Durant les quelques minutes qui précèdent l’arrivée de leurs amis à l’appartement, Sofia et Baptiste s’activent. Chaque action est millimétrée, chaque rôle méthodiquement réparti. Telle une danse qu’ils ont l’habitude de partager à deux, ils n’ont pas besoin de se parler, ils savent déjà quoi faire. Baptiste sort les cookies du four qu’il dispose dans une assiette sur la table basse que Sofia a déjà recouverte de sa nappe rouge, celle qu’elle ne sort que quand il y a du monde. Elle range les dernières affaires qui traînent, tape sur les coussins, fais disparaître les pulls éparpillés et range dans un coin de l’entrée les papiers administratifs dont elle ne s’est pas occupé et qui, une fois camouflés ainsi sous la panière à clés, ne seront pas près d’être traités. Il ne leur a suffi que d’un quart d’heure pour que leur appartement passe du foutoir habituel à cet intérieur soigné et ordonné, visage d’un couple qu’ils ne sont pas mais dont ils s’évertuent de donner l’impression à chaque fois.
Aujourd’hui est un grand jour, et Sofia l’attendait avec impatience. Aujourd’hui, elle reçoit ses amies, ce qui n’est pas arrivé depuis la naissance de l’enfant. Aujourd’hui, elle va faire la connaissance de Paul, qu’elle n’a pas eu le plaisir de rencontrer encore si ce n’est à travers les récits d’Ana. Sofia a hâte de savoir quel énergumène a su redonner le sourire à son amie et calmer ses ardeurs de rencontre immédiate. De savoir si Paul lui donnera la confiance de savoir que son amie est bien accompagnée, ou si Paul devra impliquer une situation délicate où il faudra, par des phrases subtiles et étalées dans le temps, faire entendre à Ana qu’à trop vouloir se presser, elle se jette entre les bras d’une mauvaise personne. Sofia redoute cette dernière option. Sa meilleure amie tient tellement à brûler les étapes que Sofia la pense capable d’avancer les yeux bandés.
Tandis qu’elle replie le plaid, elle surprend Baptiste, la main dans l’assiette, qui y subtilise un cookie à toute vitesse.
— On avait dit qu’on attendait ! raille-t-elle.
— Je ne peux pas servir à nos invités quelque chose que je n’ai pas goûté. Imagine s’ils n’étaient pas bons ?
— Tu ne vas pas me faire croire que tu n’as pas déjà goûté la pâte.
Baptiste ouvre théâtralement la bouche, qu’il referme sur le gâteau avant de marmonner d’un ton satisfait.
— Bien cuits ! conclut-il.
Sofia laisse échapper un rire, tandis que Baptiste hoche les épaules.
— Personne ne t’empêche d’en prendre un, tu sais !
— Si, mon sens de l’hospitalité qui ne s’accommoderait pas d’une assiette à moitié vide.
— Ce n’est pas ma faute si tu ne sais pas t’arrêter, lance-t-il en lui adressant un clin d’œil.
Sofia souffle. En guise de drapeau blanc, elle approche sa main de l’assiette.
La sonnette retentit.
Elle jette un dernier coup d’œil aux cookies en se mordant la lèvre.
Trop tard.
— Il n’y a plus qu’à espérer qu’Ana ne soit pas trop en retard, ce sera trop dur de se retenir sinon.
Baptiste sourit en coin, et tend une autre main vers l’assiette.
— Pas touche ! réprimande Sofia en se dirigeant vers la porte d’entrée.
Sur le seuil, la mère porte dans sa main le maxi cosy. Sofia s’empresse de l’embrasser, puis s’abaisse au niveau de l’enfant, à qui elle adresse un bonjour plus spontané qu’elle ne s’en serait crue capable. Le bébé ne répond rien, il se contente de la toiser de ses grands yeux ronds. Et Sofia, bien limitée dans l’art de communiquer avec ceux de son espèce, se retrouve pantoise devant lui. Alors elle se redresse et invite la mère à rentrer dans son appartement.
Baptiste surgit derrière elle et salue rapidement la mère. Lorsqu’il s’agenouille, il échange quelques onomatopées avec le bébé qui se met à rire aux éclats.
Il n’y a aucun doute, Baptiste sait bien mieux s’y prendre que moi.
Et Baptiste aime ça.
Sofia chasse ces pensées de sa tête. Elle veut profiter de sa journée, et cela passe par ne pas se comparer aux autres. À Baptiste, qui a le contact facile avec les enfants. À Ana, qui se projettera dans son futur de mère dès qu’elle posera de nouveau ses yeux sur le bébé. Sofia fait comme elle peut. Et d’ailleurs, elle fait. C’est déjà bien.
Depuis qu’elle a pris les clichés pour son amie, elle a réalisé trois prestations à photographier des familles, toutes obtenues grâce au bouche-à-oreille. Il faut croire que ses photos plaisent. Il faut croire qu’elle n’est pas si gauche avec les enfants, finalement.
Peut-être se faisait-elle des idées. Peut-être n’est-elle pas aussi inapte qu’elle ne le pensait.
Sofia prend le parti de s’asseoir à côté de la mère, qui a placé l’enfant sur ses genoux. Elle a beau l’avoir vu le mois dernier, la petite change à chaque fois. Elle a des cheveux couleur blé, fins, coupés sous les oreilles. Elle ressemble moins à un être fripé, comme à sa naissance, et plus à un humain dont on distingue le visage. Elle a les yeux noisette de son père, et… Non, c’est tout. Sofia ne voit rien d’autre. Elle n’ira pas jusqu’à dire que c’est « son portrait craché ». Il y a une légère ressemblance.
C’est donc bien le père.
Elle rit à voix haute de cette pensée. Son amie lui adresse un regard curieux, que Sofia réfute d’un geste de main.
— Je te sers quelque chose à boire ? dit-elle pour détourner l’attention.
— Un thé, vert si tu as. Ce serait parfait.
Sofia disparaît en cuisine tandis que Baptiste prend la relève : cela fait trop longtemps qu’il ne l’a pas vue, il s’en excuse, mais il est ravi de faire enfin la connaissance de l’enfant. Il la trouve ravissante. « Le portrait craché de son père », lâche-t-il même, et Sofia éclate de rire de nouveau. Mais cette fois-ci, il n’y a personne pour l’entendre, personne pour la regarder de travers. Le bruit de la bouilloire la couvre tout à fait.
Elle revient dans le salon armée d’un plateau quand la sonnette retentit de nouveau. Elle hâte le pas, mais Baptiste se lève d’un bond.
— Laisse, je m’en occupe, lâche-t-il en se dirigeant vers le couloir.
Sofia dépose les tasses sur la nappe rouge en adressant des sourires polis à la mère, puis se relève promptement pour accueillir les derniers invités. Depuis l’entrée, elle entend la voix enjouée d’Ana qui salue Baptiste, suivie d’une voix plus timide. Un bonjour effacé, qui chercherait presque à s’excuser de la présence de son auteur. Sofia ne peut s’empêcher d’avancer de quelques pas en leur direction pour le rencontrer enfin.
Sa meilleure amie lui laisse à peine le temps de le détailler : petit d’une stature ferme pourtant encadrée de bras tombants. Entre deux bises sur la joue d’Ana, Sofia ne le lâche pas du regard : il passe sa main dans ses cheveux vénitiens et lui adresse un sourire gêné, dont les commissures crispées s’étirent encore davantage lorsqu’elle se plante devant lui.
— Sofia, annonce-t-elle en s’approchant pour l’embrasser à son tour.
— Ravi de te rencontrer enfin. J’enlève mes chaussures ?
— Peu m’importe, fais comme chez toi.
Il hoche la tête et se baisse pour défaire ses lacets.
Timide, mais poli.
Sofia ne peut s’empêcher de le comparer à Samuel, le grand Samuel, le lâche Samuel, avec son air farceur et son entrain naturel. Peut-être Paul est-il un peu plus déridé, quand il connaît les gens.
Elle laisse un mètre entre eux et lui fait signe qu’il est le bienvenu dans le salon.
Même si elle ne lui parle pas directement, elle scrute ses faits et gestes. Quand Ana discute à côté d’elle avec la mère, Sofia tend l’oreille pour ne rien manquer de ce que dit Paul à Baptiste. Il est ingénieur informaticien et a emménagé à Bordeaux l’an dernier. Originaire de Grenoble, il ne connaît pas grand monde ici et se fait peu à peu à la vie ici, loin de la montagne qu’il affectionne pourtant.
— Pourquoi tu as déménagé ? lui adresse Sofia.
Paul relève la tête dans sa direction, surpris. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle ait suivi leur discussion.
L’interrogatoire commence, pense-t-il.
— Mes parents ont déménagé à Bordeaux il y a trois ans, pour se rapprocher de ma sœur. Elle venait d’avoir un enfant. Je me suis dit que ce serait l’occasion.
— Et ça te manque, chez toi ?
Est-ce qu’il emmènera sa Ana loin d’elle, aussi loin que Grenoble, le jour ou la montagne lui manquera, est ce que veut savoir Sofia. Paul vient à peine d’entrer dans sa vie mais Sofia préfère se préparer à toutes les éventualités.
— J’ai grandi là-bas, ma plupart des amis y sont. J’aime y repartir quand je peux.
Sofia n’a pas eu la réponse à sa question, du moins, partiellement. La possibilité n’est pas à exclure. Il n’y a plus qu’à espérer que Paul ne soit pas l’amour de la vie d’Ana et qu’il ne décide pas d’avoir le mal du pays dans quelques années. Ou plutôt, se reprend-elle, il n’y a plus qu’à espérer que, si Paul est l’amour de la vie d’Ana, qu’il aime bien assez sa vie ici pour s’en contenter.
Ana aussi a ses amies ici, se retient-elle de répondre, mais là n’est pas encore la question. Elle veut aborder cette rencontre en amis, et ne pas d’entrée brandir la hache de guerre.
— On va partir skier en février prochain ! lance Ana d’un ton enthousiaste.
— Toi ? raille Sofia. Tu l’as prévenu que tu es un danger public sur les pistes ?
— Il paraît que l’amour rend aveugle, ce sera l’occasion de voir si c’est vrai…
Ce mot, sorti de la bouche de sa meilleure amie, fait tiquer Sofia. L’amour ? Est-ce un mot approprié pour quelqu’un que l’on vient de rencontrer ? Certes, la paire se fréquente depuis presque deux mois. Doit-elle comprendre qu’ils se sont déjà dit les grands mots ? Les yeux de Sofia alternent de l’un à l’autre, mais aucun ne lui apporte une réponse : Paul demande à Baptiste ce qu’il fait dans la vie et Ana commence à gazouiller pour parler à l’enfant.
Sofia a assez fait l’indiscrète pour l’instant. Pour mieux faire diversion, elle déclare venue l’heure des cookies et se rue sur l’assiette. Un gâteau dans une main, qu’elle commence à déguster par petites bouchées, elle tend le plat de l’autre pour mieux le proposer à ses amies.
La mère se rapproche de la table pour saisir son thé avant de se raviver. Un rapide coup d’œil à son enfant la convainc de ne pas tenir une tasse pleine d’eau fumante à côté de son visage.
Je n’aurais jamais eu ce réflexe-là !
— Est-ce que tu veux bien la prendre deux minutes ? lui demande la mère. Je dois passer aux toilettes.
— Bien sûr, lui répond Sofia.
Que pouvait-elle dire d’autre ?
Avant même qu’elle ait le temps de réfléchir davantage, elle se retrouve avec le bébé dans les bras qui, s’il reste calme les premiers instants, se met aussitôt à hurler.
— Maman revient, mon trésor, murmure la mère en posant un baiser sur le front de son enfant avant de disparaître, ce qui a le don de redoubler les cris de son enfant.
— Chhhhh, lui souffle Sofia.
Elle tente de le bercer, de le chatouiller, mais rien n’y fait.
— Laisse, je vais le prendre, dit Ana en tendant ses bras dans sa direction.
— Ça ira, ne t’en fais pas, la coupe Sofia.
Le dit-elle pour son amie ou pour elle-même, Sofia ne le sait, et pourtant, l’enfant se calme. Elle rapproche son visage de lui, caresse ses doigts minuscules, lui dit que sa mère reviendra bientôt.
De l’autre côté de la table, Baptiste ne perd rien de la scène. Il la laisse faire, n’ajoute rien mais se réjouit de cette vue. Ana, elle, la fixe d’un air circonspect. Elle se demande quand son amie va craquer, si elle va remettre l’enfant à la mère dès qu’elle aura reposé son séant sur le canapé.
— Tu vois, on y arrive finalement, chuchote-t-elle au bébé.
Ça y est, je suis frapa-dingue. Je parle à un bébé qui ne comprend rien.
Après tout, ce n’est pas si mal, de s’occuper d’un enfant quand les parents ne sont pas là.
Quand la mère revient des toilettes, elle se rue sur sa fille et s’empresse de demander si tout s’est bien passé.
— Rien à déplorer, élude Sofia.
Rien, si ce n’est elle. Elle qui a tenu un enfant sur ses genoux pendant quelques minutes. Elle qui n’en a pas fait tout un fromage. Elle qui l’a presque trouvée mignonne, avec ses grosses joues et son regard émerveillé.
Elle qui comprend que pour elle aussi, les lignes sont en train de changer.
Elle que Baptiste a regardée faire avec intérêt.
Elle qui, à partir d’aujourd’hui, va se reposer la question.
Pourquoi pas moi ?