Sofia n’aime pas les réunions du mardi. Elles durent trop longtemps. Et puis, elle n’aime pas la salle de réunion, en sous-sol, avec cette lumière trop blanche qui lui agresse les yeux. Le directeur de Natama a tenu à mutualiser les investissements : une salle pour l’équipe, pour les shootings des nouveaux produits, et accessoirement de stockage de tout et de rien derrière les cache-misères qui recouvrent les murs. Autour de la table blanche vernie, les quatre habitués du mardi matin échangent sur les projets de développement en cours. Leurs idées ne sont jamais suffisantes. Il faut redresser la barre, car cette année les chiffres de vente ont stagné. Ils n’ont pas baissé, certes, mais pour le directeur commercial, c’est tout comme : la marque ne devrait jamais cesser de grapiller des parts de marché. Elle est dans l’air du temps, il n’y a pas de raison que ce ne soit pas le cas. Pas de raison hormis le travail de ses salariés.
Sofia écoute d’une oreille distraite les propositions de ses collègues : une nouvelle gamme de crème, de nouveaux réseaux de distribution à creuser, quitte à envisager la grande distribution. Elle grimace. Au fond, elle se fiche bien de Natama, mais à écouter ses pairs, elle pense que leurs idées manquent de consistance. Elle ne participe pas aux échanges, elle reste simplement là, à attendre son tour, jusqu’à ce que sa cheffe lui demande quelle nouvelle idée elle apporte cette semaine.
— Cette fois, j’ai préféré réfléchir à partir de l’existant. Pas de révolution dans nos gammes de produit, pas de redéfinition de notre stratégie de marque, mais plus une volonté de rapprocher notre offre de nos valeurs.
Elle se penche vers son collègue pour récupérer le câble afin de projeter son écran. Après quelques rapides ajustements, une présentation arborant l’identité graphique rouge de Natama s’affiche sur le mur de la salle.
Sofia s’est contentée de reprendre les photos de produits existants, avec, sous chacun, trois caractéristiques listées, puis une flèche. Et des noms de villes. Locales.
— J’ai pensé à visibiliser notre encrage local dans notre marque. Nos produits ont des noms génériques, alors que nous pourrions davantage parler aux consommateurs en capitalisant sur des éléments plus locaux dans le marketing, en plus de nos fournisseurs. Prenons la crème « Lumière intense » par exemple…
Les yeux de ses collègues oscillent entre elle et la nouvelle slide qu’elle projette. Au-dessous du pot rouge à la forme ovale, les caractéristiques « hydratante, protectrice et algue du bassin » apparaissent une à une à l’écran.
— Nous n’aurions qu’à appeler cette crème « Pilat » par exemple, et décliner nos gammes selon d’autres noms locaux. Cap Ferret, Arcachon, Mios…
— Quel rapport entre la Dune du Pilat et Lumière intense ? l’interrompt son voisin de bureau Jean-Pascal. Les algues ne viennent même pas de là.
— Ce qu’on cherche ici, c’est de tirer une corde sensible chez le consommateur qui aime aller sur le bassin, pas un sourcing précis de tous les composants, grince Sofia.
— Tout le monde n’a pas une maison au Cap dans la région, reprend Jean-Pascal.
— Mais notre marché-cible aime aller au bord de mer quand il en a l’occasion, coupe le directeur commercial. Ça enrichit l’image de marque sans engager de nouveaux coûts de développement, ça me plaît bien.
Sofia sourit, les yeux rivés au sol. Elle n’ose pas croiser le regard de ses collègues, ça fait longtemps qu’une de ses idées n’a pas été retenue et pourtant, cela ne la transcende pas non plus. Le chiffre d’affaires 2024 de Natama, elle s’en fiche : elle ne touchera rien de son augmentation. La gloriole d’avoir apporté une nouvelle idée ne l’enthousiasme plus : depuis six ans qu’elle a intégré l’entreprise, cela ne lui a jamais valu la moindre augmentation. La fierté d’être un moteur au sein du département marketing ne lui suffit plus. Plus le temps passe, moins cela veut dire quelque chose pour elle. À vrai dire, quoi qu’il arrive au sein de Natama ne changera rien à son existence : elle se lèvera, prendra son petit-déjeuner le regard perdu sur le mur crépis d’en face, se rendra au bureau comme tous les autres jours et en reviendra éreintée, jusqu’à se coucher et recommencer toujours la même journée.
Pourtant, ce jour-là, lorsqu’elle s’extirpe de son bureau pour se faire couler un café dans l’étroite salle de pause qui manque cruellement de fenêtres, Sofia trouve sur son téléphone une notification qui change de son quotidien. Un petit grain de sable qui vient se déposer sur le rouage bien huilé de sa routine, et c’est son amie la mère qui l’y a déposé.
« Tu sais, le forum de jeunes mamans dont je t’ai parlé ? Certaines ont vu les photos que tu as fait de nous, le mois dernier, et elles les trouvent canon ! (Elles ont raison, encore merci !) Ça leur a donné envie de faire pareil et bref, l’une d’elle habite dans le coin. Je peux lui passer ton contact ? »
Sofia relit une seconde fois le message, pour mieux l’imprimer. Faire des photos d’autres bébés ? Quand elle a proposé à son amie de réaliser quelques clichés, elle voulait lui faire un cadeau. Elle voulait travailler sur elle. Et voilà qu’à présent, elle est contactée pour refaire pareil, sans les mêmes justifications autour. Rien d’autre que de l’argent, un contrat, et une prestation.
Comme pour les mariages…
Cet argent, elle ne peut pas cracher dessus. Et pourtant, quelque chose la retient de répondre. De s’enthousiasmer.
Prendre des photos d’autres bébés ? Est-ce vraiment cela, la carrière de photographe qui se destine à elle ? Avoir pour sujet tout ce qu’elle a tenu si loin d’elle ces dernières années ?
Sofia inspire, rallume son écran et lit une fois de plus le message.
Elle repense à Baptiste, à leur discussion de Noël, à cette zone transitoire où elle stagne depuis. Ces germes d’idées qui la font considérer le fait d’avoir un enfant, et le constat présent de la situation : la simple allusion à un bébé qui la fait une fois de plus se sentir si loin des préoccupations de ses congénères : froide, distante, et non concernée.
C’est un contrat comme les autres…
Et en même temps, ça ne l’est pas non plus. Sofia le sent, au plus profond de ses entrailles. C’est pour cela qu’elle s’en tord les boyaux, tente-t-elle de se justifier. Là, dans cette salle de pause étriquée et mal éclairée, elle est au carrefour d’un choix plus large : laisser ou non rentrer des enfants dans sa vie par la pellicule. C’est une position de principe. À partir d’aujourd’hui, elle acceptera ou non de prendre des bébés comme sujets. Et Sofia n’aime pas son indécision face à ce premier tournant. Si elle était prête, si elle avait vraiment changé, comme elle pensait qu’elle pourrait le faire, elle répondrait sans hésiter. Elle ne se sentirait pas si dépassée par ce simple message, qui ne devrait être rien d’autre qu’un nouveau contrat, mieux, une nouvelle opportunité de marché pour sa carrière de photographe.
N’est-ce pas là tout ce qu’elle a toujours voulu ?
Un message où des gens, inspirés par son art, demandent eux aussi à la rencontrer pour s’offrir ses talents.
Sofia en rêve, oui, pour ses clichés artistiques. Ceux pour lesquels une galerie la contactera pour l’exposer, pour présenter ses œuvres aux Rencontres d’Arles, pour dire à ses clients « je viens de découvrir un nouveau talent, à suivre. Laissez-moi vous montrer ce que j’ai déniché. »
Mais pour en arriver là, Sofia doit se créer plus d’opportunités : plus de temps, plus de création, plus de contacts. Ce qui n’est pas une mince affaire, quand elle passe déjà quarante heures par semaine à plancher sur la nuance de rouge du prochain pot de Lumière Intense de Natama.
À trop tergiverser, elle en oublie son café, tiède à présent. À la première gorgée, elle grimace.
Julien arrive dans la salle de pause, et elle recule de quelques pas pour lui laisser l’accès à la machine. Elle rêve de tout sauf lui parler : elle veut continuer à penser au carrefour de sa carrière de photographe devant lequel elle se trouve. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas un carrefour. C’est peut-être juste une voie sans issue, mais elle ne peut pas encore le savoir. Julien ne lui laisse pas le plaisir de continuer à se perdre en chemin. Il veut lui parler de Mios, où il aime aller l’été et qu’elle a eu le malheur de citer dans sa présentation. Du mail, que Cédric vient d’envoyer et qui présage de nombreux travaux à venir. Du vent qui soufflera un peu trop fort ce soir, quand il rentrera chez lui à vélo. Sofia finit sa tasse d’une traite et la repose dans l’évier avant de quitter la pièce.
— Je dois m’y remettre… se justifie-t-elle.
Et elle s’enfuit jusqu’à son bureau. Elle souffle. Elle serait presque soulagée de retrouver son écran, mais cela ne dure pas. Sa boîte mail a grossi de trois messages, et ses fenêtres s’amoncellent à l’écran. Son ordinateur est un trop plein de tout ce dont elle se fiche alors que dans sa poche, son téléphone lui offre un boulevard vers un échappatoire.
Si Sofia sait que sa vie de photographe ne sera pas linéaire, elle comprend qu’il est peut-être temps de dévaler certaines pentes pour trouver des chemins annexes. Oui, elle s’en convainc, un nouveau marché n’a rien de mal. C’est plutôt bon signe. Et puis, cela n’est pas censé être une affaire d’Etat, de photographier des bébés. Cela devrait être banal, du moins, elle doit s’entraîner à ce que ça le soit. Elle apprivoisera la chose par l’objectif, comme elle l’a fait pour la mère. À force, cela deviendra peut-être une habitude. Ça le doit, elle le sait. Elle doit en passer par là. Elle ne peut pas rester dans cette position indécise dès lors qu’il est question d’un enfant. Il ne s’agit même pas du sien.
Plus on s’entraîne, plus les choses finissent par rentrer.
Alors, Sofia saisit son téléphone et écrit à la mère.
« Tu peux lui donner mes coordonnées. »
Je n'avais pas envie de m'arrêter donc j'ai tout lu ^^ je trouve 'l'évolution de Sofia assez surprenante, je veux dire, elle avait l'air sûre d'elle quand elle disait qu'elle ne voulait pas d'enfants, du coup j'ai été un peu étonnée qu'elle accepte de l'envisager aussi vite. Attentio, ses motivations et sa peur de perdre Baptiste sont très bien rendues mais... je ne sais pas , j'ai l'impression qu'elle fait un compromis par peur de perdre Baptiste et pas par réelle envie de changer d'avis. J'ai hâte de voir comment elle va continuer d'évoluer !
Il y a quelque chose qui m'a chiffonnée : pourquoi ne pas donner de prénom à l'amie de Sofia qui vient d'avoir un bébé et ne la qualifier que comme "la mère". Si elle est amie avec Sofia, je ne comprends pas pourquoi, dans son esprit, Sofia ne l'appelle que "la mère", je trouve ça un peu "méchant" en quelque sorte, même si ce n'est pas le bon mot. On dirait que Sofia la réduit à ce rôle de mère et ne voit plus que ce côté là de son amie, j'imagine que c'est voulu mais du coup, quel est le message derrière cette façon de nommer ce personnage ?
Pour l'évolution de Sofia, je t'avoue avoir beaucoup hésité à me demander si tout était bien "dosé" en cours de route. Parfois, je me demandais si je devais rajouter des scènes en plus, et d'autres je me disais qu'il y aurait peut-être de la redondance dans le propos, et bref, je ne doute pas qu'en réécriture, il y ait un recalibrage nécessaire sur cette première partie du roman globalement. Je me disais ces derniers temps que je devrais davantage étoffer son rapport à la maternité (pourquoi elle était dans le refus, son histoire familiale aussi, ce qui, pour l'heure sur ce sujet très particulier est absolument inexistant). Je me dis qu'il manque peut-être un petit ingrédient pour que la mayonnaise prenne concernant ce choix pour le personnage ?
Quant à "la mère", il me semblait intéressant pour l'ouverture du roman de la désigner ainsi, et je pensais peut-être arrêter de l'utiliser dans une scène prochaine. Je voulais que ça corresponde à un dialogue bien particulier, où les propos de ce personnage l'identifieraient davantage en tant que personne séparément de son rôle de mère, justement. Et donc, que cette désignation par le narrateur cesserait justement à ce moment-là. Enfin, c'est une idée un peu comme ça. A chaque fois que j'écris un chapitre avec elle je me demande si ce n'est pas à celui-là que je devrais arrêter pour être honnête. Un sujet de plus à réfléchir pour la future version :)