Chapitre 14 - Explications

Elmarion, Abigaël et Annabelle chevauchaient aux côtés de Louis. L'escorte sixty avançait derrière, laissant l'avant dégagé. Apparemment, ils ne semblaient pas craindre la moindre attaque. Abigaël fut la première à parler et sa question ne fut pas pour Louis, mais pour Elmarion :

- Est-ce que tu pourrais enfin me dire pourquoi ils ont enlevé Pierre ? Je sais que tu sais, alors ne cherche pas à me balader !

Elmarion sourit et montra qu’il ne comprenait pas du tout de quoi sa femme voulait parler avant d’expliquer :

- Turiel a créé ce pays. Il est venu avec ses connaissances sur la magie. En tant que sorcier, il était très doué mais sa connaissance de la magia verborum était limitée. Tu sais qu’il y a plusieurs conditions pour qu’un sorcier se serve du langage magique et désormais, tu les connais toutes. Turiel ne manquait pas de foi en lui, ce qui l’a poussé à la folie. Il ne manquait pas d’imagination non plus. En revanche, sa connaissance de la langue était lacunaire.

Abigaël montra qu’elle ne comprenait pas.

- Il tenait sa connaissance de la bibliothèque d’Astrid Astralius.

- Astrid Astralius ? répéta Louis. Qui est-ce ?

Elmarion fit signe à Louis de ne pas l’interrompre et le roi accepta volontiers sans toutefois oublier sa question. Ça n’était que partie remise.

- Et alors ? dit Abigaël.

- Tu ne peux pas comprendre parce que tu n’as jamais appris la magia verborum, continua Elmarion.

- Pourtant, tu la parles très bien, intervint Annabelle. Tu as su répondre à ma question en magia verborum.

Louis montra qu’il était perdu. À nouveau, Elmarion fit signe à ses compagnons de ne pas intervenir. C’était déjà suffisamment compliqué.

- Moi, continua Elmarion en regardant sa femme, j’ai d’abord appris dans la bibliothèque, et ensuite grâce à toi. Je peux appréhender les différences.

- Parce qu’il y en a ? s’étonna Abigaël.

- Je te rappelle qu’Astrid ne cherchait pas à écrire un manuel de magia verborum. Il écrivait pour se détendre et se concentrer. Il écrivait n’importe quoi, sans ordre ni logique. Turiel a réalisé un travail formidable en dépoussiérant tout ça mais il n’a jamais été en mesure de reconstituer intégralement la langue. Il y avait beaucoup trop de lacunes.

- Pierre comble les lacunes, comprit Abigaël.

- Sauf qu’il est muet, intervint Louis. Ça n’est guère pratique. J'aurais préféré attraper Julian, mais cet enfant est une véritable anguille. Il a réussi à échapper à un sixty. Il mérite une médaille, c'est certain !

- Je suis étonné que Pierre soit encore muet, lança Abigaël. Pourquoi ne lui avez-vous pas rendu la parole ?

- Comme si je n'avais pas essayé ! maugréa Louis. J'ai tout tenté, rien n'a fonctionné. Qu'avez-vous donc fait à ce pauvre enfant pour l'empêcher de parler ?

Elmarion sourit. Il était réellement fier de son sort. Louis comprit qu'Elmarion ne comptait pas répondre. Il n'insista pas. Après tout, Elmarion allait sûrement rendre la parole à l'enfant dès qu'il le verrait, et alors Louis comprendrait. Le roi était patient. Attendre ne le dérangeait pas

- Où avez-vous appris à parler la magia verborum ? demanda Louis à Elmarion.

- Je viens de le dire, rappela Elmarion. C’est Abigaël qui me l’a apprise.

- Vous avez également dit qu’elle ne l’a jamais apprise, répliqua Louis.

Abigaël sourit. Elle comprenait le désarroi du roi. Comment pouvait-on appréhender tout ça d’un seul coup ? Cela faisait beaucoup trop d’informations !

- Si nous voulons qu’il comprenne, il va falloir partir du commencement et tout raconter, sans rien omettre, fit remarquer Abigaël.

- Nous allons une fois de plus devoir jouer les prophètes, maugréa Elmarion. J’ai horreur de ça.

- Sa Majesté a le droit de comprendre et de toute façon, tous nos êtres magiques connaissent l’histoire. On leur a raconté tellement de fois. Il finira par la connaître. Autant qu’il l’entende de notre bouche, dit Abigaël.

- Je ne suis pas un prophète ! s’exclama Elmarion.

- Je promets de ne jamais vous appeler par ce titre, jura Louis. Pourriez-vous raconter, maintenant ?

Elmarion soupira avant de hocher la tête. Il commença à raconter. Ils avaient décidé de toujours raconter l’histoire du point de vue d’Elmarion, afin que la trahison d’Abigaël paraisse totale avant le revirement de situation lors de la rencontre avec les dragons. L’effet fut total et Louis écouta avec attention, réagissant comme les enfants Mordens à qui Elmarion et Abigaël avaient l’habitude de raconter l’histoire. Annabelle écoutait, aussi émerveillée que le roi. Lorsqu'ils eurent terminé, Louis s'extasia.

- C'est extraordinaire. Je l'ignorais totalement. Je vous remercie, votre récit était passionnant et d'une grande précision.

Elmarion et Abigaël échangèrent des regards amusés. Ils avaient tout raconté, se passant la main dès qu’ils étaient fatigués. Désormais, le soleil était bas dans le ciel. La narration avait pris toute la journée.

- Alors, en fait, les magies blanches et noires sont créées par les dragons, ces entités magiques puissantes ? comprit Louis. C'est très surprenant et étonnant.

Louis comprit pourquoi on appelait le couple des prophètes. Leur histoire donnait envie à Louis de vénérer la Perle et il ne faisait aucun doute que chaque être magique se mettrait à vénérer le dragon correspondant après l’avoir entendue.

- Nous n'avons pas dit cela, répliqua Elmarion. Nous disons que ce sont les dragons qui ont amené la magie sur notre monde. Seulement, eux-mêmes vivent grâce à la magie et si on la leur ôte, ils meurent. La magie existe par elle-même.

- C'est une entité supérieure ? demanda Louis.

- Les dragons noirs pensent que la magie a répondu au blasphème de la Perle en tuant tous les dragons blancs. Il s’agirait donc d’une entité pensante, annonça Abigaël.

- C’est logique, admit Louis. Je comprends mieux le fait qu’on vous appelle des prophètes. En revanche, dans votre façon de parler des dragons, vous ne semblez pas les considérer comme des dieux.

- À mes yeux, ils n’en sont pas, dit Abigaël.

- À mes yeux, ils en sont, annonça Elmarion.

- En sont-ils ? insista Louis.

- À leurs yeux, non, dit Abigaël. Libre à nous de penser ce que nous voulons.

- Donc, ce ne sont pas des dieux, en conclut Louis.

- Si vous ne pensez pas qu’ils en sont, alors ils n’en sont pas, à vos yeux, intervint Elmarion. Moi, je pense qu’ils en sont mais je ne vous forcerai pas à adopter ma manière de voir les choses.

- Comment prennent-ils le fait que vous, Abigaël, ne les considériez pas comme des dieux ?

- Ils apprécient, dit Abigaël.

- La magie peut-elle être responsable de ma présence ? interrogea Annabelle.

- De la façon dont Niger m’a expliqué les choses, commença Abigaël, j’ai toujours pensé qu’on ne pouvait avoir qu’un seul pouvoir à la fois. Ma réponse sera donc que j’ignore totalement comment tu peux exister, Annabelle.

- Si la magie blanche et la magie noire viennent des dragons, peut-on penser que l’une est plus forte que l’autre ? proposa Louis. Que c’est lié à la puissance des dragons correspondants ?

- Non, annonça Abigaël. Voyez plutôt les choses comme suit. Disons que la magie, c'est comme la nature. Maintenant, disons que la magie des Dragons noirs, c'est l'eau, et la magie de la Perle, l'air. Si vous prenez un récipient et que vous le remplissez d'eau, elle chasse l'air. Pourtant, peut-on réellement dire que l'eau est supérieure à l'air ?

- Je ne crois pas qu'on puisse les comparer, répondit Louis.

- Je ne pense pas non plus, finit Abigaël.

Louis hocha la tête. Il comprenait mieux comment ses nouveaux compagnons voyaient les choses. Le roi proposa qu’on s’arrête pour la nuit. Tout le monde avait besoin de repos. Le camp fut dressé au milieu d’une grande plaine. Le paysage était magnifique. Au nord, on pouvait apercevoir la cime de grandes montagnes dont les versants verts laissaient supposer la présence d'une immense forêt.

Elmarion et Abigaël dînaient seuls dans leur tente. Annabelle était aux côtés de Louis qui l'acceptait volontiers alors qu'il discutait de divers problèmes avec ses hommes. Annabelle se servait dans le plateau réservé au roi sans le moindre complexe mais Louis ne s'en offusquait pas. Après tout, on lui avait amené assez de nourriture pour nourrir un régiment et Annabelle pouvait, si elle le désirait, faire réapparaître les aliments consommés. Louis câlinait de temps en temps la fillette qui appréciait le geste. Lorsqu’enfin, les assistants du roi sortirent, Annabelle sortit fièrement un livre de sa besace. Louis sourit.

- Décidément, tu as de la suite dans les idées, dit Louis en riant. D'accord, je vais te l'ensorceler, ton livre.

Il lui demanda de s'asseoir devant lui puis lui expliqua la manœuvre à suivre. Un peu plus tard, Louis, complètement exténué, annonçait à Annabelle sa réussite et lui demandait de le laisser se reposer.

Alors que Louis tombait dans un profond sommeil, Annabelle sortit, heureuse d'avoir son ouvrage magique. Elle se mit dans sa tente, lança un feu magique pour s'éclairer, fit apparaître de l'encre et une plume et commença à tracer des caractères sublimes sur le papier vierge.

Le lendemain, l'escorte leva le camp à l'aube. Annabelle n'avait pas dormi et malgré cela, elle était loin d'avoir terminé. Les yeux rouges et le visage pâle, elle s'endormait sur son cheval.

- Annabelle ? appela Louis.

Elle se tourna vers le roi en plissant les yeux. Le soleil l'éblouissait et elle avait mal à la tête.

- Tu sembles fatiguée…

- Je n'ai pas dormi de la nuit… lui apprit Annabelle.

- Vraiment ? Pour quelle raison ? interrogea Louis d'une voix chargée de reproches.

- Je… J'ai…

Elle regarda Elmarion et Abigaël puis lança à Louis un regard suppliant. Louis approcha sa monture de celle de la fillette et lui murmura à l'oreille :

- Ça va nous prendre une demi-lune pour arriver à l'école. Tu as le temps d'écrire. Utilise les temps de déjeuner et une heure avant d'aller dormir, mais pas plus. Je viendrai vérifier. C'est un ordre auquel je te conseille d'obéir.

Annabelle avala difficilement sa salive et hocha la tête. Louis reprit sa position et se rassit confortablement sur sa selle. Elmarion et Abigaël n'insistèrent pas. Apparemment, Louis avait réglé le problème et cela leur convenait.

Elmarion et Abigaël s'approchèrent tandis qu'Annabelle lançait un sort lui permettant de tenir en selle pendant qu'elle s'endormait. Louis se tourna vers eux en souriant.

- Et si nous reprenions nos charmantes discussions, proposa Louis.

- J'allais vous le proposer, dit Elmarion.

- Avez-vous un sujet en particulier en tête ? demanda Louis.

Lorsqu'il vit le visage d'Elmarion, il sut avant même qu'il ne réponde que c'était le cas.

- En effet, annonça le Morden. J'ai une excellente mémoire et j'oublie difficilement les choses. Surtout lorsque je ne veux pas les oublier. Après votre victoire contre Yohan, vous avez dit qu’aucun ensorceleur n’était en mesure de vous battre mais que la nouvelle génération le pourrait peut-être. En quoi êtes-vous différent des autres ensorceleurs ?

Louis sourit. Décidément, personne n'oubliait rien ces derniers temps.

- Je vais devoir vous raconter ma vie, sans quoi, vous ne comprendrez pas.

"Sachez que je suis né ici, au pays de Turiel, dans l'enceinte même de l'école de magie. Mes deux parents étaient des ensorceleurs, comme cela se fait toujours afin d'être sûr que l'enfant le sera également. Les recherches en matière de magie étaient déjà très avancées. Le directeur de l'époque a voulu aller plus loin que les autres et ses principales recherches se portaient sur les ensorceleurs.

"Il avait déjà permis à des ensorceleurs de contrôler autant de magiciens qu'ils le souhaitaient, et autant qu'ils le voulaient. Il espérait sûrement les rendre vivants mais le contrôle n'amène que trop peu de pouvoir pour réellement rendre vivant un ensorceleur.

"Il ne lâcha pas l'affaire. Il réunit des dizaines de magiciens et leur ordonna de créer une bulle de magie blanche autour d'un bébé ensorceleur et de se relayer de telle sorte que la bulle ne disparaisse jamais. Comme vous le constatez, nous avions découvert bien avant vous que la magie que vous nommez "de la Perle" pouvait aller dans l'air.

"Pendant des années, des centaines de magiciens se sont relayés et ont fait en sorte que je sois baigné dans la magie blanche. J'ai dû vivre reclus toute ma vie car la bulle n'était pas grande. Je ne suis jamais sorti de ma chambre, je n'ai parlé qu'avec mes professeurs qui venaient, chaque jour, m'enseigner l'usage de la magie et tester mes pouvoirs. Je n'ai rencontré ni discuté avec d'autres enfants de toute mon enfance. Pour moi, en dehors de la bulle de magie, il n'y avait rien.

"J'apprenais très vite – je n'avais que cela à faire – alors mes professeurs m'ont enseigné l'art de la politique, du gouvernement, de la stratégie, de la guerre. Comme cela ne suffisait toujours pas à ma curiosité et à ma soif de connaissances, ils m'ont appris à torturer, à tuer, à contrôler, à charmer tout ce qui m'approchait. Moi, je n'avais en fait qu'une seule envie : apprendre à monter à cheval, car c'était à mes yeux le symbole de la liberté que je n'avais pas.

"Le jour de l’apparition de la magie blanche dans l’air a été celui de ma libération. Lorsqu'on est venu m'annoncer que la magie blanche, pour une raison inconnue, était désormais présente partout dans le monde, j'ai connu une joie intense et réelle. Pour la première fois de ma vie, j'ai vu le ciel et mon visage a connu les rayons du soleil.

"Cela changeait beaucoup de choses. L’équilibre au sein des sixty risquait d’être rompu et les ensorceleurs auraient besoin d’entraînement. De nouvelles recherches pourraient être entreprises. Les ensorceleurs ne pouvaient cependant pas rester bien longtemps. Nous avions besoin de sixty sur le terrain pour continuer à gérer notre pays. Les sixty se relayèrent mais encore aujourd’hui, la plupart de nos ensorceleurs n’ont pas un niveau extraordinaire en magie, par manque d’entraînement.

"J’ai rapidement attiré l’attention de tout le monde. Mes pouvoirs, mes connaissances ont fait que les sixty se tournaient souvent vers moi pour des conseils. Ainsi, à peine sorti de ma chambre, j’ai pris la tête de l’école et du pays par la même occasion sur demande insistante de l’ensemble de la communauté. J'ai appris à monter à cheval. Aujourd'hui, je suis libre physiquement, mais mes responsabilités sont énormes.

- Si je comprends bien, vous êtes roi depuis peu et avant cela, vous étiez enfermé, dit Elmarion.

Louis hocha la tête. Elmarion et Abigaël eurent soudain beaucoup de peine pour le roi. Ils n'avaient pas imaginé qu'il avait pu avoir une enfance aussi malheureuse. Abigaël sourit et dit avec légèreté :

- Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas vous empêcher de dévorer des yeux la moindre femme passant dans votre champ de vision… Vous n'en aviez jamais vu avant…

Louis sourit à cette remarque. Elmarion fit de rapides calculs et annonça :

- Nous sommes nés presque en même temps, estima Elmarion.

- Ma jeunesse vous dérange ? demanda Louis.

- Pas le moins du monde, dit Elmarion. J'ai suffisamment détesté Taïmy pour m'avoir dénigré à cause de ma jeunesse pour faire la même erreur.

Louis hocha la tête tout en frissonnant. Il n'arrivait pas à s'y faire. Taïmy était plus jeune qu'Elmarion. Cette remarque était vraiment très étrange. Naturellement, Louis savait qu'Elmarion avait rencontré Taïmy avant de retourner dans le temps et qu'il était donc plus jeune que lui à ce moment-là. Cela ne changeait rien à l'étrangeté des paroles d'Elmarion.

Abigaël se rassit sur sa selle.

- Vous êtes le seul ensorceleur adulte à avoir vécu depuis sa naissance, comprit Abigaël.

- Pas tout à fait, dit Louis. Il y en a un autre : Annabelle. Son côté ensorceleur a contrôlé son côté magicien, si bien qu'elle a vécu. Pas autant que moi, mais presque. Elle ne se souvient pas de l’apparition de la magie blanche dans l’air mais je pense qu’elle n’a pas vraiment vu la différence à l’époque. Par contre, je suis le seul à avoir reçu une formation. Les êtres magiques que je croise disent tous que j'utilise la magie de manière… naturelle. Ils me disent que les autres "brisent" quelque chose et qu'avec moi, ce n'est pas le cas. J'ignore comment je le fais. L'école fait beaucoup de recherches. Je passe beaucoup de temps à lancer des sorts juste pour qu'ils soient analysés.

- Donc, en plus d'être roi et directeur d'école, vous donnez du temps à la recherche, comprit Abigaël.

- Oui, mon emploi du temps est surchargé. Parfois, je me demande si je n'étais pas mieux, dans ma chambre, protégé de tout, tranquille…

Elmarion et Abigaël sentirent la peine du jeune homme.

- Vous savez, continua-t-il en baissant le ton, forçant ainsi le couple à s'approcher et à tendre l'oreille, depuis que je suis libre, je n'ai pas rencontré de femme à mon goût. Je n'ai pas d'ami et je passe mon temps à m'occuper du pays. J'aimerais beaucoup être normal, comme les autres, mais ce n'est pas possible. Contrairement à ce que vous pourriez croire, avoir trahi Annabelle m'a fait beaucoup de mal mais que pouvais-je faire ? J'obéis aux ordres, rien de plus. Je fais ce que je pense être bon pour la communauté, pas pour moi. Ma vie privée est inexistante et je crains que ça soit le cas tant que je serai roi, ce qui risque de durer un bon bout de temps.

Elmarion posa une main sur l'épaule du roi.

- Il n'y a aucune raison que votre vie privée soit incompatible avec vos responsabilités. Vous parviendrez à faire les deux. Laissez le temps agir. Vous êtes jeune. Vous avez encore tout le temps.

- Je suis assez étonnée, dit Abigaël. N'y a-t-il vraiment aucune femme qui soit intéressée ? Je ne vais pas remuer le couteau dans la plaie de mon époux mais… enfin, vous comprenez…

- Oh si, maugréa Louis, des centaines de dindes sont venues se presser devant ma porte. Seulement je ne veux pas d'une femme qui ne s'intéresse qu'à mon titre ou à mon physique. Je veux… l'amour. Est-ce trop demander ?

- Non, pas du tout, dit Elmarion. Mais pour l'amour, il faut de la patience et du temps. Rappelez-vous que quand j’ai rencontré Abigaël, je n’ai pas été très galant.

Abigaël prit la main de son époux et la serra. Elmarion affichait une grande tristesse. Louis en eut le cœur serré. Abigaël dévorait son mari des yeux. Elle s'approcha et lui murmura quelques mots à l'oreille. Louis n'entendit pas mais Elmarion retrouva rapidement le sourire. Il rougit même légèrement. Louis supposa que les propos devaient être érotiques et il se força à garder son calme.

Le soleil étant déjà haut dans le ciel, la compagnie s'arrêta pour déjeuner. Annabelle mangea très rapidement et reprit son écriture. Louis s'approcha alors qu'elle traçait de beaux symboles. Elle fit mine de cacher sa page alors Louis rappela :

- Annabelle, le livre est ensorcelé. Je vois l'histoire d'un grand ensorceleur, pas ce que tu écris.

- C'est vrai ? Vous voyez une histoire ? s'étonna Annabelle.

Louis hocha la tête.

- Puis-je savoir ce que tu écris ?

Annabelle secoua négativement la tête.

- Il est probable que lorsque je donnerai ce livre à Elmarion et Abigaël, ils vous diront ce qu'il contient. Cependant, je n'en suis pas certaine. Alors, je suis désolée, mais je préférerais ne pas vous le dire.

- Comme tu veux, petite.

Il sourit et resta auprès d'Annabelle tandis qu'elle traçait les lettres suivantes. Louis ne regardait pas ce qu'elle écrivait. Il était assis dans l'herbe et regardait le lointain, son bras passé autour du cou de la fillette. Abigaël et Elmarion les regardaient.

- Ils s'apprécient l'un l'autre, dit Abigaël.

- Ils se ressemblent sur bien des points, dit Elmarion. La magie les rapproche. Annabelle aime passer du temps avec Louis et avoir de la compagnie est ce que le roi désire le plus au monde. Au début, j'avais peur qu'il lui fasse du mal. Aujourd'hui, je…

- Si j'étais toi, je resterais sur mes gardes, le coupa Abigaël.

- Pourquoi ? Il est évident qu'il ne désire pas la blesser !

- Il l'a dit lui-même : il obéit aux ordres. La communauté magique décidera du sort d'Annabelle et il s'y conformera. Si la communauté décide qu'Annabelle est utile aux recherches, ils pourront décider de l'enfermer et de faire des expériences sur elle. Ils l'ont fait avec Louis, pourquoi ne recommenceraient-ils pas ? Je ne crois pas que Louis s'y opposera. En fait, je ne crois pas qu'il en ait le pouvoir, et encore moins l'envie. Je suis vraiment triste pour lui. Il aime Annabelle comme une sœur, cela se voit, mais il fera tout ce qu'on lui dira. L'obéissance est la principale vertu des êtres magiques de ce monde. Cela leur permet de ne pas déraper, bien sûr, mais… regarde-le, Il est tellement… J'ai beaucoup de peine pour lui.

Elmarion prit sa femme dans ses bras. Lui aussi était troublé. Jamais il n'aurait imaginé que Louis puisse être une âme autant en détresse. En même temps, il trouvait qu'il était un excellent roi. Seulement voilà, c'était au dépend de sa vie personnelle et cela, le jeune homme en souffrait. Elmarion soupira. Il ne savait trop que faire. Devait-il seulement faire quelque chose ?

Lorsque le groupe repartit, Elmarion n'avait toujours pas trouvé la réponse à sa question. Elmarion se tourna vers Annabelle. La fillette s'était rendormie. Il s'approcha du roi et demanda :

- Savez-vous pourquoi Annabelle vous apprécie autant ? Je veux dire… Vous l'avez séquestrée, trahie, vous lui avez menti et elle vous rend responsable de la mort de sa mère et pourtant, elle n'a de cesse de désirer votre présence.

- C'est simple : les enfants oublient vite et pardonnent plus facilement que les adultes. Je m'occupe d'elle, je prends soin d'elle, je passe du temps avec elle, je réponds à des questions auxquelles je suis, la plupart du temps, le seul à pouvoir répondre. C'est pour cela qu'elle m'apprécie. Enfin, je ne suis pas responsable de la mort de sa mère. J’ai envoyé un sixty la prendre, pas tuer sa famille. Le Morden a été sévèrement puni pour cet acte.

- Elle l'ignore, fit remarquer Elmarion.

- Maintenant, elle le sait, répliqua Louis.

- Elle dort, objecta Elmarion.

- Elle s'est entourée d'un sort qui lui permet, malgré le sommeil, de capter tout ce qui l'entoure et notre conversation en fait partie. Elle a entendu toutes nos discussions, et ce, malgré son sommeil. Vous ne devriez pas la sous-estimer…

- Je ne le fais pas. Je suis comme vous, je la trouve dangereuse…

Louis lui envoya un regard surpris.

- Elle le sait, nous lui avons souvent dit, expliqua Elmarion.

- Ah bon… et elle le prend bien ?

- Disons qu'elle le comprend. Elle ne demande qu'à ne plus l'être et donc, à trouver des gens suffisamment gentils pour lui enseigner ce qu'ils savent.

- Si vous me dites ça pour me convaincre de la prendre à l'école, vous perdez votre temps. La décision ne me revient pas. La communauté magique délibère.

- Lorsque vous dites "la communauté magique", de qui parlez-vous ?

- De l'ensemble des êtres magiques, les sixty qui nous escortent y compris. Le problème leur a été soulevé par magie et ils y répondent par magie, lorsqu'ils le souhaitent.

- Puis-je donner mon avis ? interrogea Elmarion.

Louis parut réfléchir, puis il annonça :

- Pas pour le moment, je le crains. Tant que vous n'êtes pas un Morden reconnu, vous n'avez pas accès à ce genre de possibilité.

- Que dois-je faire pour être reconnu ?

- Rien, c'est à moi de le faire. Seul le roi peut agréer un être magique.

- Pourriez-vous le faire ?

- Non, répondit Louis d'une voix ferme qui n'avait rien de celle du jeune homme qu'il était. Je ne peux pas. C'est trop tôt. Je veux d'abord apprendre à vous connaître. Lorsque nous arriverons à l'école, nous en reparlerons. Vous aurez encore le temps de donner votre avis.

Elmarion hocha la tête. Il était déçu mais ne parvenait pas à en vouloir au jeune roi. Il faisait preuve de sagesse en n'incluant pas dans sa communauté un homme qu'il connaissait depuis aussi peu de temps. Il n'insista donc pas.

Louis avait prononcé sa phrase avec une telle aura d'autorité qu'il était d'ailleurs difficile de le contrer. Il savait ce qu'il voulait et le disait clairement. Louis avait changé de ton et pendant les quelques secondes qu'avait duré sa réplique, Elmarion avait vraiment eu l'impression que le jeune homme avait vieilli d’un coup. Elmarion était sincèrement impressionné. Il ne faisait aucun doute que Louis était un excellent roi.

Un silence s'installa. Il n'y avait aucune tension mais ni les uns, ni les autres ne trouvaient quoi que ce soit à dire. Les principales questions avaient trouvé des réponses si bien que les voyageurs se satisfaisaient du silence.

Louis se faisait souvent sortir de ses pensées par des appels magiques ou réels de certains sixty si bien qu'il était très occupé.

Elmarion regardait le paysage. Le groupe passa à côté et même traversa plusieurs villages. Les habitants ne semblaient pas effrayés par la compagnie mais simplement respectueux. Ils s'inclinaient devant les cavaliers avec déférence mais jamais trop. Souvent, des enfants accompagnaient le groupe sur quelques pas en déshabillant les sixty du regard. Leurs yeux brillaient. Parfois, même, un enfant s'approchait et l'un des sixty faisait apparaître une rose, un oiseau ou un fruit. Les enfants étaient ravis. Abigaël se tourna vers Louis et demanda :

- N'y a-t-il pas de femme chez les sixty ?

- Si, répondit Louis. Simplement, on ne mélange pas les sexes. Les sixty femmes sont toutefois moins nombreux. La raison est simplement qu'il y a moins de femmes parmi les êtres magiques. On ne se l'explique pas, c'est comme ça. Par contre, elles sont, toutes proportions gardées, bien plus nombreuses à sortir vivantes de l'école que les garçons.

- Où sont-elles ? Je n'en ai jamais vu ! fit remarquer Elmarion.

- La plupart des femmes demandent à faire de la recherche. Ce sont elles qui ont fait les plus grandes découvertes. La plupart des femmes sont sédentaires. Elles apprécient de fonder une famille. Elles restent aux abords de l'école et une grande majorité enseigne. Enfin, à l'école, lors de votre "exécution", il y avait des femmes. Toutefois, j'imagine que vous aviez suffisamment la tête ailleurs pour ne pas le remarquer.

Elmarion et Abigaël eurent un sourire peu joyeux à cette remarque. Cependant, Louis n'avait pas tort. Ce jour-là, s'il y avait eu des femmes, le couple ne les avait absolument pas remarquées.

Elmarion fut attiré par de l'agitation. À gauche de la route, des paysans labouraient leurs champs. Ils relevaient la tête de temps en temps pour regarder la compagnie passer mais se remettaient rapidement au travail.

- Majesté ? Pourquoi n'utilisez-vous pas la magie pour labourer les champs de vos paysans ? demanda Elmarion.

- Si vous voulez utiliser la magie, faites-le carrément et faites apparaître de la nourriture, répliqua Louis.

Elmarion réfléchit à cette réponse.

- Pourquoi ne le faites-vous pas ?

- Je vous retourne la question. Pourquoi vos druides se contentent-ils de rendre les terres fertiles au lieu de donner de la nourriture au peuple ? Ils en sont capables dans votre pays…

Elmarion ne s'était jamais posé la question. Cela avait toujours été ainsi. Elna s'était contentée de faire appliquer les règles en vigueur quatre cents ans auparavant et Elmarion n'avait jamais vraiment cherché à comprendre la raison de ces lois.

- Que croyez-vous qu'il se passerait si tout le monde avait, sans le moindre effort, un toit, des vêtements et de la nourriture ?

- Je n'en sais rien, avoua Elmarion.

- Que feriez-vous si c'était le cas ?

- C'est le cas.

Louis sourit puis annonça :

- Vraiment ? Vous vous servez de la magie à chaque fois que vous voulez manger, boire, vous vêtir ou dormir ?

- En ce moment, non, répliqua Elmarion, étant donné que vous me fournissez la nourriture et le toit, qui, d'ailleurs, sont créés par magie !

- Mais sinon, le reste du temps ?

- Hé bien, la forteresse Morden me fournit tout ce dont j'ai besoin.

- Pourquoi fait-elle cela ?

- Parce que je travaille pour eux…

- Donc, c'est une sorte de salaire. Pourquoi travaillez-vous ?

- Parce que je suis le seul à savoir parler la magia verborum et qu’on m’a supplié de la transmettre, répondit Elmarion.

- Vous êtes énervant. Bon, d'accord, d'où la forteresse tient-elle la nourriture et les vêtements qu'elle vous donne ?

- Elle les achète aux paysans et aux artisans.

- Pourquoi l'achète-t-elle alors qu'elle a en ses flans des centaines de Morden capables de faire apparaître tout cela par magie ?

- Pour faire vivre le peuple… J'imagine… répondit Elmarion. Parce que ça serait une perte d'énergie magique… Pourquoi utiliser la magie alors qu'on peut faire sans ? La magie est quelque chose de sacré. On ne l'utilise pas pour des choses futiles.

- Ça, c'est la première raison pour laquelle nous ne nous servons pas de la magie pour fournir au peuple ses besoins de bases. Nous ne le faisons pas parce que nous trouvons que c'est une perte d'énergie. Notre pouvoir sert des causes plus nobles. Toutefois, nos pouvoirs sont au service du peuple, donc, invoquer cette raison est… critiquable.

- Hmm, alors, je ne vois pas. Après tout, leur donner de la nourriture leur permettrait de ne plus avoir à passer toute la journée au champ !

- Où la passeraient-ils ? demanda Louis.

- Pardon ?

- Si le peuple ne va pas aux champs, ne file pas la laine, ne garde pas ses montons, ne coud pas, ne travaille pas le cuir… que fait-il ?

Elmarion fut un peu pris de court par la question. Il réfléchit puis proposa :

- Il s'occupe à faire des choses qui lui plaisent.

- Dans notre pays, il est plutôt facile à une personne aimant la cordonnerie de devenir cordonnier, et ce, même si ses parents étaient des paysans. Donc, une grande majorité de nos gens font un métier qui leur plaît. Par conséquent, en général, réparer des chaussures est une chose qui plaît à l'artisan qui le fait. À quel genre d'activité pensez-vous en parlant de choses qui "plaisent" au peuple ?

Elmarion comprit qu'il passait à côté de quelque chose. Il sentait que Louis l'aiguillait vers un chemin mais Elmarion ne comprenait pas. Abigaël intervint :

- Je dirais que ce qui plaît aux hommes, c'est d'aller boire à la taverne et de chanter des chansons paillardes en frappant son voisin.

- Merci, Abigaël, vous, au moins, vous faites preuve de lucidité. Eh oui, Elmarion, la plupart des gens qui ont ce qu'ils veulent sans le moindre effort détruisent leur vie. Si vous avez tout, vous n'avez plus aucun but, aucun rêve. S'il vous suffit de claquer des doigts pour tout obtenir, où est l'intérêt de vivre ? Je vais vous dire : si nous leur donnions ce qu'ils veulent, ils se suicideraient et s'entretueraient. C'est donc pour le bien du peuple que nous ne lui fournissons pas ce qu'il demande. Parfois, dire "non" aide la personne à qui on le dit. Notre rôle est d'équilibrer ce qui est obtenu par magie et de manière naturelle.

- Ça ne doit pas être facile, fit remarquer Elmarion.

- C'est tout, sauf facile, acquiesça Louis. Le peuple, parfois, ne comprend pas. C'est pourquoi il est absolument essentiel qu'il nous respecte, et ce, même s'il est au pouvoir. Bien souvent, la finalité de nos actes lui échappe et si le peuple s'opposait à nous, c'est lui qui en pâtirait. Voyez-vous, si je disais à un paysan qu'en lui donnant de la nourriture, je mets sa vie en danger, il ne comprendrait pas, même avec l'explication que je viens de vous donner. Il vous assurerait que non, qu'il serait sage et se contenterait de vivre tranquillement, sans embêter son voisin. Et une lune plus tard, vous le retrouveriez couvert du sang de ses voisins. C'est comme ça. On n'y peut rien.

- Comment faites-vous pour nourrir tous vos élèves sans l'aide de la magie ? demanda Abigaël. Ça doit demander une intendance extraordinaire !

- L'école se sert exclusivement de la magie pour fonctionner. Nous n'achetons jamais rien ni n'influençons le peuple environnant. Si nous le faisions, nous favoriserions les paysans chez qui nous achèterions la nourriture et cela serait mauvais. Donc, l'école puise dans la magie pour ses propres besoins. Par contre, dès qu'un sixty quitte l'école, il utilise les ressources du peuple mais ne paye rien. Les services de surveillance et de justice étant la rétribution fournie.

- Cette école doit être puissamment magique pour créer autant de choses ! s'exclama Abigaël.

- Non, pas tant que ça. Dans la mesure du possible, chaque être magique créé ce dont il a besoin. Si un ensorceleur veut boire, il fait apparaître de l'eau. C'est aussi simple que ça. Seuls les voyants sont défavorisés. Ils sont nourris et vêtus par le reste de la communauté mais ils sont rares et précieux, alors personne ne se plaint.

- Je comprends que vos élèves soient puissants s'ils sont obligés de sans cesse tout créer par magie, dit Elmarion.

- Vous commencez à comprendre, dit Louis en souriant. C'est en forgeant qu'on devient forgeron…

Elmarion sourit. Ils passèrent le reste de l'après-midi dans le silence, à réfléchir à ce qui avait été dit. Le dîner se passa dans le calme.

Pendant dix jours, le groupe avança. Elmarion et Abigaël racontèrent de nouveau leur histoire, mais cette fois en prenant davantage leur temps, en incluant des détails, des anecdotes. Annabelle, qui, suite aux ordres de Louis, faisait maintenant des nuits complètes, écoutait avec attention le couple narrer son histoire. Lorsque l'histoire fut finie, Louis et Annabelle parurent déçus qu'elle ne continuât pas plus en avant.

- La suite s'écrit à chacun de nos pas, avait dit Abigaël.

Depuis, le silence avait fait place aux conversations.

Douze jours après le départ du pont, à la fin du déjeuner, Annabelle s'avança vers Elmarion et Abigaël, qui, assis à côté de Louis, se reposaient tranquillement. Louis, de son côté, tenait un parchemin mais son regard fixe affichait qu'il ne lisait pas vraiment. Il releva les yeux en voyant Annabelle approcher. La fillette semblait mal à l'aise. Elmarion et Abigaël la regardèrent également et lui sourirent.

- Tu veux nous parler ? demanda Abigaël d'une voix douce.

Annabelle hocha la tête.

- On dirait que tu as peur. Que se passe-t-il ? interrogea Abigaël gentiment.

Annabelle ouvrit sa besace et en sortit un livre. Louis sourit. Il allait enfin savoir ce que c'était. Elmarion et Abigaël ne cachèrent pas leur surprise. Elmarion prit l'ouvrage et l'ouvrit, sous le regard timide d'Annabelle. Il observa le titre mais il était écrit dans une langue qu’il ne savait pas lire. Il tendit le livre à Abigaël et il sut qu’elle en était capable. Pas étonnant, pensa-t-il, vu son lien avec Niger. Cependant, le visage blême de sa femme fit penser à Elmarion que ce que lisait sa femme était inquiétant. Abigaël tourna la première page et déchiffra les premières lignes mais elle s’arrêta rapidement, préférant lever les yeux de l’ouvrage pour regarder Annabelle et demander :

- Où as-tu eu ça ?

- Elle l'a écrit, répondit Louis.

- Quoi ? s'exclama Abigaël. C'est vrai ?

Annabelle hocha la tête.

- Mais comment… Tu… Tu sais ce que c'est ? demanda Abigaël.

- Non, je n'en ai aucune idée. Je ne connais pas cet alphabet, mais j'imagine que vous, oui, répondit Annabelle.

- Non seulement je le sais, mais je suis, a priori, la seule personne de ce monde à le connaître ! répliqua Abigaël. Comment as-tu écrit ce livre ?

- Depuis que je sais écrire, je vois des caractères en rêve et tant que je ne les connais pas par cœur, ils m'empêchent de dormir. Alors, je les apprends. Mon dernier rêve a eu lieu à l'école, la veille du jour où vous avez failli être exécutés, leur apprit Annabelle.

- Tu as vu le contenu de ce livre, phrase par phrase, pendant toute ton enfance ? comprit Abigaël.

Annabelle hocha la tête.

- Un instant… Pourquoi… Pourquoi l'écrire maintenant et pourquoi nous le donner, à nous ? demanda Abigaël.

- Parce que le premier rêve que j'ai eu était compréhensible. Il disait : ce qui suit est à destination du Morden Elmarion de Kartos et de sa femme Abigaël. Eux seuls sauront qu'après

Mundus morbidus restituat

Sibi juventam magnificentiamque

vient

Develet in toto suo splendore

Secundam vitam nobis offerat

Elmarion et Abigaël n'en croyaient pas leurs oreilles. C'était pour cela que la fillette les connaissait et avait été capable de leur réciter l'incantation permettant de sauver le monde. Elle avait vu cela en rêve alors qu'elle était gamine.

- Mais… Comment se fait-il que… D'où viennent ces visions ? s'exclama Abigaël.

- Je ne sais pas, avoua la fillette. Peut-être que c’est la magie qui me l’envoie, que ça va avec mes pouvoirs.

- C’est peu probable, dit Elmarion.

- C’est carrément probable, dit Abigaël. Vu le contenu, ça semble même complètement possible.

- Que dit ce livre ? interrogea Elmarion, très curieux.

- Voici son titre : Veritas, dit Abigaël.

- Vérité, traduisit Louis, surprenant ainsi le couple.

- Vous parlez la magia verborum ? s’exclama Elmarion.

- Je me suis beaucoup ennuyé dans mon enfance, rappela Louis. Il dit la vérité sur quoi ?

- Ce livre est écrit en magia verborum ? demanda Elmarion. Cette écriture, c’est de la magia verborum ?

- Oui, dit Abigaël. En réalité, la magia verborum a une écriture propre. Nous nous contentons de l’écrire dans notre alphabet, mais les dragons ont la leur.

- Il dit la vérité sur quoi ? répéta Louis d’une voix impatiente.

- Je n’ai lu que les premières lignes, rappela Abigaël.

- Et vous êtes devenue aussi blanche que les pages de ce livre alors ça dit la vérité sur quoi ? insista Louis.

- Je préfère ne pas dire quoi que ce soit avant d’avoir tout lu, annonça Abigaël. Vous voulez bien, Majesté ?

Louis perdit instantanément son visage enfantin pour devenir extrêmement sérieux. En un battement de paupière, il passa de gamin à roi. La transformation était phénoménale. Il hocha la tête, signe qu’il acceptait de donner du temps à Abigaël.

Elle remercia d’un geste avant de rouvrir le livre et de le lire à voix haute mais Louis, formé uniquement à la magia verborum par la bibliothèque incomplète d’Astrid Astralius, ne comprenait que des bribes et cela ne lui suffisait pas pour saisir le sens général du texte. Il dut se résigner à attendre. Elmarion, en revanche, écoutait et comprenait.

Annabelle était heureuse. Elle se sentait infiniment bien, comme si elle venait de réussir une mission de la plus haute importance. Elle sourit puis s'écroula. Elmarion, Abigaël et Louis sursautèrent puis sautèrent sur l'enfant pour lui venir en aide. Annabelle semblait apaisée mais elle était évanouie. Elle respirait calmement et son cœur battait doucement. Par contre, elle ne s'éveillait pas et ne répondait pas aux appels des adultes qui l'entouraient. Ils étaient terrifiés. Que pouvait-il bien se passer ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez