au-delà du dôme de verre, un bleu discontinu, strié de filaments nuageux, immense, lointain. Hart fut émue par la joie qu’elle lut dans les yeux du jeune homme. Elle n’eut pas le courage de le couvrir de reproches ; elle se contenta de le tenir par la taille pour lui éviter de tomber du train, songeant au choc que devait lui provoquer la vue du ciel après avoir été si longtemps enfermé dans la Tour. Un virage, cependant, les ramena en arrière, brisant le sortilège.

Quelques furent les récriminations des passagers, Lyslir refusa de refermer la porte du wagon. Il demeura, tout le reste du trajet durant, à contempler le paysage. Odeurs et sensations nouvelles l’enveloppaient, les couleurs dansaient sous ses yeux émerveillés, mais plus que tout, c’était la texture du vent et la chaleur du soleil qui le ravissait. Sa peau frémissait à leur contact. On peut se souvenir de bien des choses – mélodies, images –, mais l’on peine, souvent, à se remémorer une douleur ; les sensations sont des biens fugaces, subtils, et on les lui avaient subtilisé longtemps, ne lui laissant que le privilège, à l’occasion, de la souffrance.

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Baladine
Posté le 29/04/2023
Re-coucou !
Hart et Lyslir, des personnages que j'aime beaucoup, que j'ai plaisir à suivre ! L'incursion dans les souvenirs de Lyslir en italique passe très bien, on le sent absorbé par les événements passés, puis être rappelé d'un coup par la prise de parole de Sande. On y serait bien resté, dans ces souvenirs, pour en savoir plus sur les personnages, mais c'est comme ça que tu nous tiens, en nous en disant juste un peu et pas assez sur les personnages pour donner envie de continuer et d'en savoir plus !
J'ai eu du mal à visualiser cette histoire de portail et de train, où est le portail par rapport au train ? mais peut-être c'est parce que j'ai lu trop vite, au début.
J'étais étonnée que Lyslir se raconte si vite et sans gêne à Sande, mais peut-être qu'il reconnait en cet enfant quelqu'un qui peut le comprendre, à qui il peut se confier sans risque.
Encore un beau chapitre, en tout cas, merci :D Vivement la suite !!
Ozskcar
Posté le 05/05/2023
Content que les aventures de Lys et Hart te plaisent !
Effectivement, je garde encore quelques réserves de souvenirs de Lys. Je n'en donne des aperçus que lorsqu'il est susceptible de s'en rappeler. Là, je voulais mettre l'accent sur sa solitude - alors que dans ses souvenirs, il avait encore des proches pour veiller sur lui, le soigner...
C'est un peu ça qui rend Lys loquace, dans ma tête. Il est si seul et il l'a été si longtemps qu'il n'est plus vraiment rationnel dans son rapport aux autres. Il dit quelque chose quand ça lui chante, sans se préoccuper des conséquences. Je me dis que lorsqu'on vit aussi longtemps que Lys, on doit plus vraiment avoir le même rapport à la prudence... Il était déjà comme ça avec Hart, d'ailleurs.
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