Chapitre 14 : Celui qui aime

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous,
J'ai des doutes quant à ce chapitre, notamment à cause du rythme. Je me demande aussi si les émotions sont bien retranscrites... N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !

Le temple était plus imposant que dans son souvenir. Déchiré par le feu, meurtri dans sa pierre, il se dressait jusqu’au ciel et pesait de toute sa magnificence déchue sur Ojas.

Ojas avait toujours été grand. Il avait l’habitude de dépasser les autres d’une bonne tête ou deux, de voir loin au-dessus des foules. Mais face aux hautes portes qui s’ouvraient lentement, il avait l’impression d’être à nouveau un enfant. Et, comme un enfant, chaque détail prenait des allures de géant. En premier lieu, les cristaux sur la porte. Ces étranges pierres luisaient comme un chant de sirène. Même maintenant, alors qu’elles étaient encore couvertes d’une suie vieille d’un an, voilées par cette enduit noir et graisseux, elles parvenaient à briller et à le fasciner. Ojas en était troublé : leur éclat était froid et pourtant, il l’attirait comme une flamme. Une partie de lui était tenté de les nettoyer d’un frottement du pouce. Une autre se rappelait leur tranchant. Quoiqu’en vérité, c’était de sa faute : jamais il n’aurait dû aller tambouriner à la porte des dieux comme il l’avait fait, même pour supplier avec les autres. D’ailleurs, son sang ne lui avait apporté aucun bienfait. « Sans doute qu’ils étaient déjà partis, à ce moment-là, » et son estomac se noua. 

—Qu’est-ce qu’il fait ? chuchota un garde derrière lui.

Ojas sursauta. Il avait oublié les hommes placés devant le temple. Il leur avait parlé il y a une minute à peine, pourtant, et longtemps : même avec le sceau de Chidera, il leur avait fallu beaucoup d’arguments et une ou deux pièces d’argent pour se laisser convaincre de les laisser passer.

—J’sais pas, il bouge pas, il fixe les cailloux… Il m’ferait presque peur, lui répondit un autre.

Les mains du charpentier se tordirent sur la lanière de son sac. Inconsciemment, il rentra la tête dans les épaules. Il avait honte, soudainement, mais de quoi ? D’avoir été si facilement capturé par la magie des joyaux colorés ? Ou d’avoir été vu hésitant, incapable d’avancer ? Car c’était vrai : Ojas ne pouvait se décider à rentrer dans le temple. Un homme comme lui – ni prêtre, ni prophète, ni héros d’antan – n’avait rien à y faire. Et il avait beau avoir la chevalière autour de son cou, elle seule ne pouvait lui donner la force de passer les portes. Celles-ci étaient désormais grandes ouvertes, accueillant la lumière extérieure qui venait mourir dans les ombres du hall. Ojas n’était pas plus lâche qu’un autre – tout du moins il l’espérait. Cependant, il aurait préféré être n’importe où ailleurs.

Soudain, la silhouette encapuchonnée de Mirage le dépassa. Il le regarda, stupéfait, aller jusqu’aux premières marches avant de se tourner vers lui et de s’exclamer :

—Allez, Ojas. Qu’on en finisse ! 

Mirage non plus n’avait pas envie d’être là. Ojas l’avait compris dès qu’il l’avait salué, ce matin-là : sa mine renfrognée, ses réponses courtes et distantes, sa façon de traîner des pieds tout le long du chemin… Mirage n’était pas subtile dans sa frustration. Pas plus qu’il ne l’était dans son courage.

Ojas n’aurait pas su dire si Mirage avait peur ; lui-même était terrifié à l’idée d’offenser les dieux, et plus encore de découvrir ce qui se cachait dans le temple. En revanche, il savait que Mirage n’avait aucune envie d’être ici, si ce n’était pour accomplir la mission que Chidera leur avait donnée. À quoi pouvait-il penser, en s’élançant ainsi sans hésiter ? Une drôle d’émotion réchauffa la poitrine du jeune homme. Sa fine silhouette se dressait devant les portes, devant les gardes , devant lui. Il n’était pas impressionné par les lieux, ni par leur puissance passée. Un autre qu’Ojas aurait qualifié son attitude d’orgueilleuse ; le charpentier, lui, ne voyait que son étrange force. Mirage était plus petit que la plupart des Galatéens ; il n’avait pas de titre de noblesse ni un sou vaillant. Pourtant, il ne cédait jamais face aux choses ni aux gens. Rien n’avait jamais l’air de l’impressionner, et tout ce qui impressionnait Ojas devenait petit à côté de Mirage. Comme si le monde ne pouvait qu’abdiquer face à sa ténacité et se mettre à sa hauteur.

Les propos des gardes oubliés, Ojas se dépêcha de le suivre. Mirage se remit immédiatement en marche, et ils entrèrent dans le temple.

Depuis combien de temps le bâtiment n’avait-il pas servi ? Chidera avait mentionné les premières fouilles, vite abandonnées pour mieux se concentrer sur la fin des conflits entre prêtres et citoyens. Tout de même : Ojas avait du mal à comprendre où il se trouvait. De petites fenêtres, percées en haut des murs, trouaient l’obscurité d’un maigre éclairage qui permettait à Ojas de deviner, plutôt que voir, ce qui les entourait. C’était une alcôve d’où partaient deux couloirs, dont le plafond était soutenu par de gigantesques colonnes. Il croyait repérer des statues et des ornements aux murs, mais il n’aurait pas su dire ce qu’ils représentaient. Rien qu’un beau bâtiment, qui souffrait de l’abandon de ses habitants et des sévices des flammes et du temps. Non, ce n’était pas cela qui gênait Ojas. Il se sentait oppressé, comme si on l’espionnait. L’air était lourd d’humidité et d’encens, ce qui n’avait aucun sens ! Aucune cérémonie ne s’y était tenue depuis l’incendie. Le temple semblait avoir absorbé tous les rites et leur mystique dans sa roche même. Une tension cachée rampait dans l’air, prêt à craquer son tonnerre et à lancer ses éclairs. « Ce n’est que mon imagination, » tenta de se rassurer Ojas. Ses difficultés à respirer, elles, étaient en revanche bien réelles. Attirés par la lumière, ses yeux se levèrent vers les vitres bleutées, comme si elles détenaient une réponse, ou un remède. Ce n’est que quand la main de Mirage vint tirer sur sa manche qu’il sortit de sa transe :

—Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

—Je dis que tu transpires beaucoup. Il y a un problème ?

—Non, non, souffla Ojas en secouant la tête. C’est juste… Il déglutit, n’osant pas croiser son regard. C’est compliqué, pour moi.

Ojas n’était pas grand orateur. Quand bien même il l’aurait voulu, il n’aurait pas pu exprimer la peine que lui causait le blasphème qu’il commettait en pénétrant dans le temple, en cherchant ce que les dieux avaient si clairement décidé de ne pas leur révéler. Il ne pouvait pas non plus lui partager la douleur qu’il ressentait en voyant le domaine le plus sacré de l’île réduit à un si triste état. Son désespoir était muet ; il le faisait souffrir dans sa chair. Mirage fronça les sourcils. Apparemment, il ne comprenait pas, et Ojas ne pouvait pas le lui reprocher. Il se força à sourire et lui demanda :

—Et toi ? Tu te sens bien ?

—Moui. Ça empeste la poussière, les vieilles plantes et la fumée, mais ça va. Par contre, je n’ai pas aimé l’attitude de ces gardes. Ils se croient tout permis, tout parce qu’ils travaillent pour les… pour qui, déjà ?

—Les Serza, répondit aussitôt le charpentier, heureux de cette distraction. Je t’ai dit, il y a six grandes familles : les Volindra, dont Chidera est l’héritière…

—Qui dominent la cité avec leur or… compléta Mirage sur le même ton.

—Les Serza, qui sont leurs rivaux, parce qu’ils ont eux aussi des comptoirs à l’étranger et des banques… Les Bellusuk, qui sont originaires de l’Empire et qui font surtout commerce de tissus et jouent parfois les diplomates au nom de Galatéa. Il y a aussi les Fulmen, les Ruzdorn et les Qatiss qui, eux… Ojas hésita, mais termina sa phrase : Eh bien, ils avaient beaucoup de membres de leur famille dans le temple. Beaucoup d’apprentis-prêtres, d’émissaires. 

—Oui, oui, j’ai bien compris : Les Serza, les Volindra, les bla-bla-bla, se moqua Mirage en levant les yeux au ciel. Que des faux nobles, des marchands qui sont devenus riches et qui vivent comme des princes ! Rien de mal à ça, tu me diras, mais ça ne justifie qu’on nous parle ainsi.

—Les Serza se méfient de ce que prépare Chidera, expliqua Ojas tout en cherchant quelque chose dans son sac. 

—Parce qu’elle cherche les dieux ? J’imagine qu’il y en a que leur disparition arrange…

—Non ! s’écria Ojas. Galatéa et ses dieux sont inséparables ! C’est grâce à eux que nous pouvons vivre, c’est eux qui ont créé la cité ! Ils nous protègent… ajouta-t-il dans un murmure.

Ojas n’était pas idiot. Il n’était pas aussi intelligent que d’autres, comme Chidera, et il se doutait que tout le monde ne cherchait pas avec autant de détermination pourquoi le panthéon était parti. Mais il refusait de croire que certains Galatéens, peu importe leur statut, se satisfaisaient de la situation. Il ne voulait pas y penser, il ne pouvait y croire. Rien que de l’imaginer, son cœur se serrait.

Surpris par son soudain éclat de voix, Mirage avait esquissé un mouvement de recul. Puis, voyant la détresse qu’exsudait Ojas, il s’était redressé de toute sa petite taille, sans se départir entièrement de sa raideur. Ojas n’aurait pas dû réagir aussi vivement, et déjà il le regrettait. Il voyait la désapprobation coléreuse dans ses yeux d’onyx. Ses mains se firent encore plus maladroites, et il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour sortir le flambeau et le briquet que lui avait prêté Maïa. Il se força à ralentir pour ne pas trahir la nervosité grandissante qui lui engourdissait les doigts. Le jeune homme le dévisagea un moment avant de lâcher :

—Tu as vraiment la foi, pas vrai ?

La gorge nouée, Ojas acquiesça. Un peu de dédain transparut sur le visage de Mirage, mais il se contenta de claquer sa langue avant de se détourner. Sans ajouter quoi que ce soit, le charpentier alluma la torche. Il s’excuserait plus tard, quand Mirage se serait calmé et qu’ils seraient sortis du temple. Pour l’instant, ils avaient une mission à accomplir.

Ojas, flambeau en main, rattrapa Mirage en quelques enjambées. Les deux hommes marchaient silencieusement, passant devant des portes fermées qu’Ojas n’osait approcher. Soudain, il s’arrêta face à l’une d’entre elles, sur leur gauche. La fleur de Galatéa y était gravée, de la peinture dorée dans les rainures. Les plans du temple que lui avaient montrés la Volindra lui revinrent en mémoire.

—La salle des dévotions, souffla-t-il. 

Il effleura la poignée sans avoir la force de la tourner. L’émotion lui donnait le vertige. Tout à coup, la main de Mirage vint recouvrir la sienne. Il se tourna vers lui ; le jeune homme avait fait tomber son capuchon et le regardait à son tour. Le jugement avait disparu de ses yeux. 

Ensemble, ils entrèrent dans la pièce.

La salle des dévotions ressemblait en tout point aux descriptions qu’on lui en avait faites. Ronde, aux colonnes qui grimpaient plus de vingt mètres au-dessus d’eux, un autel dessinait un cercle parfait en son centre. Un puits de lumière y descendait doucement, remplissant la gigantesque vasque qui y trônait. Surtout, sur les murs étaient peints les cinq dieux de Galatéa. Bouche bée, Ojas vit tour à tour Perlez aux yeux de rubis et à la peau noire, Ashtar au sourire envoûtant, Heol et son visage d’enfant à l’expression si grave, Andon aux cheveux d’encre et au teint mat… Enfin, Maen. La vue du roi des dieux lui coupa le souffle. Mâchoire carrée, cheveux grisonnants aux tempes, la bouche dure mais pleine de sagesse. Les figures gigantesques de ses dieux le fixaient avec intensité. L’espace d’un instant, Ojas se demanda s’ils étaient vraiment partis. Comment expliquer l’émotion qui le submergeait, s’ils n’étaient pas là ? Il était saisi d’une joie sacrée à leur vue.

—Tes dieux ne font pas le ménage, remarqua Mirage en donnant un coup de pied dans un vase rempli de fleurs racornies.

Le pot de porcelaine se renversa sans se briser. De l’eau s’en écoula. Mirage garda les yeux fixés sur le désordre qu’il créait. Pour un peu, Ojas crut qu’il allait entreprendre de casser les autres vases disposés autour de l’autel. Toutefois, il avait raison : la beauté des lieux lui avait caché la saleté qui s’y était installée. Une épaisse couche de poussière s’était déposée sur chaque surface, et des cendres s’égrenaient de la grande vasque au pied de l’autel. Il y en avait d’autres, disposées en un cercle concentrique tout autour de la pièce, et là aussi de la poudre noire s’était répandue sur leurs piédestaux. L’enthousiasme d’Ojas en fut rafraîchi. 

Le temple était vide, et depuis longtemps. 

—Tu les pries tous ? demanda soudain son invité.

—Oui, dit Ojas sans détacher son regard des peintures.

—Même lui ? et Mirage pointa la figure d’Ashtar.

Ojas hocha la tête. Se rapprochant de lui, il expliqua :

—C’est le dieu de l’amour, des illusions et du hasard. On le fêtait avec le retour du printemps. Ashtar, murmura Ojas, le nom s’envolant de ses lèvres comme un oiseau, comme une colonne de fumée. Notre porte-bonheur. Il a amené les Galatéens sur la colline quand l’Empire nous a attaqués, il y a trois cent ans. Je sais que tu… as du mal à comprendre, dit tout à coup Ojas. Mais Galatéa a des raisons de faire confiance à ses dieux. Il y a forcément une raison pour leur départ. Ils ont accompli beaucoup de miracles pour nous. Tu savais que Maen a dessiné les plans de la cité lui-même ? Avec ses pouvoirs, les pierres se sont levées d’elles-mêmes pour obéir à ses ordres.

Là encore, Mirage resta silencieux, mais Ojas se réjouissait de voir son air méprisant d’un peu plus tôt complètement disparu. Il lui serra l’épaule :

—Allez, viens. Nous ne trouverons rien ici. Chidera m’a conseillé d’aller dans le bureau du grand prêtre. C’est à l’étage.

—On ne peut pas aller directement dans les quartiers des dieux ? geignit Mirage en le suivant hors de la salle des dévotions. Les soldats ont dû fouiller les autres endroits de fond en comble…

—Chidera avait l’air plutôt convaincu du contraire, grimaça le charpentier. Et puis ils n’ont pas trouvé ce qu’elle cherchait : quelque chose pour l’aider à traduire le journal du grand prêtre.

Mirage trébucha sur la première marche du grand escalier qui les menait au deuxième étage. Il se rattrapa de justesse à la rambarde.

—Comment ça ? 

—Apparemment, Iasonas écrivait en code. Pas sur les documents officiels, juste dans son journal de bord. Chidera pensa qu’il en savait plus qu’il n’en a dit. Donc, si elle trouve d’autres feuilles avec la même langue, elle pourra peut-être comprendre ce qu’il racontait.

—Parce que tu crois que tes dieux confiaient leurs petits secrets à leur valet ? se moqua Mirage dont le front s’assombrissait de minute en minute. 

—Le grand prêtre transmettait leurs intentions au peuple, le corrigea Ojas. Il ignora le rire sec de son invité et poursuivit : Je pense – et Chidera aussi – qu’il a sans doute vu des signes avant-coureurs de leur départ. C’était l’homme le plus proche des dieux. Il devait savoir quelque chose. Peut-être même qu’il avait deviné où ils se rendaient.

Mirage pinça ses lèvres en un rictus acide, mais se garda de tout commentaire. Ojas fit une prière silencieuse pour qu’ils trouvent rapidement ce qu’ils cherchaient : il sentait l’orage arriver.

Le bureau du grand prêtre se trouvait au milieu du couloir concentrique. Contrairement au rez-de-chaussée, qui occupait tout l’espace possible, l’étage se contentait de suivre le cercle intérieur qu’avait tracé le dôme. Le temple avait beau avoir été dépossédé de nombre de ses richesses, le bureau de Iasonas contenait sa part de merveilles : ce n’était que tentures bleutées, meubles en acajou et en chêne où étaient incrustés les décorations les plus délicates et les pierreries les plus rares, et des étagères sur lesquelles avaient dû reposer nombre de livres et de documents. Aujourd’hui, ils avaient tous disparus. Sans doute que les Volindra en avaient récupéré une partie. Les Qatiss avaient dû prendre le reste. Ojas fit courir son doigt sur le dos d’un siège particulièrement réussi.

—C’est du travail de Ludu, remarqua-t-il en se penchant pour mieux observer les pieds courbés comme des manches de violon. Et de la bonne qualité. Regarde-moi cette finition ! 

—Fascinant. Comment on fait pour chercher, alors ? demanda Mirage en désignant la vaste pièce de la main. Ses yeux évaluèrent la pièce un instant, puis il dit : Je vais regarder le bureau. Toi, tu peux vérifier la bibliothèque.

Ojas obéit. Il alla vers le fond de la pièce et entreprit d’examiner les panneaux de bois. Peut-être y avait-il une trappe cachée, un passage secret ? Il se serait contenté d’un morceau de parchemin oublié sous les toiles d’araignée.

Il en était à scruter le dessous des armoires, la joue collée au sol et les yeux plissés de concentration, quand Mirage dit :

—Un truc comme ça, ça irait ?

Ojas se releva si vite qu’il se cogna le front contre une étagère. Grimaçant, il se dépêcha de rejoindre le jeune homme et d’examiner sa trouvaille : c’était un amas de feuilles griffonnées, enroulées ensemble et retenue par un lacet de cuir. Il y avait dessus des mots en langue commune, et d’autres qui ressemblaient à ce mystérieux code que Chidera lui avait montré.

—Bon sang, Mirage ! s’exclama-t-il en se tournant vers lui. C’est parfait ! C’est exactement ce dont on avait besoin ! Où est-ce que tu l’as déniché ?

—Il y avait un double fond à l’un des tiroirs, dit Mirage négligemment. Les gardes avaient dû mal fouiller.

Le cœur d’Ojas battait la chamade. Il savait lire, bien qu’il ne lise pas grand-chose d’autres que des commandes et des plans de chantier, et ce qu’il apercevait lui donnait bon espoir d’avancer dans leur mission.

—Tu crois vraiment que Chidera saura déchiffrer le journal ? demanda alors Mirage à voix basse.

—S’il y a une personne sur cette île qui le peut, c’est elle.

Ils firent leur chemin hors du bureau et descendirent le grand escalier. L’enthousiasme d’Ojas retombait petit à petit, en repensant à la manière dont leur fouille s’était déroulée. Sans Mirage, il n’aurait sans doute jamais trouvé le carnet. « Chidera aurait pu l’envoyer seul ici, » pensa-t-il malgré lui. « Et si je les ralentissais ? Ils se débrouilleraient peut-être mieux sans moi. » Ah, si seulement Ojas était plus observateur, ou plus malin ! Chidera avait besoin de quelqu’un d’intelligent comme Mirage, pas quelqu’un comme… Mais où était passé Mirage ? 

Ojas tourna la tête pour voir la petite silhouette du jeune homme s’avancer dans le couloir opposé. Il dut courir pour le rattraper.

—Qu’est-ce que tu fais ?

—J’admire la décoration, murmura Mirage sans se retourner. 

En effet, le couloir était plein à craquer de statues diverses et variées, chacune représentant un des cinq dieux dans diverses positions et tenues. C’était du travail d’artiste, chacun marquant les styles des siècles passés. Ojas aurait aimé en avoir de pareilles dans son atelier. Soudain, Mirage dit tout-à-trac :

—Les statues ne rient pas. Elles ont toujours cette expression grave, presque absente. C’est comme ça que je sais qu’elles ne sont pas vivantes : il n’y a rien derrière ces masques, et Ojas troublé le suivit des yeux, d’icône en icône.

Il avait pour chacune une remarque, détaillait ses impressions à la manière d’un mécène plus que d’un peintre. Et à chaque mot, Ojas se sentait devenir plus lointain, peiné, jusqu’à ce qu’il s’efface complètement. Mirage souriait de ce beau sourire qui l’effrayait, se promenant entre les dieux de marbre et de bois peint, leur prenant la main et caressant leurs épaules, et Ojas sut qu’ils devaient partir sur-le-champ. Mais à peine eut-il pensé cela que Mirage se glissait devant une statue d’Ashtar. C’en était une à taille réelle, toute en marbre blanc, sur un piédestal. Mirage grimpa avec aisance sur le socle et vint enrouler ses bras autour du cou de la statue.

—Tu sais, je ne comprendrai jamais l’obsession de certains pour les statues. Pourquoi aimer la copie de quelque chose ? Est-ce que ce ne serait pas mieux d’avoir une vraie personne ? Ou est-ce que ça fait partie du jeu, d’avoir une image incapable de désobéir ?

—Ce serait difficile d’avoir les dieux pour soi… répondit Ojas, un peu perdu.

—Oh, tu te trompes, dit Mirage en resserrant son étreinte autour du dieu de marbre. Il y en a qui savent exactement comment faire pour garder les dieux dans leurs bras.

Il lui ressemblait ainsi, face à face, son corps collé à celui de l’œuvre. Ils partageaient la forme des paupières, l’arrondi du menton, la fine silhouette. On aurait dit deux amants, l’un de chair et l’un de pierre, tous deux d’une beauté irréelle. Mirage lova sa tête dans le creux de la nuque d’Ashtar, effleura la joue blanche de ses lèvres rouges. Ses yeux, eux, fixaient Ojas. Le charpentier déglutit. Il commençait à avoir chaud. 

—Mais toi, Ojas, tu es différent, dit tout à coup Mirage en s’écartant de la statue. Tu es à la recherche des vrais dieux, et dans sa bouche, le mot « vrai » sonnait comme une moquerie. Et c’est là que je me demande : à quoi bon ? 

Ojas cligna des yeux, de plus en plus dérouté. Il parvint tout de fois à répondre :

—Parce que nous avons besoin d’eux. Ils nous ont sauvés, je te l’ai dit, et puis…

—Tu ne les as jamais vus ! le coupa violemment Mirage. Qu’est-ce que tes dieux ont fait pour toi, hein ? À part vous laisser crever de faim et foutre le feu à votre île ? Tu crois vraiment qu’ils t’aimaient ? siffla Mirage, sa main glissant le long du bras de la statue. Ils se sont servis de toi, et de tous les autres, et les prêtres se sont servis d’eux pour mieux vous asservir. La bonté divine n’existe pas ! Pas plus que la bonté humaine ! Mais ça, tu es trop bête pour le voir. Même après que le grand prêtre se soit enfui sans jamais vous dire la vérité – où étaient les dieux qu’il servait quand il est mort, d’ailleurs ? – même après que Galatéa ait failli être réduite en cendres, même là, tu continues de croire en eux ?

Chaque mot était une gifle. Ojas murmura :

—Mirage… !

—Quand on aime quelqu’un, on les aide, martela le jeune homme. La lumière de ses yeux noirs sembla vaciller et, l’espace d’un instant, Ojas les crut dorés. Mais l’impression disparut et Mirage continuait de lâcher son fiel : Quand on aime quelqu’un, on ne part pas ! S’ils vous avaient vraiment aimés, ils ne seraient pas partis ! hurla-t-il.

Et à ces mots, la colère qui grandissait dans le cœur d’Ojas disparut. Comme si ce dernier cri avait été un souffle sur la flamme d’une bougie. Ojas était blessé, oui ; mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir l’extrême détresse que chaque insulte de Mirage recelait. Ses cheveux noirs en bataille lui tombaient sur les yeux, mais le jeune homme était trop concentré sur Ojas pour les repousser. Ses poings fermés tremblaient ; tout son corps n’était que rage et tension, chaque muscle bandé, prêt à l’attaque.

Ojas écarta les bras, mains ouvertes. Il secoua la tête. Quand Mirage comprit qu’il n’avait aucune intention de se battre, sa colère redoubla. Mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, Ojas dit :

—J’allumerai un feu pour Ashtar.

—Quoi ? dit bêtement Mirage, désarçonné. 

—Les dieux sont partis, dit le charpentier. Pour qu’ils reviennent, je leur ferai savoir que nous les attendons. Je ferai un sacrifice à Ashtar ! C’est le dieu de l’amour. Si je le prie, il comprendra !

En vérité, c’était une excellente idée, et il se demanda pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Maintenant qu’il avait accès au temple, il pourrait même utiliser une des grandes vasques ! Ashtar en serait honoré et répondrait à sa demande, pour sûr. Mirage, lui, était bouche bée de stupeur. Peut-être trouvait-il son raisonnement trop simpliste. Pourtant Ojas persistait à croire que ça valait la peine d’essayer.

—Tes dieux t’abandonnent, répéta Mirage, et tu les aimes encore ?

Et Ojas acquiesça. Il croyait, et sa foi lui donnait l’espérance. Mirage dut le sentir, car toute sa rage et sa superbe s’envolèrent. Il se tut un moment, comme si les mots du charpentier faisaient leur chemin dans son esprit. Finalement, il déclara d’une voix étranglée :

 —Tu es un idiot, Ojas, fils de Metello. Ton amour ne te sera jamais rendu.

Ojas avait bien des choses à répondre à une déclaration si catégorique, mais il haussa les épaules et dit avec un petit sourire navré :

—On verra bien.

Ojas attendit qu’il le rejoigne. Mirage revenait en effet vers lui, bien qu’à pas lents, tout en le scrutant avec une intensité qu’il n’avait jamais vu chez le jeune homme. Le feu de son regard cachait presque son air d’incompréhension la plus totale. Étrangement, Ojas n’en sourit que plus largement. « Au moins, il n’est plus en colère, » pensa-t-il, et passant devant lui, il lança :

—On reviendra une prochaine fois. Déjà, allons donner ceci à Chidera.

Mirage regarda le rouleau de feuilles qu’il agitait, son air perdu se métamorphosant petit à petit, jusqu’à ce que toute émotion disparaisse de son visage.

—Oui, fit Mirage en se dirigeant vers les grandes portes du temple. Partons.

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Raza
Posté le 20/07/2025
Oh non ! Ojas, tu peux trouver mieux que lui ! Ne succombe pas à son assurance et son charme de beau gosse ténébreux ! Parce que , justement, il est ténébreux !
Je trouve que Mirage et Ojas se comportent peut être un peu trop puérilement dans ce passage. Sont ils des ados / étudiants ? J'avoue que je ne me rappelle plus de l'âge des deux (bon mirage on ne sait pas mais j'aurais dit le même que Ojas, et Ojas est représentant donc au moins 30 ans quand même. Par contre, je trouve très bien le rapport d'Ojas au temple, ça rend très bien je pense. Ils trouvent peut être un peu vite le code, mais ils savent ce qu'ils cherchent donc why not. :)
Pour le rythme, je dirais que lenpassage entre les 2 parties m'a paru abrupt, un peu comme si, ils ont trouvé et hop, ils.partent sans rien de plus. Il me manque une transition je crois ?
Ahlala, Mirage, il sait ou il sait pas ? J'ai quand même l'impression ici qu'il a tous ses souvenirs et qu'il nous embobine le petit !
À bientôt !
Bleiz
Posté le 21/07/2025
Wouah, Raza anti-Mirage et sa ténébreuse attitude ! Voyons, il ne faut pas dire ça, peut-être qu'il a un bon fond... bien au fond...
Merci pour toutes tes remarques, à chaque fois tu soulèves des points que je n'ai pas vus. Mirage a environ la vingtaine, Ojas presque trente ans.
Il y a effectivement une rupture de rythme dans ce chapitre... Raaah, vous êtes tous trop bons dans les commentaires, j'ai plein d'idées pour réécrire ce chapitre maintenant !!

Merci encore et à bientôt :)
Edouard PArle
Posté le 18/07/2025
Coucou Bleiz !
Un chapitre très intéressant. J'ai trouvé que la première partie manquait de rythme, beaucoup acée description et lore avec un peu de dialogue mais il m'a manqué à la fois de la tension et un but. Qu'est-ce qu'ils espèrent trouver ? Peut-être l'axer davantage enquête/ exploration rythmerait plus.
Ensuite le dialogue puis la dispute entre les 2 personnages sont intéressants. Peut-être que ça pourrait être plus progressif du côté Mirage, peut-être avec une remarque d'Ojas qui met le feu au poudre. Par contre la résolution est top, on comprend carrément que la réaction d'Ojas le desarconne complètement. Très cool de jouer à fond le côté croyant, ça le rend très crédible. Curieux de voir si ce rapport à la foi va connaître ses difficultés et doutes avec la suite de leur quête.
Le petage de plomb de Mirage était très chouette, riche en indices. Sa positipn avec la statue, son rapport avec certains dieux, ça commence à dessiner quelque chose même si je ne sais pas encore exactement quoi. Un lien avec la légende des amants me paraît émerger.
Très curieux de voir ce que va nous apprendre ce fameux document...
Mes remarques :
"Mirage n’était pas subtile" -> subtil
"Les Bellusuk, qui sont originaires de l’Empire et qui font surtout commerce de tissus et jouent parfois les diplomates au nom de Galatéa" je trouve que ce passage fait très exposition vu que l'info est pas reexploitée dans leur échange. Peut-être que Mirage peut couper Ojas plus vite ?
"Il ne voulait pas y penser, il ne pouvait y croire." Je trouve que tu peux couper cette phrase, qui répète un peu la même idée que la précédente à mon sens
"Tes dieux ne font pas le ménage" passage marrant après toute l'emphase d'Ojas
"avait caché la saleté qui s’y était installée." Couper après saleté ?
"L’enthousiasme d’Ojas en fut rafraîchi" le choix de verbe m'a un peu surpris même si c'est clair
"Chidera avait l’air plutôt convaincu" -> convaincue
"Mais ça, tu es trop bête pour le voir." La colère est crédible (quoique elle pourrait encore être plus progressive) mais l'insulte m'a surpris, Mirage ne découvre pas le caractère d'Ojas
"Quand on aime quelqu’un, on les aide" choisir pluriel ou singulier
Un plaisir,
À bientôt !
Bleiz
Posté le 18/07/2025
Salut Edouard,

Tu as mis le doigt sur les deux éléments qui me gênent dans ce chapitre : le rythme du début et l'explosion de la fin. J'ai assez hâte d'être à la réécriture pour ce chapitre, pour le coup !
Le rapport à la foi est un gros thème de l'histoire et pour sûr, celle d'Ojas va morfler par moments x)
Le passage "exposition" est en effet écrit dans ce but, je me demande s'il ne serait pas mieux dans les premiers chapitres.
Merci aussi pour toutes les fautes ! Je vais aller corrige ça :)

À bientôt !
Edouard PArle
Posté le 18/07/2025
Hâte de lire ta réécriture !
Ouep, je me doute que le pauvre va en voir des belles^^
Maëlys
Posté le 02/07/2025
Coucou ! trop contente que tu aies posté ce chapitre assez rapidement, j'avais hâte de lire la suite !

-J'aime beaucoup la description du début mais j'ai noté que tu parlais de grandeur ("chaque détail prenait des allures de géant") et après tu enchaînes sur les cristaux ce qui m'a perturbé, je pense qu'il faut soit expliciter le fait qu'ils sont grands, soit ne pas parler de grandeur mais de magnifique (je sais pas si ça fait sens et je chipote beaucoup trop désolée)

-Mignon l'émerveillement d'Ojas comparé à la blasitude (mot inventé par moi) des gardes.

-"accueillant la lumière extèrieure qui venait mourir dans les ombres du hall" : très belle image !

-"une drôle d'émotion réchauffa la poitrine du jeune homme" : this is LOVE

-"comme si le monde ne pouvait qu'abdiquer face à sa ténacité et se mettre à sa hauteur" : j'adore cette phrase

-toujours assez mystérieux cette histoire de temple abandonné, de prêtres... hâte d'en savoir plus.

-bien que tu fasses un petit récap des grandes familles et il se fond bien dans le récit !

- vraiment, je ne le dirais jamais assez mais j'aime toujours autant tes descriptions, n'arrête jamais.

-"fascinant. comment on fait pour chercher alors ?" encore une fois, la blasitude de mirage me fait rire, j'imagine hyper bien son ton de voix.

-Il me fait de la peine Ojas, à se dévaloriser comme ça même si étant donné les aptitudes de Mirage on peut le comprendre.

-Alalah, mirage et sa drague...inarrêtable. il y a vraiment beaucoup de tension dans cette scène, et elle confirme potentiellement mon hypothèse d'il y a quelques chapitres : Mirage serait un dieu, en l'occurence Ashtar ? quoique...en fait sa colère est intrigante vu le détachement dont il faisait preuve jusque là, un peu bizarre tout ça....

"—Quoi ? dit bêtement Mirage désarçonné." : ajouter une virgule avant désarçonné

-"—On verra bien." je commence à vraiment aimer la direction que prend leur relation, et le caractère d'Ojas s'affirme plus, ce qui n'est pas pour me déplaire. Sa foi est vraiment assez admirable !

A très vite !
Bleiz
Posté le 03/07/2025
Salut Maëlys,

Bien vu pour le lien grandeur-cristaux, je pense que je vais reformuler le début pour mieux faire le lien et glisser un nouveau bout d'information du coup :)

Très chouette ce concept de blasitude, je le mets dans ma sacoche magique
Le récapitulatif sur les grandes familles a été écrit en partie parce que tu me disais que tu t'y perdais x) Contente que ça paraisse naturel, et en espérant que ça aide les lecteurs !
Les descriptions, ma passion <3 Contente qu'elles ne lassent pas trop à la lecture !
Mirage et sa drague, son arme préférée x) Quant à ton hypothèse... bien sûr, je ne peux rien dire, mais sache que j'aime beaucoup te voir te questionner là-dessus ! Ça veut dire que mon brouillage de pistes fonctionne !

Est-ce que, pour l'instant, le mystère sur le temple et les prêtres ne te dérange pas trop ? Pour garder l'intrigue je suis obligée de ne pas le divulguer entièrement, mais est-ce qu'à ce stade certaines infos manquent selon toi ?

Encore merci pour ton commentaire, et à bientôt !
Maëlys
Posté le 03/07/2025
Non moi je trouve que c'est bien de garder le mystère il y a déjà plein d'informations jusqu'ici donc on est pas en "manque". Je pense que tu peux l'expliciter plus tard (même si j'ai envie de savoir en vrai ah ah)
Bleiz
Posté le 04/07/2025
Cool merci ! Dans ce cas le mystère va rester encore un peu x)
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