Chapitre 15 - Veritas

Annabelle se sentit partir. Lorsqu'elle toucha le sol, elle ne ressentit aucune douleur. Elle dut s'évanouir car lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle était dans un endroit très étrange. Le sol était dur et noir, mais brillant. Autour d'elle, il n'y avait que du noir mais elle n'avait pas peur et voyait très loin, sans pourtant que ne soit visible la moindre source de lumière. Elle ne vit ni mur, ni plafond, mais aucune étoile ne brillait au-dessus d'elle. Elle se leva et se sentit étrangement bien. Suis-je morte ? pensa-t-elle.

- Non, entendit-elle.

Elle croyait être seule et pourtant, la voix provenant de son dos ne la fit pas sursauter, comme si elle avait toujours su qu'il était derrière elle. Elle se retourna. Un homme se tenait devant elle. Entièrement vêtu de noir, ses vêtements étaient légers et semblaient flotter. Cela donnait un effet sublime. L'homme arborait un sourire léger, simple et accueillant. Annabelle se sentait bien. Elle n'avait pas peur. L'homme avait un visage simple et banal : des yeux marron, des cheveux bruns joliment coiffés. Il s'approcha et Annabelle ne recula pas.

- Où suis-je ? demanda-t-elle lorsque l'homme ne fut plus qu'à deux pas d'elle.

- Peu importe, répondit l'homme. Ce qui compte, c'est la raison de ta présence ici.

- Pourquoi suis-je ici ?

L'homme sourit, puis il perdit son sourire et annonça gravement :

- Tu es en danger. Aucun être humain ne peut posséder autant de pouvoirs sans en mourir. Tu n’as reçu ces dons que pour transmettre un message. Tu as brillamment réussi. Il serait injuste que tu en meures alors que tu n’as rien demandé. Il est désormais temps pour toi de choisir.

- Choisir ? répéta Annabelle d’une petite voix.

- Entre tes pouvoirs, précisa l’homme. Tu ne peux en garder qu'un, celui que tu veux. Réfléchis avec soin. Une fois ta décision prise, tu ne pourras plus revenir en arrière. Prends ton temps. Rien ne presse.

- Mes amis vont s'inquiéter si je m'absente trop longtemps.

L'homme sourit.

- Le temps ne passe pas de la même manière sur ton monde et ici. Peu importe le temps que tu passeras en ce lieu, lorsque tu t'éveilleras là-bas, seul un claquement de doigt se sera écoulé.

Annabelle hocha la tête. Il s'agissait d'une magie très puissante. Elle regarda autour d'elle. Elle ne se sentait pas à l'aise dans cet endroit étrange. À peine avait-elle pensé cela que le décor changea pour faire place à un immense et sublime jardin. Des arbres fruitiers, des vergers, des fontaines et surtout, un sublime et magnifique ciel bleu. Les rayons d'un chaud soleil réchauffèrent le visage d'Annabelle. Elle sourit. L'homme, lui, n'avait changé ni d'apparence ni de vêtements.

- Merci, dit-t-elle.

L'homme s'inclina.

- Je te laisse réfléchir. N'oublie pas, un seul pouvoir parmi les six. Choisis avec attention. Évidemment, tu peux aussi décider de tous les éliminer, mais je doute que ça soit ta volonté.

- En effet, dit Annabelle.

L'homme s'éloigna et disparut derrière un arbre. Annabelle se promena entre les grands arbres. Elle cueillit quelques fruits qu'elle mangea avec délice. Elle ne savait que choisir. Jusque-là, elle avait considéré ses pouvoirs comme un tout. Elle n'avait jamais réellement fait la différence entre eux. Ce choix lui semblait impossible. C'était comme devoir choisir quel membre se faire couper. Elle finit par s'asseoir dans l'herbe, la tête vide. Elle se sentait horriblement seule. Une main se posa sur son épaule. L'homme était revenu à la seconde où elle avait désiré une présence. Elle sourit et l'homme lui rendit son sourire. Il s'assit à côté d'elle.

- Tu n'arrives pas à choisir ?

- Comment pourrais-je le faire ? Pour moi, mes pouvoirs ne font qu'un. Je n'ai jamais pu les discerner les uns des autres. J'ignore lequel me plaît le plus.

- Repense à ce que tu as fait, dit l'homme. Tu utilises souvent tes pouvoirs. Lorsque tu le fais, quelle en est la raison ?

Annabelle se replongea dans ses souvenirs. Étrangement, ils étaient clairs et limpides. La voix de l'homme s'éleva comme un murmure, guidant l'esprit d'Annabelle.

- Tes pouvoirs de magicienne : tu ne t'en es jamais servie. Tes pouvoirs d'ensorceleuse : tu as fabriqué une cape et contrôlé un homme, dans un but de défense. Tes pouvoirs de nécromancienne : une seule fois, là encore pour te défendre. Tes pouvoirs de Morden : pour utiliser ta cape et ainsi te cacher et pour lancer un sort en magia verborum pour libérer Abigaël et Elmarion. Tes pouvoirs de voyante : uniquement par ma volonté, afin de voir apparaître le texte à transmettre. Tes pouvoirs de druide…

Annabelle vit une flopée d'évènements, de moments où elle s'en était servie. Des centaines, des milliers de fois : du feu, un livre, de l'eau, de la nourriture, du soin, des animaux contrôlés, de la nature apprivoisée. Elle l'utilisait sans cesse, à chaque instant. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle tremblait. Les souvenirs tourbillonnaient encore dans son esprit.

- J'espère que cela t'aura aidée à y voir clair, finit l'homme.

Il resta près d'elle mais garda le silence. Après un long moment, Annabelle murmura timidement :

- Je ne parviens pas à me décider seule.

- C'est ton avenir, ta vie. Qui d'autre que toi peut décider ?

- J'aimerais juste… que Louis me donne son avis…

L'homme sourit. Il ferma les yeux.

- Les humains m'étonneront toujours. Enfin, si cela peut te faire plaisir.

Louis apparut dans le jardin. Debout, il regarda autour de lui non sans une certaine appréhension. Elmarion et Abigaël, de leur côté, crièrent en voyant Louis s'écrouler, tombant dans le même état que la fillette.

Louis aperçut Annabelle et l'homme qui était assis près d'elle. Il ne sentait aucune mauvaise intention chez cet homme et aucun danger dans ce jardin, mais cela ne l'empêcha pas de rester sur ses gardes.

Annabelle se leva et courut se blottir dans les bras de Louis. Le roi sourit puis se tourna vers l'homme tout de noir vêtu.

- Bonjour.

- Bonjour, Louis, répondit l'homme en se levant avec grâce et douceur.

- Où sommes-nous ? demanda Louis.

- Cela n'est pas important, répondit Annabelle. Ce qui importe, c'est la raison de notre présence ici.

Annabelle envoya un clin d'œil à l'homme en noir qui lui envoya un grand sourire. Louis ne fit aucun commentaire. Il sentait qu'Annabelle allait bien et c'est tout ce qui lui importait.

- Louis, commença Annabelle, je vais devoir perdre mes pouvoirs. Apparemment, je vais mourir si je les garde tous. Je dois choisir lequel je garde. J'ai déjà une idée et le monsieur m'a bien aidée mais j'aimerais avoir ton avis.

Louis n’eut pas besoin de réfléchir pour répondre :

- Tu es une druide, c'est évident.

L'homme sourit et Annabelle hocha la tête.

- Merci, Louis, dit la fillette avant de se tourner vers l'homme et d'annoncer : Je désire conserver mes pouvoirs druidiques.

L'homme hocha la tête et Annabelle disparut. L'homme regarda Louis.

- Annabelle est en train de hurler sur votre monde. Perdre ses pouvoirs la fait beaucoup souffrir. Toutefois, elle ne s'en souviendra pas. Elle ne se rappellera pas être venue ici.

- Allez-vous également modifier ma mémoire ? demanda Louis.

- Non. Je crois que c'est important que vous sachiez ce qui s'est passé afin de lui venir en aide. Annabelle va devoir repartir à zéro avec ses pouvoirs et ça sera très dur. Elle va devoir également apprendre à avancer sans l'aide de personne. Elle va plus que jamais avoir besoin d'un guide, d'une présence.

- Je ne la quitterai pas. Elle est comme une sœur pour moi. Je vous suis infiniment reconnaissant de lui avoir sauvé la vie en lui ôtant ses pouvoirs, d’autant que maintenant, elle sera une enfant comme les autres. Je n’aurai plus ce choix si difficile à faire. Merci, qui que vous soyez.

L'homme sourit puis regarda Louis dans les yeux.

- Annabelle a besoin de vous. Je vous conseille de ne pas parler de ce que vous avez vu et entendu ici. Ça pourrait vous apporter des ennuis. Adieu, Louis…

- Attendez ! s'écria Louis.

C'était trop tard. Il s'évanouit et rouvrit les yeux. Elmarion était au-dessus de lui et il entendait Annabelle hurler à la mort. Il se redressa.

- Vous revenez à la vie ! s'exclama Elmarion. Que s'est-il passé ?

Louis s'approcha d'Annabelle. La fillette cessa de hurler et ouvrit les yeux. Elle se jeta dans les bras de Louis et trembla de tout son corps. Louis la câlina et lui murmura des mots rassurants à l'oreille. Annabelle finit par se calmer mais ne cessa de serrer Louis contre elle.

- Que s'est-il passé ? interrogea Abigaël d'une voix douce.

- Annabelle vient de gagner son passeport pour la liberté. Ses pouvoirs viennent de lui être ôtés. Elle ne présente plus aucun intérêt pour la communauté magique, annonça Louis.

- Elle a perdu tous ses pouvoirs ? s'exclama Abigaël.

- Tous, sauf un. C'est une druide maintenant. Je lui offre volontiers une place dans mon école pour la former. Annabelle ?

Elle releva la tête.

- Ça risque d'être dur pour toi mais tu vas devoir repartir à zéro et complètement réapprendre à utiliser ton pouvoir. Je t'aiderai. Tu veux bien ?

Annabelle hocha la tête puis replaça son visage contre l'épaule de Louis.

- Pourriez-vous nous expliquer ? lança Elmarion.

- Je crains que non, dit Louis. Vous allez devoir accepter sans comprendre. C'est comme ça.

Elmarion et Abigaël haussèrent les épaules. Louis devait avoir ses raisons et comme il faisait preuve d'une grande sagesse, ils ne doutèrent pas un instant que ses raisons étaient bonnes. Ils n'insistèrent pas. Ils s'éloignèrent et continuèrent à lire le livre.

Deux jours plus tard, Annabelle allait mieux. Elle n'était plus collée à Louis et acceptait de chevaucher sur son propre cheval. Louis, lui, avait souvent le regard dans le vague. Il semblait ailleurs. Finalement, peu avant midi, il se tourna vers Abigaël.

- J'aurais une requête à vous faire. Si jamais votre maître vient à vous reparler un jour, pourriez-vous lui transmettre ma volonté de lui parler ?

Abigaël allait lui répondre lorsqu'il annonça :

- Je sais que c'est un dieu et qu'on ne demande rien à un dieu mais… dites-lui simplement que j'aimerais beaucoup lui parler. Je ne le force à rien.

Abigaël hocha la tête. À ses yeux, il était parfaitement évident que son maître rejetterait la requête mais elle le ferait tout de même.

Trois jours plus tard, la compagnie arrivait à l'école. Elmarion et Abigaël lancèrent un regard noir à l'estrade sur laquelle le sorcier avait failli mourir mais ne firent aucun commentaire.

Louis leur fit visiter quelques salles mais se fit rapidement interpeller par de nombreuses personnes si bien qu'il confia cette charge à un élève qui fut ravi de les amener à leurs appartements.

Annabelle demanda à rester auprès de Louis et il accepta volontiers sa présence.

Elmarion et Abigaël remercièrent rapidement le jeune garçon qui leur avait servi de guide et se retrouvèrent seuls dans leur chambre. Ils sortirent se promener et errer dans les couloirs, s'aidant de la magie pour se repérer dans l'immense édifice.

Au détour d’un escalier, Elmarion et Abigaël rencontrèrent un homme. Abigaël le reconnut. Cet homme était le Morden qui l'avait torturée. Elle se força à respirer avec calme. L'homme évita consciencieusement de la regarder et se tourna vers Elmarion, qui, lui, n'avait jamais vu cet homme.

- Bonjour. Je suis Anthony Bree, professeur de magie noire dans cette école. Le directeur m'envoie vous prévenir qu'il désire vous parler.

Elmarion hocha la tête. Le Morden allait disparaître dans un couloir lorsqu’Abigaël lança :

- Excusez-nous, mais… nous ignorons où se trouve son bureau. Nous pourrions le trouver par magie, cela va de soi, mais il serait sûrement plus sympathique que vous nous y ameniez. Nous pourrions en profiter pour… discuter.

- J'aurais cru que vous préféreriez m'éviter, répondit Anthony d'une voix calme avec une touche de surprise.

Elmarion se tourna vers sa femme, cherchant son regard afin de mieux comprendre cette étrange réponse, mais Abigaël regardait le Morden. Elle annonça :

- Pour tout vous dire, j'aimerais assez vous parler. Je ne suis pas certaine de vous apprécier, mais je crois que nous allons être collègues d'ici peu, alors si je peux comprendre la raison de vos actes, ça sera toujours ça de pris.

Anthony hocha la tête puis fit signe aux époux de le suivre.

- Vous vous connaissez ? demanda Elmarion.

Abigaël ouvrit la bouche mais ne parvint pas à sortir la phrase qu'elle avait pensée. Ce fut donc Anthony qui annonça :

- J'ai torturé votre femme pendant que vous étiez en prison ici.

Abigaël avait raconté cet épisode de sa vie à son époux. Il sut donc à quoi il faisait référence. Le sort de Dolor apportait une souffrance inimaginable et il n’avait pas hésité à l’utiliser à de nombreuses reprises. C'était un acte immonde qui ne méritait aucun pardon. Elmarion sentit une profonde haine l'envahir. Cet homme ne serait jamais son ami. Cependant, il devait bien admettre qu'Abigaël n'avait pas tort : il serait bon d'essayer de le comprendre étant donné qu'ils allaient bientôt travailler ensemble.

- Pourquoi l'avez-vous fait ? demanda Elmarion.

- Voilà qui va droit au but, reconnut Anthony. Je vais faire de même : parce qu'on me l'avait ordonné.

- On vous avait ordonné de me torturer ? s'étonna Abigaël qui avait du mal à croire que Louis ait pu donner un tel ordre.

- Non, madame, on m'avait demandé d'étudier vos pouvoirs, à n'importe quel prix. La première chose à faire était donc de vous forcer à les utiliser. Or, vous vous y refusiez obstinément. J'ai dû agir.

- Donc, si je vous avais obéi, vous ne m'auriez rien fait ?

- Tout à fait. Nous devions simplement étudier vos pouvoirs, rien d'autre.

- Ça ne vous arrive jamais d'expliquer les choses et de demander gentiment ? s'exclama Elmarion. Est-ce si difficile de communiquer ?

- C'est vous qui me dites cela ? répliqua Anthony. Vous étiez sur nos terres pour nous espionner ! Peut-être auriez-vous pu parler avec nous au lieu de nous agresser de la sorte !

Elmarion ne trouva rien à redire. Il soupira. La réconciliation des deux parties risquait d'être longue et difficile.

- Nous y sommes, annonça Anthony. Le bureau du directeur est ici. Je vous souhaite une bonne journée.

- Vous de même, répondit poliment Abigaël.

Anthony disparut dans un couloir. Elmarion avança la main pour frapper à la porte mais celle-ci s'ouvrit avant qu'il n'ait le temps de terminer son geste. Elmarion haussa les épaules et entra dans le bureau, suivi par Abigaël. Dès qu'ils furent entrés, la porte se referma toute seule derrière eux.

Ils découvrirent le bureau aux murs masqués de lourdes étagères croulant sous les objets magiques. Assis sur le bureau et discutant avec un sixty se trouvait Louis. Abigaël et Elmarion n'avancèrent pas. Lorsque le sixty salua et sortit, Louis fit signe à ses invités d'approcher.

- Alors c'est ici que se décide l'avenir de votre pays, dit Abigaël.

- Notre pays, corrigea Louis. La terre des mages est une de mes provinces…

Abigaël acquiesça en souriant.

- Vous vouliez nous voir ? demanda Elmarion.

- En effet. D'abord, sachez que votre requête de devenir professeur ici est à l'étude. J'ai fait part de votre volonté que votre femme vous accompagne. C'est également débattu.

- Quelle décision pensez-vous que votre communauté prendra ? demanda Abigaël.

- Je ne sais pas, avoua Louis. A priori, cela devrait prendre une lune, peut-être deux avant que l'ensemble des sixty donne son opinion. En attendant, ils vont vous observer, vous juger et probablement vous tester. Trois Morden ont déjà accepté que vous passiez pendant leurs cours. Je vous conseille de vous y rendre. Cela sera bien vu et vous permettra de vous faire des amis. Essayez de la jouer finement. Vous parlez bien mieux la magia verborum qu'eux et êtes un excellent sorcier. Ne leur faites pas trop d'ombre, surtout devant leurs élèves, et tout devrait bien se passer. De même, ne les contredisez jamais, surtout en ce qui concerne les punitions. Je vous rappelle que faire souffrir ou même tuer un élève est autorisé.

Elmarion hocha la tête mais il avala difficilement sa salive.

- Puis-je l'accompagner ? demanda Abigaël.

- Oui, mais attention, n'allez jamais dans une classe sans Elmarion. Vous n'êtes pas un être magique. Vous n'êtes acceptée qu'en tant qu'assistante de votre époux.

- Pas un être magique ? Je peux vous priver de vos pouvoirs d'une simple pensée et vous me dites que je ne suis pas un être magique ? s'exclama Abigaël, un peu vexée.

Louis sourit puis déclara :

- Votre cas ainsi que celui des minuels a été débattu longuement et la solution trouvée a été de créer une nouvelle catégorie : les êtres anti-magie. Vous n'êtes pas un être magique mais son exact opposé. Cela vous convient-il ?

Abigaël fit la moue mais hocha tout de même la tête. La pirouette était belle mais Abigaël n'était pas totalement certaine de l'apprécier.

- Cependant, continua Louis, ceci n'est pas la raison de ma requête de vous voir.

Elmarion et Abigaël en furent surpris. La porte du bureau s'ouvrit et un petit garçon entra. En voyant le couple, il leur courut dans les bras. Abigaël enlaça l'enfant et Elmarion lui caressa la tête avec douceur et affection.

- Pierre, dit Abigaël. Comment vas-tu ?

Pierre s'éloigna un peu et sourit.

- Il est très heureux de vous voir, annonça Louis.

Elmarion s'accroupit et enlaça l'enfant à son tour.

- Depuis que votre pays est une de nos provinces et que vous avez demandé à être professeur, Pierre a été incorporé à nos élèves, leur apprit Louis. Étant donné que nous allons bientôt avoir accès aux maîtres en la matière, l'apprenti ne nous sert plus à rien.

- Elle te plaît, cette école ? demanda Abigaël.

Pierre fit la moue.

- Ça demande un peu trop d'obéissance et de rigueur à son goût, mais il s'en sort très bien, déclara Louis. Naturellement, son impossibilité à utiliser la magia verborum le gêne énormément. Cependant, il excelle dans toutes les autres compétences de Morden.

- A-t-il appris l'humilité ? demanda Elmarion.

- Elmarion, dit Louis, peu importe. Il l'apprendra et si ce n'est pas le cas, il mourra avant d'avoir pu utiliser la magia verborum à mauvais escient. Faites confiance à notre système éducatif.

Elmarion hocha la tête et dit à voix haute et claire :

- Istis pueri timor maximus constare desinat.

Pierre tenta de parler et hurla de joie puis couvrit Elmarion de remerciements lorsque sa voix s'éleva dans la pièce.

- C'était donc ça, dit Louis en souriant. Sa plus grande peur ! Normal que nous ayons été incapables de lui rendre la parole.

Pierre enlaça encore Elmarion pendant plusieurs instants en pleurant de joie avant que Louis ne prenne une voix dure et n'annonce :

- Pierre, retourne dans ta classe. Ton professeur t'attend. Dépêche-toi.

Pierre obéit sans discuter. Lorsque le directeur ordonnait, on avait intérêt à obéir rapidement. Elmarion et Abigaël furent épatés par cette obéissance directe, rapide et facile.

- Vous l'avez rendu aussi docile qu'un agneau ! s'exclama Elmarion lorsque Pierre eut disparu dehors.

Louis sourit et ne répondit rien. La réflexion se suffisait à elle-même.

- Au fait, continua Abigaël, comment se passent les instructions de Taïmy, Julia et Yohan ?

- Elles n'ont commencé qu'hier, leur apprit Louis. Difficile de dire quoi que ce soit, sinon qu'ils résistent mais que ça n'est guère étonnant.

Abigaël et Elmarion hochèrent la tête. Louis se tourna vers la porte, puis vers le couple et demanda :

- Avez-vous pu finir Veritas ?

- Oui, dit Abigaël. Nous discutons désormais de la façon dont nous devons utiliser les informations qu’il contient. C’est complexe, très complexe. Nous essayons toujours de comprendre pourquoi ce livre nous était destiné, à nous. Elmarion et moi pensons que c’est important de comprendre cela avant de dévoiler son contenu.

Louis indiqua qu’il comprenait.

- Prenez votre temps, dit Louis avant d’ajouter : maintenant, mes affaires m'appellent. Je vous souhaite une bonne journée. Si vous avez le moindre souci, n'hésitez pas à demander au premier venu. Il n'y a pas de serviteurs à l'école. Nous sommes une grande famille. Demandez à un professeur le chemin du parc le plus proche n'est pas considéré comme une offense.

Elmarion et Abigaël hochèrent la tête en souriant. Ils saluèrent poliment le roi puis sortirent, passant ainsi devant deux sixty qui attendaient dehors.

 

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Trois lunes avaient passé. Elmarion avait été reconnu par la communauté magique et depuis une lune, il avait pris son poste d'enseignant. Abigaël avait eu l'autorisation de lui servir d'assistante. Les élèves dépassaient tous leurs rêves : attentifs, disciplinés, volontaires et curieux, ils étaient excellents et avançaient à une vitesse phénoménale. En une lune, ils avaient fait un tel bond dans leur maîtrise de la magia verborum qu'il ne faisait aucun doute que dans moins de deux lunes, ils sauraient parfaitement la parler.

L'aube s'était levée depuis peu. Elmarion et Abigaël faisaient une promenade matinale dans un des nombreux jardins de l'école. Ils faisaient cela tous les matins, profitant du calme qui en résultait. En effet, ils avaient vite remarqué que se promener dans l'école n'était pas la meilleure idée si on voulait de la tranquillité : les élèves n'avaient de cesse de venir leur poser mille questions. Toutes étaient intéressantes mais parfois, le couple avait simplement envie d'être seul pour se retrouver.

- Nous sommes donc d’accord ? murmura Elmarion.

- Il me semble, répondit Abigaël.

- La pilule va être difficile à avaler, pour les uns comme pour les autres, remarqua Elmarion.

- Peut-être même que certains refuseront de l’avaler. Seulement, ça n’est pas à nous d’en décider. Il est temps…

Elmarion hocha la tête. Il était d’accord avec son épouse. Ils en discutaient depuis plusieurs jours et avaient fini par trouver un terrain d’entente. D’un regard, le couple se mit d’accord pour quitter le parc et retourner dans l’école. Lorsqu’ils arrivèrent devant la bonne porte, comme d’habitude, elle s’ouvrit sans qu’ils n’eurent besoin de frapper.

- Elmarion, Abigaël, comment allez-vous ? Vos élèves ne tarissent pas d’éloge à votre sujet.

- Je suis ravi que notre enseignement convienne à nos étudiants, répondit Elmarion. Comment se passent les négociations de votre côté ?

- Nous avons signé un accord avec les Thorens, leur apprit Louis.

- Ce sont nos alliés ? interrogea Abigaël.

- Non, ils ne sont pas prêts à ça pour le moment. Il s’agit d’un simple pacte de non-agression réciproque et c’est déjà énorme. Depuis quelques temps, j’essaye d’amorcer un pacte commercial. Il ne faut jamais aller trop vite. Mais vous n’êtes pas venu me voir uniquement pour bavarder, si ?

- Non, nous voudrions que vous nous suiviez jusque dans le terrain de Jella, annonça Elmarion.

Le Jella était un jeu de balle très apprécié du peuple. Un immense terrain bordé de gradins en pierre se trouvait non loin de l’école, permettant les rencontres entre équipes des diverses régions du pays de Turiel. L’époque de la compétition étant loin, il était vide. Louis montra qu’il ne comprenait pas mais n’insista pas en constatant que ses amis ne comptaient pas lui expliquer. Bien qu’étant le roi, Louis était avant tout le porte-parole du peuple. Elmarion et Abigaël en faisaient partie et il leur faisait entièrement confiance. Il les suivit sans se plaindre ni poser la moindre question.

- Pourquoi me faire venir dans un tel endroit ? interrogea Louis une fois que les trois amis furent sur la terre sèche constituant le terrain de jeu.

- Parce que c’est le seul endroit à l’abri des regards indiscrets assez grand pour accueillir deux dragons, répondit Abigaël tandis qu’Elmarion psalmodiait à voix basse.

- Dragons ? répéta Louis. Vous… Vous êtes en train de convoquer des dragons ?

- Niger et Baca, pour être plus précise, expliqua Abigaël.

- Vous êtes en train de demander à des dieux de se présenter devant nous ? Pourquoi le feraient-ils ?

- Parce que c’est nous qui demandons. C’est la seule raison logique qui puisse expliquer pourquoi nous sommes les destinataires de Veritas.

Louis sursauta. Ainsi donc, cette rencontre tournait autour du livre écrit par Annabelle.

- Pourquoi demandez-vous aux dragons de venir ? chuchota Louis.

- Parce que le contenu de Veritas les concerne.

- Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ?

- Parce que le contenu de Veritas vous concerne.

- Je n’ai aucun lien avec les dragons. Je ne les ai jamais vus. Comment cet ouvrage pourrait-il s’adresser à nous tous ?

Voyant qu’Abigaël ne comptait pas répondre, Louis ouvrit la bouche pour insister mais il fut coupé par l’apparition soudaine au dessus de lui de deux créatures de légende. L’une, aussi noire que la nuit, atterrit lourdement sur le sol avant de replier ses ailes gigantesques. L’autre, brillant comme des milliers de perles au soleil, se posa avec une telle douceur qu’elle sembla effleurer le sol.

Louis les observa, commençant par la queue. Longue et recouverte d'épines plus grandes qu'un bras, elle semblait forte et puissante. Il passa ensuite sur le corps même. À moitié caché par les ailes repliées, il se soulevait doucement à chaque inspiration. Les quatre pattes des créatures étaient pliées sous le corps et les griffes, fichées dans le sol, inspiraient le respect.

Le regard de Louis arriva sur le cou des dragons. Il était plus court qu'il n'aurait imaginé mais sa nuque recouverte de piquants en ivoire protégeaient efficacement l'animal contre d'éventuels prédateurs – existait-il seulement une quelconque créature en mesure de s'attaquer à un tel monstre ?

Enfin, il regarda la tête des dragons. Le dragon noir avait des yeux jaunes et le dragon blanc de magnifiques yeux bleus. La gueule des dragons était à demi ouverte, laissant entrevoir sa langue fourchue et ses redoutables dents.

Le dragon noir s'ébroua avant de gronder :

- Tu n’as pas à nous convoquer, Elmarion. La raison a intérêt à être valable.

- Bonjour, maître, dirent en même temps Elmarion et Abigaël en s’agenouillant.

Le dragon rugit avant de répondre :

- Bonjour. Relevez-vous.

Il avisa qu’une troisième personne était présente.

- Je vous présente Louis Krigna, roi du pays de Turiel, auquel la terre des mages est désormais rattachée, expliqua Abigaël. Majesté, permettez-moi de vous présenter Baca et Niger.

- C’est un honneur de vous rencontrer, assura Louis en s’inclinant.

Les dragons ne lui accordèrent aucune importance, se tournant vers Abigaël.

- Pourquoi nous as-tu fait venir ? interrogea Niger.

- À cause de ça, dit Abigaël en sortant le livre de sa besace.

- Je ne parviens pas à en lire le contenu, annonça Niger.

- L’ouvrage est ensorcelé pour n’être lu que par Elmarion et moi, expliqua Abigaël.

- Lis dans leurs esprits, qu’on gagne du temps, murmura Baca à son compagnon noir.

- Non, ils vont me dire eux-mêmes de quoi il retourne, contra Niger.

Baca haussa les épaules et prit son mal en patience.

- Cet ouvrage a été écrit par une petite fille, Annabelle, en possession des six pouvoirs magiques existants sur ce monde. Elle était magicienne, ensorceleuse, nécromancienne, druide, voyante et Morden.

- C’est impossible, annonça Baca.

- C’est pourtant ce qui est arrivé, assura Abigaël.

- C’est moi qui ai façonné les êtres humains afin qu’ils possèdent des pouvoirs magiques. Je sais de quoi je parle. Vous êtes ma création ! Ce que tu proposes est impossible, insista Baca.

- Où est cette enfant ? interrogea Niger.

- Après avoir écrit le livre et nous l’avoir transmis, elle a été forcée de perdre les pouvoirs supplémentaires qui auraient fini par la tuer. Aujourd’hui, c’est une druide, pas différente des autres.

- C’est facile, dit Baca. Pourquoi devrais-je vous croire ?

- Sauf votre respect, Baca, dit Abigaël, je me fiche de savoir si vous me croyez ou non. Ce qui importe, c’est le contenu de ce livre. Si je vous ai expliqué d’où il vient, c’est parce que la question viendra forcément à un moment ou à un autre. J’ai préféré prendre les devants.

- Soit, accepta Baca. Que dit ce livre ?

- Il s’appelle Veritas, dit Abigaël.

- Il dit la vérité sur quoi ? interrogea Baca.

Louis ouvrit grand ses oreilles. Depuis des lunes, il posait la même question au couple, qui refusait obstinément de lui répondre. Aujourd’hui, enfin, il allait savoir.

- Le livre est assez long, annonça Abigaël. Je vais le résumer. Le premier tiers du livre raconte la naissance, la vie puis la mort des dragons blancs.

Baca sursauta, faisant trembler le sol sous ses pattes. Elle rugit avant de se taire pour écouter parler Abigaël.

- Il est dit ici que la magie n’est pas une entité pensante et qu’elle ne peut donc réagir à un soi-disant blasphème.

- Pourquoi les dragons blancs ont-ils disparu, en ce cas ? interrogea Niger.

- D’après cet ouvrage, des parasites, des sortes de vers sont apparus dans le flux de magie blanche à travers les mondes. Les dragons volent sur ces flux. Ils sont entrés en contact avec ces créatures. Les parasites sont entrés dans le corps des dragons, se nourrissant d’eux avant de les tuer.

- Des vers ? C’est ça qui a tué les miens ? s’étonna Baca sans y croire.

- Après la disparition des dragons, les vers sont morts faute de nourriture mais leurs larves subsistent un peu partout. Si un dragon blanc venait à parcourir de nouveau le flux magique, il réveillerait les larves qui se changeraient en vers et tueraient le dragon, continua Abigaël.

- Je parcours les flux depuis ma libération et je me porte bien. Ai-je des vers en moi en train de me dévorer vivante ? interrogea Baca, maintenant inquiète.

- Ce livre dit que vous êtes différente. Vos écailles, non pas blanches, mais de nacre, vous protègent des vers. Ils ne vous reconnaissent pas comme une nourriture potentielle et ne s’attaquent pas à vous. Les larves restent endormies sur votre passage, indiqua Abigaël.

- Je ne suis pas responsable de la mort de mon peuple, comprit Baca.

- Le premier but de ce livre était de dévoiler cette vérité. Apparemment, l’auteur, qui qu’il soit, semblait trouver que ce mensonge était un fardeau trop lourd à porter pour vous et voulait vous en débarrasser.

- Je croyais que l’auteur était une petite fille ? rétorqua Niger.

- Annabelle ne faisait qu’écrire ce que l’auteur lui dictait, précisa Abigaël.

- Savons-nous qui est l’auteur ? interrogea Baca.

Abigaël se tourna vers Louis. Le roi ne s’attendait pas à ce qu’on lui demande quoi que ce soit. Il sursauta avant de dire :

- Quoi ?

- Vous savez qui a écrit ce livre, dit Abigaël. Vous avez suivi Annabelle là où elle a perdu ses pouvoirs. Vous avez rencontré l’auteur de l’ouvrage, n’est-ce pas ?

- Je ne sais pas, répondit Louis. Je vous ai dit que je ne voulais pas vous en parler.

- Et si c’est moi qui demande ? lança Baca.

Louis regarda la Perle. La dragonne de nacre était celle qui avait créé son peuple, les ensorceleurs. Il n’existait que grâce à elle. Il jura entre ses dents puis raconta :

- Peu après qu’Annabelle se fut évanouie, j’ai fait de même et je l’ai retrouvée dans… ce que je pourrais appeler le paradis.

- Un jardin ? Calme, paix, tranquillité, un beau ciel bleu, des fruits, la vie ? supposa Baca.

Louis hocha la tête.

- C'est si facile de contenter un humain, dit la dragonne en faisant la moue. Je peux t'amener au paradis, si tu veux, et de ton vivant…

Louis sourit à la remarque. Il n’avait jamais vu cela ainsi.

- Bref, dans ce jardin, il y avait un homme. Il était banal mais de lui se dégageait une impression de sérénité, de calme. J’avais la sensation de le connaître sans l’avoir jamais vu, qu’il faisait partie de ma vie depuis toujours. Il a dit avoir été obligé de faire subir la transformation à Annabelle pour transmettre le message et qu’il venait de libérer la fillette, sa mission ayant été accomplie. Croyez-vous qu’il s’agissait d’un vrai dieu ?

- Un vrai dieu ? répéta Baca. Parce qu’il existe des faux dieux ?

Abigaël et Elmarion se crispèrent. Louis venait de s’engager sur une pente glissante.

- Abigaël a dit que vous n’étiez pas des dieux, expliqua Louis, mais vous vous faites vénérer en tant que tels.

Baca rugit et cracha du feu mais Niger resta beaucoup plus calme.

- Je suis sûr qu’elle ne l’a pas dit ainsi, dit le dragon noir. Tout le problème vient de la définition d’un dieu. Qu’est-ce qu’un dieu, Louis ? À tes yeux, que faut-il pour que quelqu’un ou quelque chose soit un dieu ?

- Je ne sais pas, avoua Louis. Qu’il soit tout puissant, immortel, qu’il soit omniscient, qu’il dispose de pouvoirs qui nous dépassent.

- Si on applique ta définition, sommes-nous des dieux ?

- Vous avez d’immenses pouvoirs mais vous n’êtes ni omniscients, ni immortels, fit remarquer Louis.

- Donc, sommes-nous des dieux ?

- Non, annonça Louis.

Le jeune homme était terrorisé. Il avait choisi de ne pas mentir aux deux dragons. Maintenant, il craignait leur réponse.

- C’est très bien d’être honnête et de s’en tenir à ses convictions, annonça Niger. Abigaël non plus ne me considère pas comme un dieu et ça ne me dérange nullement. Je ne me considère pas moi-même comme un dieu. En revanche, je sais que je suis un dieu.

- C’est contradictoire, fit remarquer Louis.

- Pas selon notre définition d’un dieu, rétorqua Niger. À nos yeux, est un dieu quiconque ou quoi que ce soit qui se fait respecter de manière libre et consentie en tant que tel. Des humains nous vénèrent comme des dieux sans qu’à aucun moment, nul ne les contraigne à le faire. Nous sommes donc des dieux.

- Mais y a-t-il de vrais dieux ? insista Louis.

- Tu n’écoutes pas, Louis, gronda Niger. Tous les dieux sont vrais. Du moment que dans le cœur de quelqu’un, quelque chose est considéré de cette façon, c’est un dieu. Si tu me demandes s’il y a quelque part quelqu’un ou quelque chose qui correspond à ta définition d’un dieu, alors je te répondrai ceci : le crois-tu ?

- Oui, répondit Louis sans détour.

- Alors c’est qu’il existe. Un dieu vit tant qu’il y a quelqu’un pour croire en lui.

- Si je cesse de croire, il mourra ? s’étonna Louis.

- Non, répondit Niger. Il cessera d’être un dieu, puisque plus personne ne le considérera en tant que tel.

Louis n’était pas sûr de bien comprendre mais il finit par laisser tomber, décidant d’y réfléchir plus tard.

- Tu penses que c’est un dieu qui a fait en sorte qu’Annabelle écrive ce livre pour que la vérité éclate ? demanda Baca.

- En effet, je le pense, annonça Louis.

- Je me sens mieux, c’est certain, dit Baca. Ceci dit, savoir que mon peuple ne pourra jamais renaître me rend encore plus triste.

- Qui a dit que vous deviez rester seule à jamais ? intervint Abigaël. La vérité sur les disparitions des dragons blancs ne constitue que la première partie du livre.

Baca se tourna vers Abigaël. Il ne faisait aucun doute qu’elle venait de gagner son attention.

- La seconde partie de l’ouvrage indique comment redonner vie au peuple de Baca. Naturellement, il ne s’agira pas de dragons blancs, mais de dragons de nacre.

Baca rugit. Son impatience était évidente.

- Seulement, la manière de procéder est… complexe, dangereuse et coûteuse en vies, annonça Abigaël.

- Parle ! s’exclama Baca, totalement rongée par l’énervement.

- Cet ouvrage explique qu’en faisant un soi-disant blasphème, vous avez en réalité sauvé votre peuple, dit Abigaël.

- Comment ça ? Je ne comprends pas, dit Baca tandis que Niger s’ébrouait, peu à l’aise.

- Pour faire revivre votre peuple, les six êtres magiques sont nécessaires, ces êtres que vous avez créés et qui possèdent des pouvoirs que, pour certains, vous n’avez pas vous-mêmes.

- Baca n’a pas créé les six factions magiques mais seulement deux, fit remarquer Niger.

- Certes, mais c'est par ses actes que tous ont été créés. Vous avez copié sa manière de façonner les êtres humains pour engendrer les Mordens, les druides, les nécromanciens et les voyants, rappela Abigaël.

- Les humains peuvent faire renaître mon peuple ? C’est incroyable ! Comment ?

- Le livre décrit précisément la manière de procéder. Ce qui est important, pour le moment, c’est que pour chaque dragon de nacre créé, six êtres humains devront mourir.

- Quoi ? s’exclama Louis.

Abigaël se tourna vers le roi.

- C’est pour cette raison que je vous ai demandé de venir, pour cette raison que cela vous concerne. Toute la question est de savoir si vous acceptez de venir en aide à la Perle, si vous acceptez de lui permettre de retrouver son peuple perdu, en sachant le prix à payer.

- Nous avons créé les êtres magiques, dit Niger, ils peuvent bien…

- Je n’ai pas fini, le coupa Abigaël.

Niger lui lança un regard noir. Qu’elle ait osé parler à sa place lui déplaisait visiblement mais Abigaël savait ce qu’elle faisait.

- Le livre dit qu’il est impossible de créer un dragon de nacre. La seule manière de redonner vie au peuple de Baca est de transformer un dragon noir en dragon blanc, annonça Abigaël.

- Quoi ? s’écria Niger.

- Le livre explique comment six êtres magiques doivent s’y prendre pour effectuer cette transformation. Il n’y a pas d’autre moyen, finit Abigaël.

Le dragon noir fut soudain beaucoup moins véhément. Baca regarda son confrère. Niger ne semblait absolument pas prêt à un tel sacrifice. Abigaël reprit la parole.

- Il faut que chaque partie se réunisse pour en discuter. Les dragons noirs, d’une part et les êtres humains magiques de l’autre. Chacun doit prendre sa décision en toute liberté. Niger, le livre précise que seuls des dragons noirs consentants pourront survivre à la transformation. Il ne s’agit donc pas de forcer qui que ce soit. Allez en parler à votre peuple. Certains seront peut-être volontaires. Majesté, transmettez ces informations à l’ensemble de la communauté magique. Certains sixty seront peut-être d’accord pour se sacrifier.

- Après avoir raconté votre histoire partout, faisant des dragons des dieux, vous demandez maintenant que certains se sacrifient pour eux ? s’exclama Louis. Il y aura des volontaires, mais uniquement parce qu’on leur a fait croire en un mensonge !

- Je ne crois pas moi-même que les dragons soient des dieux, fit remarquer Abigaël. Comment pourrais-je transmettre ce mensonge ? Je n’ai fait que raconter une histoire, une histoire vraie, et chacun en a tiré ses propres conclusions.

- Je déteste ce titre de prophète qu’on me donne, rappela Elmarion. Je ne veux pas disséminer la soi-disant parole divine. Je ne fais que raconter ma vie et uniquement parce qu’on me la demande. Je n’ai jamais menti à quiconque. Si des gens ont choisi de vénérer les dragons comme des dieux, ce n’est pas de mon fait.

Louis était perdu. Il sentit que la communauté magique serait prête à se sacrifier. Combien de sixty perdrait-il dans cette affaire ?

- Combien de dragons seraient nécessaires pour que les dragons blancs puissent ensuite se reproduire de manière naturelle ? interrogea Louis.

- Au moins vingt, dit Baca. Plus serait encore mieux.

Louis comprit que plus d’une centaine d’humains allaient devoir mourir pour redonner vie au peuple de la dragonne. Il se leva et s’éloigna. Il attendit midi, que tout le monde soit éveillé, pour annoncer à la communauté magique sa rencontre avec les dragons et ses conséquences. Désormais, chacun devait choisir en son âme et conscience.

 

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L’été était arrivé à sa fin. L’automne avait passé. L’hiver parvenait à son terme. Le temps pour chacun de prendre une décision, tant pour les humains que pour les dragons noirs. Niger s’était présenté à l’école la veille, sous forme humaine. Il avait rencontré Louis pour lui annoncer que trente-et-un dragons noirs étaient volontaires. De son côté, Louis comptait vingt-sept sixty volontaires, soit pas moins de cent soixante-deux êtres magiques. À moins que de nouveaux volontaires n’apparaissent, seuls vingt-sept dragons noirs subiraient la transformation.

Le sol recouvert des dernières neiges rendait la situation encore plus cendreuse. Les gradins du jeu de Jella étaient bondés. Tous voulaient assister à la transformation.

Abigaël et Elmarion était présents. Ils n’avaient pas encore divulgué le mode d’emploi exact pour effectuer la transformation. Ils étaient là en tant que chefs d’orchestre.

Niger et Baca, sous forme de dragons, se tenaient à un bout du terrain tandis que de l’autre, trente-et-un dragons noirs, actuellement sous forme humaine, attendaient. Les six premiers humains volontaires s’avancèrent.

- Taïmy ? s’exclama Abigaël en reconnaissant l’ancien archimage.

Le jeune homme se dirigea vers Abigaël.

- Tu veux te sacrifier ? Tu as pensé à Solveig ? s’exclama Abigaël, voyant d’avance la détresse de sa fille, follement amoureuse du magicien.

- Je ne survivrai pas à l’école, de toute façon, dit Taïmy. Je préfère mourir pour ma déesse que par leur main.

- Tu ne survivras pas ? répéta Abigaël, perdue.

- Je suis présomptueux et hautain, annonça Taïmy d’une voix neutre. Je serais déjà mort si je n’avais pas annoncé ma volonté de me sacrifier. On m’a permis de voir Solveig.

- Solveig est venue ? s’étonna Abigaël.

- Elle est ici, dans les gradins, mais elle a exprimé sa volonté de ne pas vous parler, précisa Taïmy. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, mais je dois aller mourir.

Abigaël en resta bouche bée. Elle n’avait pas imaginé une seule seconde voir des gens qu’elle connaissait parmi les sacrifiés. Yohan et Julia avaient-ils également choisi cette option ? Soudain, Abigaël eut très peur.

- Ce choix ne nous revient pas, lui rappela Elmarion. Nous ne sommes pas là pour juger. Ils ont décidé en leur âme et conscience.

Abigaël hocha la tête mais cela n’empêcha pas sa boule au ventre de grossir. Elle commençait à avoir la nausée. Le silence se fit dans les arènes sur un geste de Louis et tous se tournèrent vers Abigaël. C’était elle qui devait expliquer la manière de procéder. Une fois les explications données, Elmarion se chargerait de superviser chaque étape.

- Prête ? interrogea Elmarion.

Abigaël ouvrit le livre, inspira et expira plusieurs fois puis hocha la tête.

- Sonorus, lança Elmarion et le sort permit à l’assemblée toute entière d’entendre Abigaël sans la moindre difficulté.

- Le premier être à agir sera le voyant. Il touchera chaque dragon, un par un, afin de déterminer, parmi les volontaires, les plus à même de supporter la transformation.

Le premier voyant volontaire se tourna vers Abigaël. La femme répondit à sa question muette.

- Sa mort signifiera qu’il a touché le bon dragon, annonça Abigaël.

Le voyant frissonna. Mort par simple contact. Il avala sa salive mais ne partit pas. Il comptait bien aller jusqu’au bout.

- Le nécromancien, vidé au départ, devra profiter de la faille pour emmagasiner de l’énergie. Aucun autre nécromancien ne devra prendre cette énergie pour lui.

L’assemblée tout entière hocha la tête, comme un seul homme.

- Le dragon désigné devra donner une de ses écailles. Pour cela, il devra prendre sa forme réelle et ne plus la quitter par la suite.

Les dragons montrèrent qu’ils avaient compris. Donner une écaille n’était pas chose banale mais ils l’accepteraient vu les circonstances.

- Le druide devra aller transformer cette écaille noire en nacre. J’ai déjà expliqué aux druides comment s’y prendre, précisa Abigaël et le druide hocha la tête. La transformation d’une écaille de dragon est une chose très compliquée. Le druide y perdra forcément la vie. Le nécromancien devra à nouveau emmagasiner l’énergie ainsi créée.

Le druide et le nécromancien hochèrent la tête.

- L’ensorceleur devra façonner l’écaille afin qu’elle puisse contenir l’essence d’un dragon. Cet ensorcellement coûtera la vie au lanceur. Le nécromancien récupérera l’énergie.

L’ensorceleur hocha la tête.

- Le Morden prendra l’écaille ensorcelée et, tout en touchant le dragon, activera son pouvoir. Le dragon disparaîtra, avalé par l’écaille et le Morden décédera. Le nécromancien se remplira de nouveau.

L’assemblée commençait à s’énerver. L’énumération systématique des morts rendait chacun très nerveux. Les dragons, à l’idée d’être aspirés dans une écaille, n’affichaient pas un visage plus serein.

- Enfin, le magicien devra prendre l’écaille, la tenir entre lui et le nécromancien. Le serviteur de la mort relâchera l’énergie des quatre morts d’un coup, la dirigeant vers l’écaille et le mage qui la portera. Le dragon renaîtra de l’écaille, volant dans le même temps au magicien sa capacité à créer de la magie. Le nécromancien et le magicien ne survivront pas à cette dernière étape.

Taïmy ne trembla pas. Il semblait résigné, tout comme ses camarades. Elmarion s’avança vers le voyant et fit signe au nécromancien de s’approcher. Le sorcier échangea un mot avec le voyant qui hocha la tête en retour.

Quelques instants plus tard, le nécromancien recevait sa première dose d’énergie. Le dragon noir avait été choisi. Celui-ci se transforma, ses compagnons s’éloignant afin de lui laisser l’espace nécessaire. Le druide transforma l’écaille fournie, l’ensorceleur la façonna et le Morden l’activa. La disparition du dragon fut un moment surprenant. Le dragon noir sembla se désintégrer en poussière avant de former une ombre, avalée par l’écaille nacrée. Enfin, le nécromancien déchargea son énergie sur Taïmy. Un dragon nacré aux yeux verts apparut sur les six cadavres des êtres humains ayant donné leur vie pour lui. Baca rugit de plaisir. Le dragon lui répondit et la rejoignit. Les immenses créatures se câlinèrent, se mordant parfois gentiment.

Le calme revenu, l’opération put se répéter. Inlassablement, les humains se sacrifièrent et Baca voyait son peuple revivre un peu plus à chaque minute qui passait. La lune était haute dans le ciel lorsque les derniers volontaires se présentèrent et Abigaël fut heureuse que ni Yohan, ni Julia ne se soient présentés. Des sacrifiés, elle n’avait reconnu que Taïmy.

Abigaël se tourna vers les gradins. Parmi les spectateurs, combien connaissaient les centaines de volontaires ? Combien venaient de perdre un frère, une sœur, une femme, un mari ou simplement un ami ? La renaissance des dragons blancs avaient coûté très cher à la communauté magique du pays de Turiel.

Le dernier dragon sortit de son écaille et les dragons disparurent dans le ciel, laissant les humains avec leurs morts.

- Louis n’a jamais paru aussi triste, fit remarquer Elmarion alors que tous rentraient dans leurs appartements.

- Il vient de vivre la perte la plus importante depuis son accession au pouvoir, répondit Abigaël, et il n’a personne sur qui se reposer, à qui se confier. Il se sent très seul.

- Annabelle ne le quitte pas d’une semelle, fit remarquer Elmarion.

- Annabelle ne remplacera pas une femme, dit Abigaël. De plus, il n’est pas bon pour Annabelle de ne pas quitter le roi. À cause de cela, elle ne va jamais en cours.

- Louis lui enseigne…

- Il est ensorceleur et elle est druide ! répliqua Abigaël. Ce n'est même pas la même magie ! Je concède volontiers que Louis a des connaissances d'un niveau redoutable, mais ça ne changera jamais le fait qu'il est ensorceleur et pas druide.

Elmarion fut forcé d’admettre que sa femme n’avait pas tort.

- J'espère qu'il trouvera l'amour, dit Abigaël d'une voix faible. Il le mérite.

- Je comprends qu'il repousse toutes celles qui viennent vers lui, répondit Elmarion. Elles ne s'intéressent visiblement qu'à son rang…

- Ou à sa beauté insolente, dit Abigaël en souriant.

Elle envoya un clin d'œil espiègle à son mari. Il fit la moue qu'il ne put s'empêcher de transformer rapidement en un grand sourire.

- Quand ce n'est pas aux deux, finit Elmarion. Une femme saura-t-elle voir l'homme qui est en lui ?

- Je l'espère, parce que Louis est merveilleux, dit Abigaël.

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