Chapitre 14 : Et tout bascula...

Et tout bascula...

(Sonia, l'homme)

 

 

 

   Par-delà la barrière, l’homme à la ceinture de cuir. Décidée, Sonia entreprit de le rejoindre pour lui dire « stop ». Stop à son emprise, à sa violence, stop à la mort. Elle se disait qu’il y en avait peut-être d’autres. Une sorte de collectionneur des chairs. D’autres femmes pour l’oublier elle ou juste une autre qui prendrait sa place et qui serait, un jour, relayée au statut de souvenir tout comme elle l’espérait pour elle-même.

   Elle se sentait irrémissiblement prête à abandonner ce bourreau. Jusqu’à ce qu’elle se présente devant lui, la balance penchait du côté de sa détermination. Elle le considéra, chargée d’amertume. Sous sa peau, ses veines palpitaient à en faire trembler son chemisier. Le moment était venu! Pourtant, le visage du sadique changea la donne et tout reprit sa place.

   Décontenancée par l’iris froid de l’homme à la ceinture de cuir, elle ressentit qu’en ce monde les choses n’étaient ni bonnes ni mauvaises, que ce qui les définissait était ce qu’on en faisait. En proie à une nouvelle perdition, Sonia se tut.  Elle n’avait plus aucune notion de l’origine de sa soudaine léthargie.

   Et là voilà qui, malgré elle, se sentait à nouveau prête à recueillir les ordres de son maître, à rester sa petite friandise. D’un geste de la tête, il lui imposa de le suivre. Sonia s’exécuta en fidèle petite chienne soumise.

   Marchant à un pas derrière lui, se traînant comme s’il l’agrippait d’un bras invisible, sa volonté semblait l’avoir désertée.

   Au fil des mètres parcourus, elle tentait de retricoter ses pensées. Qui était cet homme ou plutôt ce monstre ? Lui donnerait-il son nom ? Lui sourirait-il pour la première fois ? Aurait-il une parole suffisamment douce pour supporter ses mains ? La trouvait-il belle ? Avait-il du désir pour elle ou n’était-elle qu’un corps d’occasion ? Une voiture déclassée qu’on trouve dans une décharge et qu’on utilise pour quelques pièces détachées ou pour calmer sa colère en la fracassant à coups de batte.

   Connaissait-il quelque chose des femmes ? Savait-il que certaines d’entre elles ont besoin de se sentir belles ? Désirées parce qu’intelligentes, charmantes, certes, et toute une série de qualités importantes sur lesquelles on préfère étendre l’amour de l’autre comme on installe un drap soyeux, propre, qui sent délicieusement bon sur un lit avant d’y faire l’amour et d’y dormir.

   Mais ce qui ne s’avoue pas toujours c’est qu’une femme a besoin d’être belle aux yeux de son amant comme si c’était une condition… Et tant que cette phrase si précieuse ne sera pas prononcée aussi souvent qu’il le faut, elle doutera pathétiquement de sa capacité à être suffisante.

   Une phrase, un sacrement, telle un but crucial à atteindre: tu es belle. « Tu es belle », aussi fort que « Je t’aime », porte en son sein tout l’amour qu’on lui voue.

   « Tu es belle » pour dire que celle qu’elle est dans sa lumière et ses zones d’ombres, à travers ses forces et ses failles, sa douceur et sa hargne, ses doutes et ses certitudes, son besoin d’être libre et de librement appartenir à l’autre, sa peau avec ses cicatrices, ses vergetures, ses rides, son corps trop grand, trop petit, trop gros, trop mince, trop ou pas assez, à choisir vu que l’un ne va pas sans l’autre ; tout ce qui fait qu’elle est cette femme qui se tient devant cet autre qui l’a choisie pour la couvrir de son odeur, est aimée pour tout cela et avec tout cela.

   Une femme à 15 ou 75 ans veut être belle…

   Ils traversaient les rues sans être vus. La foule bourdonnait à voix basse et frôlait leurs silhouettes accrochées aux murs de la ville par le soleil. Des ombres anonymes se mêlant aux autres. Deux âmes à la dérive indécelables depuis toujours. Sonia se laissait emmener par l’inconnu vers ce qu’elle connaissait.

   Il y a souvent quelque chose de rassurant dans les habitudes. Peu importe leur nature. Sonia laissait son esprit se balader pour accélérer le temps.

   Ce soir, elle rentrerait chez elle, comme d’habitude. Elle panserait les plaies, une fois de plus, et retournerait à ses rituels sans ne rien laisser paraître.

   Il y a des gens comme ça, à côté desquels on vit et dont on ne voit que le sourire. Des demi-connus qu’on croise le matin, retrouve pour le repas, avec qui on partage une émission tv dans une timbale de commentaires enthousiasmés et qui montent se coucher avec soulagement pour évacuer leur trop plein de vide en retirant le masque.

   Elle visionnerait une série, une main dans son sac de bonbons, l’autre pianotant sur son smartphone et ne serait vraiment présente pour aucune de ses actions car elle ne penserait qu’à lui.

   La veille, motivée par le désir de passer à autre chose, elle avait consulté un site de rencontres. Elle était curieuse. Ses 16 ans n’avaient pas été un frein, il suffisait d’indiquer une date de naissance fictive. On ne vérifie pas.

   Délivrée de sa naïveté, elle savait qu’une nouvelle histoire ne changerait rien à la précédente. Elle saignerait pour toujours et rien n’effacerait cela, même l’éternité. Elle avait fait défiler les pages pour moins penser, partir ailleurs. Faire mourir les heures jusqu’à ce que la nuit vienne, jusqu’à ce que la nuit passe, jusqu’à ce que le soleil se lève pour fermer les tentures et dormir. Dire non à la lumière.

   Elle s’était arrêtée sur plusieurs profils.

   C’est dingue ce que des gars de plus de 40 ans peuvent débiter comme conneries, s’était-elle dit. Des photos dignes d’une séance de mannequinat, des cases bien remplies témoignant d’une existence très attrayante. Voyez mes photos de vacances partout dans le monde, mes splendides sculptures, mes merveilleuses peintures etc. Je suis très éclectique et j’ai un tas d’activités. Mon métier est tellement épanouissant. Je suis intéressant n’est-ce pas ? Regardez comme je contrôle bien ma vie par la multiplication des tâches afin de ne pas passer une minute avec moi-même. Et ça c’est pour ceux qui ne mentent pas sur ce qu’ils font réellement.

   Sonia s’était autorisée à engager quelques conversations. Elle voulait tenter de comprendre ce que des hommes autant occupés et comblés faisaient là. Lors de ces longs dialogues, elle avait appris qu’ils n’étaient pas vraiment heureux. Ils disaient avoir un manque. Elle se demandait pourquoi fallait-il continuellement penser au manque de quelque chose.

   Et si ce manque n’était autre que le symptôme d’un trop ? Trop d’informations, de désinformations, trop de pression, de pensées, de stimulations, trop de projets, trop de sites de rencontres avec son lot de photos encadrées. Il ne faudrait plus que la petite notation « à vendre », ou plutôt « à essayer ».

   On teste et c’est pas parfait. On passe à une autre « image » au propre comme au figuré. Les gens sont devenus des espèces de démos, à utilisation limitée donc, dans une ère de consommation à hauts risques. Une ère d’hyper-consommation de la nourriture, des jeux, de la tv, du sexe… à en pervertir les choses les plus saines. 

   On connait l’adage: « L’excès nuit en tout ». Un monde de performer où presque personne ne trouve sa place et s’expose à une rupture d’anévrisme de l’âme.

   En les lisant, elle s’était rendu compte qu’on devient égoïste avec l’âge. On a trop donné, trop attendu. On s’est trop oublié pour ne pas être oublié de l’autre.  On est épuisé de tout ça. Alors, on décide de se focaliser sur soi mais parfois trop. Et c’est ainsi que cet autre qui avait été romantiquement considéré comme notre « tendre moitié » devient une cerise sur un gâteau…

   La petite cerise confite toute dégueulasse.

   Sonia avait passé de nombreuses heures à arpenter les chemins de la virtualité. Elle s’était changé les idées. Une façon comme une autre de se libérer un peu de ses obsessions ou d’en trouver d’autres. Elle y retournerait peut-être encore pour le plaisir d’en rire.

   Dès lors qu’elle reprit ses esprits, Sonia fléchit les jambes dans un tressaillement. Ce lieu était nouveau. Une grotte. Ils s’y enfoncèrent jusqu’à la pénombre. Ses tempes se mirent à bondir intensément. Pour vivre, elle se devait de mettre un terme à ce jeu, tout de suite. Recouvrant la force de ses intentions, elle lui lança: « Je ne veux plus, c’est fini » ! Leurs yeux se défièrent.

   Taiseux, l’homme à la ceinture de cuir se jeta sur elle et la frappa au visage. Une fois, deux fois, pour aller cogner sur ses seins, son ventre, sa tête, partout, rien n’était épargné. Sonia s’effondra sur le sol et il la viola. Ce fut bref pour lui, interminable pour elle. Il ôta sa ceinture et l’abattit avec une véhémence sans pareil.

   Confusément, Sonia voulu implorer la pitié de son regard indolent mais il valait mieux se taire. Plus elle se tairait, plus les mots auraient de poids dès qu’ils sortiraient. Seulement, de mots, elle n’en prononça aucun.

   Dans les bas-fonds de sa turpitude, elle se creusait un trou sans fin. Elle y déposait ses souhaits perdus, ses envies cachées, ses cris étranglés. L’homme alternait ceinture et poings. Chaque pause entre les coups procurait à Sonia un soulagement qui ne lui laissait pas présager s’il menait vers la vie ou vers la mort.

   Mais pourquoi l’avait-elle suivi? Parce qu’elle avait peur. Elle marchait en digne funambule au-dessus de cette peur. Perdre l’équilibre serait mortel. La peur est un monstre souterrain qui gronde sans répit, nous poursuit et parvient à nous dévorer parce qu’on lui tourne le dos.

   Il l’avait amenée à lui dans un piège sans autre préméditation que de poursuivre leurs séances habituelles. Attirée comme un aimant-aimant est la proie par son prédateur. Tout concourait vers ce sentiment d’exister avec toutes les émotions que cela implique dans leurs moindres ramifications.

   Peu importe la manière dont on se sent vivre. Pour Sonia, c’était avoir une valeur pour quelqu’un même si cela se réduisait à rester les jambes ouvertes pour qu’une bête vous assassine… sans larmes, pour ne rien laisser paraître.

   L’homme déposa sa ceinture auprès du corps sans vie de Sonia. La ceinture en cuir de sa mère, qu’il pouvait enfin abandonner.

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Etienne Ycart
Posté le 12/03/2022
je sais qui est le monstre à la ceinture
je ne le dirais pas
tu nous a demandé de ne pas spoiler
mais à parcourir
les commentaires des autres
eux aussi ont compris
Ella Palace
Posté le 12/03/2022
J'ai fait en sorte qu'on comprenne, en effet. Ah ah
Oriane
Posté le 28/12/2021
On peut dire que tu as le chic pour éteindre la lumière toi (cf mon com du chapitre précédent) ! Je ne sais pas pourquoi, mais je m'y attendais un peu. Enfin, pas tout à fait à cette fin-là, j'avais peut-être encore un peu d'espoir.
Je suis "contente" de voir que je ne m'étais pas trompé sur l'identité de l'homme à la ceinture. J'attends donc de voir ce qu'il va se passer pour lui par la suite et comment tout cela va influencer Camille.
Ella Palace
Posté le 04/01/2022
Cette histoire est assez sombre, il ne pouvait en être autrement. Ce chapitre est très important car il définit la suite.
Merci pour ta lecture!!!

Edouard PArle
Posté le 05/09/2021
Hey !
Très triste ce chapitre, tu nous mène très bien où tu veux qu'on aille.
J'ai trouvé que c'était un des mieux écrits depuis le début, ce qui n'est pas rien.
Quelques remarques
"de cuir. Décidée," C'est juste une suggestion, remettre à la ligne après "cuir" pour faire résonner la phrase.
"se trainant comme s’il" -> traînant
A bientôt !
Ella Palace
Posté le 05/09/2021
Bonsoir Edouard,

merci merci pour ce joli commentaire!!!
Puisse la suite ne pas te décevoir et continuer de te surprendre.

A tout bientôt!
Hortense
Posté le 03/08/2021
Bonjour Ella,

J'aurais aimé une autre fin, moins sombre mais elle n'aurait pas eu le même poids. Sonia et son prédateur sont des êtres extrêmes et probablement qu'il ne pouvait en aller autrement. C'est cruellement triste. La mort semble, dans cette relation, l'ultime délivrance. La mort de l'un entraînera-t-elle la mort de l'autre ? A ce stade, on l'espèrerait presque tant le tortionnaire est abominable. Mais dans les méandres de Daedalus, les choses ne sont pas aussi simples que ce qu'elles paraissent être.
Tu sais maintenir le suspense. Si j'ai découvert quelques liens, je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises.


Quelques remarques, suggestions et interrogations :

- "Une sorte de collectionneur des chairs." je placerais cette phrase en fin de paragraphe, en guise de conclusion.
-"la balance penchait du côté de sa détermination.": la balance penchait "encore" ?

-"Qui était cet homme ou plutôt ce monstre ?" jusqu'à :"Une femme à 15 ou 75 ans veut être belle…" Si tu replaces ces paragraphes tout de suite après le premier, je trouve que c'est plus cohérent. On reste dans les pensées de Sonia. Elle parle de l'homme, s'interroge sur lui avant de dévier sur une analyse plus générale.
du coup tu pourrais supprimer : "Au fil des mètres parcourus, elle tentait de retricoter ses pensées." car c'est implicite.

-Sonia laissait son esprit se balader pour aller plus vite : pour aller plus vite me gêne un peu. Peut-être le reformuler pour ce soit plus clair (même si par la suite on comprends)
- "Une façon comme une autre de se libérer un peu de ses obsessions" ou de les retrouver encore ?
- Languissamment : Confusément, d'un regard pressant ?
- Elle y déposerait : elle y déposait ?
- "sans préméditation" ou avec. Il avait choisi le lieu, le moment...
- "Attirée comme un aimant-aimant, est la proie par son prédateur". je ne mettrais pas de virgule, c'est mieux compréhensible. Joli jeu de mots aimant/aimant.
- "si cela se réduisait à rester les jambes ouvertes tandis qu’une bête vous assassine…" : les jambes ouvertes, assassinée par une bête ? ou tandis qu'une bête vous assassinait...

A très bientôt
Ella Palace
Posté le 03/08/2021
Bonjour Hortense,

nous voilà approcher tout doucement du dénouement final... encore 6 chapitres et un épilogue...
Certaines réponses se révèlent, certaines fins aussi...

Pour bien comprendre ta suggestion, je placerais "qui était ce monstre.....ou 75 ans..." juste après "elle l'espérait pour elle-même"?

Infiniment merci pour ta fidélité et ton aide précieuse!

Amicalement,

Ella
Hortense
Posté le 03/08/2021
Oui, c’est ça.
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