Chapitre 13 - Un trou dans la baignoire

Par Zig

Pour la première fois depuis le début de son voyage, Armand atterrit avec douceur. Son saut se termina sur un pas tranquille, posant la semelle de son mocassin sur la surface lisse du sol.

Du sol ?

Peut-être pas. Difficile à dire. Le blanc était partout. Ce nouveau Domaine – très différent des précédents – ressemblait à une page blanche qui ne serait jamais recouverte. Dans sa composition elle ne différait pas du Tableau de la femme à la chandelle, excepté peut-être dans le choix chromatique. Le ciel, l'horizon, et la terre ne formaient qu'une immensité claire où se repérer tenait du défi.

Pourtant...

Pourtant Armand sentait quelque chose battre en même temps que son cœur. Le vide hébergeait une vie ténue, timide, qui ne demandait qu'à se révéler. Le Fossoyeur percevait la peur, le désarroi et surtout la solitude. Les pleurs sourdaient des silences, formant un brouhaha continu, percevable de ses seules oreilles attentives.

Désormais familier des mécanismes propres aux Domaines – au pattern répétitif, il fallait bien le reconnaître – Armand se laissa guider par la sensation. Il avait gagné en confiance depuis sa marche dans le second Tableau, et sa progression fut étonnement simple.

Un pied devant l'autre. Lentement. Le visage tournée vers le haut, le bas, les côtés, scrutant, en alerte.

Les pleurs s'intensifièrent, se changeant en cris. Les sanglots portaient la force d'une voix adulte, une voix d'homme. Plus il les entendait, plus Armand se sentait gagné par la détresse qu'ils charriaient. La limpidité terrifiante se nouait à son âme, envahissait ses propres émotions, réveillant des douleurs qu'il aurait préféré enterrer. Les souvenirs se bousculaient, des morceaux de nuits mouillées, de courses dangereuses et de solitude sans fin. Des nuits entières à hurler dans le secret de sa cabane, à appeler « à l'aide », sans recevoir la moindre réponse.

L'abandon. Grouillant dans ses veines. Insupportable. Trop lourde pour un enfant trop jeune.

Trop lourde pour un adulte, aussi.

Trop lourde pour n'importe qui de sensé.

Gagné par une impression d'urgence, Armand se mit à courir.

« J'arrive »

Souffla-t-il, comme une promesse.

« J'arrive »

Répéta-t-il, lançant des mots comme des bouées.

« Je suis là ».

Et plus les mots sortaient, plus il courait vite. Ses pieds ne faisaient aucun bruit sur le blanc. Son souffle ne troublait pas l'air ambiant. Ses blessures se rouvraient, invoquées par la détresse qui excitait les douleurs. Mais même couvert de sang, même au bord de la mort, rien ne l'aurait empêché de courir.

Il savait.

Où il allait.

Ce qu'il cherchait.

Qui pleurait.

Le cœur battait à ses tempes, dans ses doigts, même sur sa lèvre fendue et craquelée de soif. Les muscles s'asphyxiaient à force de repousser les limites et, pourtant, Armand avait l'impression de ne pas avancer. Quelque chose de lourd ralentissait sa course, le gluait, interdisant de porter secours.

« Attends ».

Supplia-t-il.

« ATTENDS ! »

Hurla-t-il. Une impression d'urgence faisait tourner sa tête, vriller ses pensées.

Courir.

Courir.

Courir.

Sans pose.

Sans faillir.

Déchirer les muscles, rompre les os, éclater les tendons.

Ruiner son corps jusqu'à laisser sortir l'âme.

Tout laisser derrière.

Tout.

Le seul moyen de vraiment pénétrer cet ultime Domaine.

Le bout du voyage.

Un claquement se fit entendre, comme une corde qui rompt et laisse tomber le voile qu'elle retenait. Le Domaine se déchira : une petite fissure dans laquelle Armand s'engouffra.

Le blanc. Toujours. Mais le blanc avec une baignoire.

Et dans cette baignoire...

Une main.

Les longs doigts blancs accrochaient les bords incurvés, fantomatiques sur le noir de la porcelaine. Des entrelacs d'argent dessinaient des motifs complexes sur l'objet, retraçant une vie pleine de métaphores. Un clapotis épais éveillait l'émail, ne parvenant pas à couvrir les terribles sanglots.

Armand s'arrêta net, incapable de continuer. Il respirait trop vite. Tremblait. Maintenant qu'il touchait au but la peur le prenait. Ils n'avaient jamais su communiquer, tous les deux. N'avaient jamais parlé de leurs peurs, de leurs douleurs, jamais évoqué ce qui les rongeait de l'intérieur.

Ce qui rongeait M. Pierre.

Ce qui couvrait son regard de pluie.

Ce qui le séparait du reste du monde.

D'Armand.

Lorsque les doigts glissèrent de la faïence, Armand se réveilla pour se précipiter. Il savait que s'il perdait cette main il ne la retrouverait pas. Avec tout ce qui lui restait comme force il agrippa le poignet, sentit le cubitus en relief. Le liquide contenu dans la baignoire rendait tout glissant et ne permettait pas une bonne prise mais il ne lâcha rien, serrant au risque de faire mal. De toute manière rien ne pouvait être plus douloureux que les hurlement qui continuaient à sourdre du bain.

Malgré ses efforts, le poids de M. Pierre l’entraînait vers le fond. Ce qui remplissait la baignoire le dégoûtait, invitait à fuir plutôt qu'à plonger tête la première. Maintenant qu'il se trouvait assez près, Armand se rendait compte que la plainte venait de là, perçant la surface avant de se diffracter. Une odeur nauséabonde lui encombrait les narines et la gorge, nouant sa respiration au point de le suffoquer.

La pauvre apprenti glissait de plus en plus. La main plongea dans l'eau, vite suivie par un morceau du bras. Désespéré, Armand prit appui sur la baignoire pour tirer, essayer de tracter, mais en vain.

« Non... non, non, non, non, non »

Répéter ce mot ne servait à rien mais ça le soulageait, lui rappelait qu'il ne devait pas abandonner, ne pouvait pas. Ce voyage ne devait pas se terminer là, à quelques centimètres de celui qu'il cherchait.

« Tiens bon M. Pierre... s'il te plaît, reviens ».

Ses suppliques restaient sans effet. Le corps s'alourdissait, les cris devenaient insupportables et Armand ne parvenait presque plus à respirer.

« Si je dois te suivre je te suivrai mais s'il te plaît... s'il te plaît reste avec moi. Pour une fois... reste avec moi ».

L'apprenti fit appel à la magie, puisant dans cette source chaleureuse qu'il avait appris à retrouver.

Rien.

Cet endroit tuait tout. Rien de beau ne pouvait y survivre.

Saisi par le découragement, Armand offrit un sanglot. Né des profondeurs de ses peurs, il éclata à la surface des lèvres.

« Je ne t'ai pas abandonné, pleurnicha le garçon. Alors s'il te plaît... s'il te plaît. Pitié. »

Incapable de terminer sa prière, il se tut. Les larmes coulaient maintenant, contaminaient l'eau saumâtre de la baignoire. Elles échouèrent, elles aussi. Rien ne semblait pouvoir sauver M. Pierre.

Rien.

Aucun Fossoyeur, aucun Apprenti, aucun Tableau.

Même pas Armand. Armand qui ne lâchait pas, refusait d'abandonner malgré la faiblesse dans ses muscles et la douleur de ses plaies. Lentement, la peur et le désespoir furent remplacés par autre chose : une émotion nouvelle qui envahissait d'Armand avec la force des tornades.

La colère.

« Tu es un égoïste ».

Toujours. Depuis le début.

« Tu ne penses qu'à toi. Tu n'es tourné que vers toi. Féval, Molly, David, Utùg, Dakini, Gigim, même Poe... ils ne jurent que par toi ».

Le barrage cédait. Fragilisé par des années d'injustice et de sécheresse, il éclatait enfin.

« Moi... moi je ne jure que par toi. Tu es tout mon monde. Toute ma vie. Après tout ça, après tout ce que j'ai accepté de toi, tu ne peux pas ! Tu n'as pas le droit ! »

Le poids s'allégea. Pas grand chose, à peine. Juste de quoi tirer plus fort.

« J'ai supporté tes silences ! explosa finalement Armand. J'ai supporté tes énigmes ! Ta froideur, ta distance, tout ce que tu ne me disais pas ! »

Injuste.

C'était injuste.

« Je ne méritais pas ça. Je ne méritais pas d'être laissé seul dans une cabane moisie, ni d'apprendre à me débrouiller contre des Ghûls. Je ne méritais pas de creuser sans jamais savoir pourquoi, je ne méritais pas de t'obéir sans recevoir le plus petit remerciement ! »

Trop de choses. Trop de reproches, de non-dits, de vérités qui se bousculaient.

« Je ne méritais pas de t'aimer au point d'en avoir mal, papa ! »

Lorsque les doigts se refermèrent sur son poignet, cherchant assistance pour se hisser, le cœur d'Armand rata un battement. L'apprenti resserra son étreinte, plaçant les pieds de chaque côté de la baignoire, collant les muscles de ses cuisses pour assurer sa prise. Il tira comme il n'avait jamais tiré, sentant les muscles de ses épaules chauffer sous la violence de l'effort. Une fibre lâcha, provoquant une douleur atroce.

Après une lutte épuisante, le bras de M. Pierre sortit finalement de l'eau, lentement suivi par l'épaule puis la tête. Le Fossoyeur avala une énorme goulée d'air, toussant et crachant tandis que l'oxygène gonflait ses poumons. Le pauvre homme tremblait, plus livide que jamais, ses grandes cernes bleutées épousant les poches sous ses yeux gris.

« Pardon... »

Le mot qu'Armand voulait le plus entendre et qui, de ses deux jolies syllabes, effaça toute trace de colère. Il adora le visage qu'il voyait, gravant dans sa mémoire les mèches grises et mouillées, sur cette tête de quarantenaire.

Mais il ne lui pardonna pas.

« Non.

C'est de bonne guerre ».

Accepta M. Pierre tandis qu'il quittait la baignoire pour rejoindre le sol. Jamais Armand ne l'avait vu si faible et si fatigué. Sous son air de zombie apathique, Pierre dissimulait toujours une énergie tranquille, presque nerveuse, comme une vague sous l'épaisseur de la glace ; pourtant ici il paraissait vidé.

Inconsistant.

Le Fossoyeur passa ses deux grandes mains dans ses cheveux, chassant l'eau qui disparut au contact de sa peau. Au cours du combat M. Pierre avait perdu son éternel bandana rouge, celui qu'il pliait en bande pour restreindre la tignasse. Trop de choses manquaient. Armand sentait qu'elles ne reviendraient pas.

« Je ne pensais pas que tu viendrais, avoua M. Pierre.

Parce que tu doutais que j'en sois capable ?

Parce que je ne le mérite pas ».

Armand aurait pu s'attendrir, mais il ne le fit pas.

« C'est vrai, mais je suis là quand même. Je n'abandonne pas les gens.

Je sais.

Mais tu ne le savais pas avant, lui reprocha Armand.

Non, confirma le Fossoyeur. Je me trompe, parfois. Souvent, en fait. »

Le ton de son maître agaçait l'apprenti. Des émotions contradictoires lui collaient la nausée, parce qu'il ne les reconnaissait pas.

« C'est ton Domaine ici, hein ? Ton tableau ? En tant que Fossoyeur ? »

M. Pierre confirma d'un hochement de tête. Ses yeux aux longs cils parcoururent l'infini mollesse du blanc, ne s'arrêtant sur rien.

« Pourquoi c'est si vide ? demanda Armand.

Parce que je n'arrive pas à le combler. Je suis un imposteur, et les imposteurs auront beau faire semblant, ils resteront toujours des coquilles vides avec de belles peintures sur le visage ».

Armand ne trouva rien à ajouter. Le silence encombrant reprit ses habitudes, dessinant entre eux une frontière difficile à franchir.

« Pourquoi la baignoire ? Le questionna l'apprenti, en quête de sens.

Je ne peux pas te le dire. Tu comprendras sans doute plus tard ».

Le Fossoyeur répondait, mais il semblait loin. Si loin.

« Je sens que tu n'es pas seul, affirma M. Pierre en fronçant les sourcils. Gigim et Dakini sont avec toi.

Oui. Ils sont dans leur bocal, dans mon sac.

Bien. Surtout garde-les cachés.

Pourquoi ? 

Tu en auras besoin ».

Armand ouvrait la bouche, prêt à demander des explications, lorsque son attention fut attiré par la baignoire. Elle n'avait pas bougé depuis la sortie de M. Pierre mais, à présent, le liquide en son sein s'agitait à gros bouillon. Les bulles gonflaient et éclataient, projetant des touches de couleur sur les murs. Armand trouvait cela joli voire rassurant tandis que M. Pierre observait la scène avec méfiance.

Il savait ce qui arrivait, l'apprenti en était certain. Pourtant, fidèle à ses habitudes, le Fossoyeur ne disait rien.

Refusant de se laisser démonter – il avait acquis assez de confiance pour se dresser face aux problèmes – Armand resta bien droit, invoquant un calme qui clarifia ses pensées. Il ne ne comptait pas se laisser surprendre et pourtant... il fut bel et bien surpris.

Dépliant sa carcasse de cauchemar, Féval s'extirpa du magma bulleux, rapidement suivi par Molly. Armand abandonna toute prudence et laissa un sourire rassurer son visage. Ils étaient tous là ! Féval, Molly, M. Pierre, lui... intacts. Prêts à retrouver la chaleur grise de leur nécropole.

Tout ne se déroula pas comme prévu.

Ses crocs sortis, les yeux rouges et meurtriers, Féval bondit sur M. Pierre. Ses lacets de brume s'enroulèrent autour des reins, des jambes et des bras du Fossoyeur, le contraignant à rester immobile.

« Mais qu'est-ce que tu fais ? s'enquit Armand, déboussolé.

Il répare une vieille injustice ».

Répondit Molly.

Sauf que Molly n'était plus Molly. Une femme s'extirpait difficilement du chat et la carcasse n'était plus qu'une charogne sanglante, toute en esquilles et en poils. Armand frissonna devant les yeux vitreux et la gueule béante. Il aurait voulu pleurer mais les larmes ne venaient pas. Il n'avait pas le temps pour un deuil. Un problème à la fois.

« Recule-toi Armand, ordonna la femme. Je n'ai aucune raison de te blesser.

Trop tard ».

Répliqua le jeune homme, dont le regard ne pouvait se détacher du corps de Molly. L'inconnue tourna la tête pour observer la charpie, puis elle soupira.

« Ce n'est pas joli à voir, mais c'est moins grave qu'on pourrait le croire.

Moins grave, s'étouffa Armand. Elle est morte !

Pas tout à fait, précisa Féval tandis qu'il serrait M. Pierre ».

L'apprenti détailla Féval, essayant de comprendre. Molly et lui se connaissaient depuis longtemps et s'appréciaient. Certes Féval restait une Ghûl mais tout de même... parmi tous les monstres du cimetière il s'était toujours montré le plus humain et le plus chaleureux.

Et M. Pierre qui ne bougeait pas, restait impassible comme... résigné.

Calmement, Armand reprit les éléments pour les assembler. Le comportement de Féval, celui de M. Pierre, la voix de l'inconnue...

Il soupira.

« Tu es Molly ».

Elle confirma d'un sourire. Un grand sourire très blanc sur une peau très sombre.

Oui. Elle souriait comme un chat. Avec les crocs sortis et le regard qui rit. Un sourire qui ne se voulait pas menaçant mais qui menaçait quand même. Jusque dans la voix.

« J'ai été patiente mais c'est enfin terminé. Il est l'heure du jugement, M. Pierre ».

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