Chapitre 14 - La douleur des vies trop courtes

Par Zig
Notes de l’auteur : Bonjour à celles et ceux qui m'ont lue !

Voici donc le dernier chapitre de cette première partie ! Les Fossoyeurs est actuellement en relecture et correction. Je sais que je ne suis plus très présente sur la communauté mais j'espère pouvoir revenir un peu cette année... (un confinement à la maison ne me ferait pas de mal, finalement ;_;)

J'espère que cette lecture vous a diverti.es. Merci pour les commentaires, les petits mots ou juste votre présence ♥

« Le jugement, quel jugement ? »

Pourquoi Molly était-elle humaine ? Pourquoi sortait-elle du cadavre d'un chat ? Pourquoi Féval s'en prenait-il au protecteur de sa nécropole ? Comment les deux intrus étaient-ils arrivés jusqu'ici, eux qui n'étaient pas des Fossoyeurs ? Maintenant qu'Armand y pensait, ce détail lui semblait curieux. Les Ghûls elles-mêmes avaient renseigné l'apprenti sur le fait qu'elles n'avaient aucun pouvoir dans les Tableaux, et qu'elles ne pouvaient avancer sans Fossoyeur. Comment Féval et Molly – respectivement une Ghûl et une humaine métamorphe – étaient-ils parvenus à rejoindre le dernier tableau, sans aide ? Il entrevoyait une possibilité mais demanda quand même.

« Qui vous a amenés jusqu'ici ? Comment êtes vous sortis du Tableau du vieil homme ? Comment avez-vous retrouvé le raccourci des portes ? Comment avez-vous quitté la cathédrale ? »

Pourquoi ne s'était-il pas posé ces questions plus tôt ? Il aurait dû. Quelque chose clochait depuis le début. Grisé par son voyage, par le pouvoir qui s'éveillait en lui, il avait perdu sa lucidité et sentait qu'il le paierait cher. Dans un avenir très proche.

« Tu sais déjà, souffla un M. Pierre toujours entravé ».

Oui. Armand avait compris. Il refusait simplement de croire que Molly l'avait floué tout ce temps.

« Molly est une Fossoyeuse, conclut-il avec tristesse. Molly est une Fossoyeuse et elle est entrée de force dans un Domaine qui n'est pas le sien. »

Nue et superbe, l'intruse darda sur Armand son regard d'onyx. Armand reconnaissait tout d'elle : les yeux durs mais loyaux, le positionnement des sourcils, le pli un peu amer de la bouche, la posture fière et autoritaire. Il ne manquait plus que les poils, les crocs et les griffes mais l'apprenti les sentait poindre en métaphore.

« Tu te trompes sur un point, Armand.

C'est son domaine, compléta Féval ».

La Ghûl ne lâchait pas M. Pierre et son corps revêtait sa forme favorite d'adolescent. Un adolescent capable de rompre les os d'un homme adulte.

« M. Pierre est un voleur, poursuivit Féval. Il n'aurait jamais dû devenir Fossoyeur, c'était la vie de Molly ».

Armand dirigea son attention vers son maître attendant qu'il nie les faits, mais rien ne vint. M. Pierre restait placide, observant la baignoire qu'il venait de quitter. La colère de Féval irradiait, formant des bulles grisâtre sur sa peau.

« C'est vrai ? demanda Armand, cherchant une excuse à laquelle se raccrocher.

C'est un peu compliqué, évoqua le Fossoyeur, mais pas vraiment faux. Tu peux me lâcher Féval, je ne fuirai pas ».

Sans hésitation, avec la confiance des êtres puissants, la Ghûl libéra son prisonnier. Molly ne parlait pas, immobile et splendide dans sa vengeance.

« Je ne comprend rien, avoua Armand, et je ne chercherai pas à comprendre. Ce problème vous concerne et je veux juste savoir ce que vous avez prévu de faire.

Il te concerne aussi, démentit M. Pierre. Je t'ai entraîné dans cette histoire.

Quelle histoire ?

La nôtre. Celle de Molly, la mienne, celle de la Mort et maintenant... la tienne. »

Déroulant élégamment le pied, ses mouvements empreints d'une délicatesse de chat, Molly se déplaça vers la baignoire, observant son contenu. Elle ne faisait plus cas d'Armand, ni de Féval. Seul comptait M. Pierre, et le passé qu'ils partageaient.

« Tu savais qui j'étais ? interrogea la femme.

Non, démentit M. Pierre. Je pensais que tu avais disparu lorsque j'ai pris ta place, comme c'est la règle. Tu accompagnes David depuis des années et tu servais déjà James, je n'avais aucune raison de penser que tu étais...

Ta Fossoyeuse ? Ton ancienne amie ? La personne qui t'a accueilli ? Formé ? qui était prête à te céder son Domaine après t'avoir fait confiance ? »

Le ton montait. La voix de Molly – d'abord maîtrisée et puissante – s'éraillait de trémolos rageux. Armand reconnaissait cette colère : il hébergeait la même dans son cœur. Une colère tournée contre une même personne mais qui ne se nourrissait pas du même nombre d'années.

« Quand la Mort t'a amenée à moi, quand j'ai vu ton âge, je savais que mon rôle touchait à sa fin et je l'acceptais, j'étais prête, mais quand j'ai découvert... »

M. Pierre l'interrompit. Son regard chaloupait sous l'effet d'une panique rarement expérimentée. Armand n'avait jamais observé cette attitude chez son maître. En d'autres circonstances la situation l'aurait fasciné.

« Pas devant Armand. S'il te plaît. »

La prière explosa, détruite par une oreille qui refusait d'entendre.

« … Quand j'ai découvert que tu n'étais qu'un humain, que tu n'avais rien à faire ici et qu'on t'avait filé ce poste parce que tu baisais avec la Mort je... Tu imagines ce que ça fait ? Tu peux imaginer, Pierre ? J'ai vu partir mon maître... j'ai vu sa force disparaître à l'intérieur de moi et m'offrir le Cimetière. Je me suis préparée, j'ai joué le rôle qu'on attendait de moi, j'ai tenu ma place, j'ai jugé des Dieux, des Hommes, maintenu mon Domaine et entretenu les Tableaux. J'ai lié mon âme à toutes ces choses en me préparant à disparaître et tu m'as arraché tout ça ! J'ai eu juste une dizaine d'année pour tenir un rôle qui en demande des centaines ! Tout ça pour quoi ? Pour laisser la place à un homme qui a séduit la Mort pour ne pas mourir lui-même !

Attendez c'est possible, ça ? les interrompit Armand.

Ça ne devrait pas l'être, lui répondit doucement Féval. »

La Ghûl s'était rapprochée de l'apprenti, lui-même placé vers la droite de l'ancienne Fossoyeuse. Désormais M. Pierre se tenait face à eux, tête basse et épaules affaissées.

« Je n'ai rien demandé, se défendit le Fossoyeur. Je ne l'ai pas séduite et je n'ai jamais voulu ça.

Tu m'as volé ce que je chérissais le plus, reprocha une nouvelle fois Molly, et surtout tu m'as trahie. Tu savais ce que tu étais en train de faire, tu savais que ce n'était pas ta place mais tu as continué à mentir comme si de rien était.

Je ne savais pas ce qui allait se passer ! Je suis comme vous tous, je me suis retrouvé ballotté dans tout ce merdier ! »

M. Pierre se rapprocha, éveillé par des accusations dont il acceptait le fond mais pas les détails.

« Merde Molly, regarde un peu ce qu'il y a autour de toi ! Tu vois bien que je ne gère rien. Je ne suis même pas vraiment un Fossoyeur, je maîtrise à peine la magie, mon Domaine est en train de mourir et je suis tellement creux que je ne peux même pas compléter mon Tableau.

Parce qu'il ne t'était pas destiné, l'acheva Molly. Ce Tableau est le mien ».

D'un signe de l'index, la Fossoyeuse souleva le corps qui l'avait longtemps hébergée. La carcasse s'agita, prise d’écœurants soubresauts, avant de se défiler comme une pelote de laine. L'extrémité du premier brin vint se poser sur le sol blanc et son contact fit naître un monde. Émerveillé, Armand observa la gale colorée qui grignotait le blanc, offrant au paysage un maquillage d'exception. Même si la situation ne s'y prêtait pas, le garçon se prit à sourire, enchanté par ce que Molly faisait naître et grandir. Des branches jaunes, roses et bleues poussaient sur des murs de chaux avant de fleurir. Des fruits fantasmés se décollaient puis tombaient dans de grands paniers d'osiers couverts de liserons multicolores. En l'espace d'un souffle, la vacuité monotone de M. Pierre se transforma en verger merveilleux et alluma des étoiles dans le regard d'Armand. Sa propre magie lui picotait le bout des doigts et chatouillait son ventre, excitée par la puissance d'une consœur.

« Je suis désolée, s'excusa la Fossoyeuse en caressant un arbre. Je pensais revenir plus vite ».

Touché par l'intimité de Molly et son Tableau, Armand détourna les yeux. Une tâche noire attira son attention plus loin : rien ne poussait là où se trouvait la baignoire de M. Pierre. L'objet restait planté, parfaitement incongru, abîmant la pureté féerique du lieu.

« Je vais te rendre ce qui t'appartient ».

Armand tourna vivement la tête, observant M. Pierre. Ce dernier n'avait pas bougé et les émotions fuyaient son regard. Le Faux-ssoyeur se vidait, siphonné par sa propre impuissance et des regrets trop anciens.

« Je suis sincère : je ne voulais pas ça.

Tu sais ce qu'il te reste à faire, dans ce cas ».

Imperturbable, Molly plaqua une main sur le torse de M. Pierre. Leurs regards se croisèrent longuement, échangèrent des mots silencieux dont Armand ne pouvait deviner la teneur. Féval posa une main amicale sur l'épaule de l'apprenti, malaxant l'articulation dans une tentative maladroite de soutien.

Quel soutien ? Pour quoi ? Armand l'ignorait. Attendait. Une attente trop longue. Juste un peu, d'abord, puis beaucoup trop.

« Il est censé se passer quoi ? murmura-t-il à Féval.

Pas ça, lui confirma la Ghûl ».

M. Pierre fronça les sourcils, Molly appuya plus fort.

Les deux adultes comprirent au même moment.

« Non Molly. Non. »

Pris d'une vigueur soudaine, M. Pierre se jeta devant Armand, barrant le passage à la Fossoyeuse.

« Pousse-toi, menaça-t-elle. »

Armand se recula, constatant un danger évident. Même Féval s'interposa, dardant une tentacule brumeuse vers sa complice.

« Je n'étais pas d'accord pour l'impliquer, rappela Féval. Il est hors de question d'en faire un dommage collatéral.

Tu as promis de m'aider.

Je t'aide pour réparer les Domaines et éviter que le Cimetière ne disparaisse, je ne le fais pas pour toi. Armand est un Fossoyeur légitime et il nous a prouvé sa valeur, tu n'as pas le droit de lui faire le moindre mal.

Tu m'en crois vraiment capable ? »

La femme se planta face à l'humanoïde, peu impressionnée. Féval se détendit.

« Il n'y a qu'un Apprenti pour prendre la place de son maître. Même si Pierre a volé mon essence je ne peux pas la récupérer parce que ce n'est pas le cours naturel des choses. »

Elle pointa vers Armand un doigt à l'ongle rosé, et long.

« Tu vas me la donner ».

Le garçon chercha le soutien de son maître, retrouvant ses habitudes d'enfant. M. Pierre lui sourit : un sourire vacillant et plein de peur.

« Je ne suis pas sûr de vouloir.

Tu n'as pas le choix, rappela Molly.

Techniquement si. C'est juste que la seconde possibilité ne te plaît pas ».

Armand s'attendait à de la colère, des menaces, peut-être même des coups, mais il ne s'attendait pas à la tendresse dans la voix de Molly. Elle ne tirait aucune satisfaction de la situation et ne le forcerait pas.

« Je t'en supplie... Tu ne lui dois rien. Il t'a blessé autant que moi. Il m'a volé mon avenir mais il t'a aussi pris le tien.

C'était sincère ?

Quoi donc ?

Notre amitié. Quand tu m'as appris à lire. Quand tu m'as rapporté des choses de l'extérieur. Quand tu m'as veillé, alors que j'étais malade. Quand tu venais me voir, parce que tu me savais seul. Quand tu m'écoutais, me grondais, me conseillais ou me traitais d'idiot. »

Molly approcha les deux mains, s'emparant du visage d'Armand pour le tenir en coupe. Ses lèvres sombres se posèrent sur le front avant qu'elle n'y colle le sien. Le garçon n'avait jamais été aussi proche d'un autre humain et il renifla. Les yeux humides. Juste parce que c'était chaud, rassurant et sincère.

« J'attendais le bon moment mais ça ne m'a pas empêchée de savourer la moindre seconde passée avec toi. Ni de t'aimer pour ce que tu es.

Je suis consentant, rappela M. Pierre. Il y a des torts qui doivent être réparés. Si les choses ne se remettent pas à leur place l'Imaginaire va continuer à s'étioler et ce sera ma faute.

Mais où vas-tu aller ? s'enquit Armand. Qu'est-ce que tu vas devenir ?

On en a déjà parlé. Je vais m'effacer.

Je ne veux pas ».

A l'époque il ne voulait pas en entendre parler et ne voulait toujours pas, maintenant que la situation se présentait. Ces semaines sans M. Pierre lui avaient semblé interminables et il lui proposait maintenant de ne plus être là du tout ? Impensable.

Molly s'écarta doucement, laissant place à son ancien apprenti.

« Armand, tu te souviens du rayon de soleil dans la boîte ? »

Le garçon fit « oui » de la tête et comprit aussitôt le parallèle. Il ferma les yeux. Fort. Se mordit le bas de la lèvre. L'humidité s'accrochait aux cils.

« Tu as vu ce qu'il y avait dans la baignoire ? »

Un second « oui » confirma l'observation. Inutile d'insister : pour une fois il comprenait.

« Mais je t'aime, moi.

Moi aussi. »

Un rire.

Pierre riait.

Avec son rire de travers : rare, précieux et unique.

« A ma manière, je t'aime ».

Quand les bras se refermèrent autour de lui, Armand laissa filer ses larmes. Pas de torrent, pas de cascade, rien d'élégant et beaucoup de peau rougie. Il ne rendit pas l'étreinte. Pour une fois il prenait seulement. Avait assez donné.

« Je fais comment ? s'intéressa-t-il en essuyant la morve sur le dos de sa main.

Tu mets ta main contre mon cœur, et tu le prends. »

Il n'en avait pas envie, mais il le fit. La paume chercha le pouls, s'installa malgré les couches de vêtements.

Il a l'air si malheureux, constata l'Apprenti.

Il l'est.

Moi aussi

Pardon.

Non.

C'est de bonne guerre ».

Armand gloussa puis sentit quelque chose chatouiller sa peau. Le cœur battait en décalé, cherchant à caler son rythme. La pression des bras se fit moins forte, devint brise puis souvenir et enfin cendres.

M. Pierre n'était plus là.

« Tu n'es pas seul, rappela Féval pour le soutenir.

C'est faux ».

Armand ne lui en voulait pas, d'avoir choisi un autre camp que le sien. La Ghûl avait ses raisons, Molly aussi. Leurs actes se légitimaient, ce qui rendait les choses plus difficiles encore.

Ils lui laissèrent le temps qu'il fallait. Ne le pressèrent p as. Quand il fut prêt, Armand déplaça précautionneusement le cœur vers Molly avant de le confier à ses soins. Blanc et vide : le pauvre organe présentait sa pâleur sans magie.

« Si je te demande, tu refuses aussi le mien ?

Ce n'est pas le même genre d'excuse, fit valoir Armand.

Pas le même genre d'acte non plus. Je suis désolée.

Tu n'as pas à t'excuser.

Pour ça... si ».

Trop prisonnier de son deuil, l'apprenti ne vit pas venir l'attaque. Une faible explosion le projeta vers la baignoire de M. Pierre, le faisant basculer dans l'immonde liquide. L'eau pénétra aussitôt sa bouche, son nez et ses oreilles. Il entendit vaguement Féval puis...

Plus rien.

Le noir complet.

Le blanc ensuite.

L'air enfin.

Il flottait dans un espace sans consistance, sans sol ni mur ni direction.

Seul.

 

Et le jour pour lui fut comme la nuit.

 

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