Chapitre 14 : Le droit le plus primaire

— Non ! hurla Ether en poussant Vanessa.
La lame fendit son épaule et alla se planter sur le rideau du lit à baldaquin qui prit immédiatement feu. Angélina cria en sortant de sous la table et courra vers sa mère. Kleora qui avait trébuché en voyant la lame fendre l'air se redressa et releva brusquement Vanessa en l'éloignant du lit. Le bras d'Ether était décoré d'une profonde entaille de laquelle s'échappait le sang avec abondance.
        En plus de l'alarme stridente d'alerte, l'alarme incendie se déclencha et hurla à m'en faire grimacer. Ether se précipita vers moi et me saisit par les épaules alors que je m'approchais de Vanessa.
        — Non ! cria-t-elle. Tu ne peux pas faire ça !
        Je la dévisageai en fronçant les sourcils.
        — Si, affirmai-je. Et c'est bien pour ça que je suis là, alors pousse-toi.
        Je rejetai ses mains d'un mouvement brusque mais elle posa sa main sur ma poitrine pour me tenir à distance.
        — Tu ne comprends pas, insista-t-elle. Ce qui se passe te dépasse.
        — C'est pour ça que ça ne me regarde pas. Alors pour la dernière fois, écarte-toi, la menaçai-je.
        Kleora saisit Vanessa par le bras en l'entraînant vers la porte.
        — Dépêche-toi ! cria-t-elle. Vous devez vous enfuir. Vite !
        Vanessa attrapa son bras comme pour protester, mais au même moment. Nous nous tournâmes vers la porte sur la quelle quelqu'un s'était mis à tambouriner. Je n'entendais rien à cause de tout le bruit, mais je savais par avance que c'était un - ou plusieurs - garde. Et à la manière dont la porte se secouait, il était évident qu'ils étaient mécontents. Et pressés d'entrer.
        Pour ne rien arranger, les flammes continuaient de se répandre tandis que la fumée envahissait la pièce.
        Kleora approcha la main du verrou mais Vanessa l'en empêcha.
        — N'ouvre surtout pas ! paniqua-t-elle. Ils ne doivent surtout pas entrer !
        — Quoi ?! Mais qu'est-ce que tu...
        Je rejetai à nouveau la main d'Ether d'un geste brusque mais elle garda ses positions.
        — Il faut que tu m'écoutes, Jaïna. Tu ne peux pas la tuer, elle est beaucoup plus importante que ce que tu peux imaginer. Elle n'est pas...
        — Je. M'en. Moque, articulai-je alors que je voyais les verrous de la porte céder. On a tout fait à ta manière jusqu'ici mais à présent c'est moi qui—
        — Dehors, supplia-t-elle en me prenant à nouveau par les épaules, ses yeux braqués sur les miens.
        — Cela ne sert à rien d'essayer de la convaincre, pesta Kleora. Je vais les faire entrer et la faire tuer.
        Elle se tourna à nouveau vers la porte et Vanessa s'interposa. Je levai la main pour l'empêcher de toucher la poignée mais Ether se mit à nouveau devant moi.
        — S'il te plait, m'implora-t-elle à nouveau en rapprochant son visage. Je sais que j'ai été un sacré boulet pour toi. Je sais que tu ne voulais pas de moi. Et je sais aussi que tu fais de sacrés efforts pour me supporter malgré le fait de ne pas pouvoir me voir. Mais je te demande un dernier effort. Un dernier. Dehors. Laisse-moi m'expliquer dehors, et tu prendras ta décision. S'il te plait...
        Je serrai les mâchoires en ravalant la quinte de toux qui s'apprêtait à m'échapper et levai les yeux vers Vanessa qui faisait barrage à Kleora, devant la porte, Angela serrée contre elle.
        — S'il te plait...
        Je regardai à nouveau Ether en serrant le poing.
        — Je dois faire...
        — ... Ton travail, compléta-t-elle. Je sais. Et on sait toutes les deux que mon père ne tiendra jamais parole. Pourtant tu es venue ici parce que tu t'es dit qu'il fallait essayer, parce que tu avais de l'espoir. Et s'il était juste là ? Et si la solution c'était elles (elle désigna Vanessa et Angela du bras). Je t'en prie, laisse-moi t'expliquer. Quand on sera à l'abri. Et je te le promets (elle pointa de deux doigts son coeur, le ciel et la terre), si ça ne convainc pas, je ne te retiendrai pas. Laisse-moi...
        Elle fut secoué d'une quinte de toux et mis son bras devant sa bouche. On ne voyait presque plus que rien dans la pièce alors que le feu commençait à gagner d'autres meubles.
        Le verrou de la porte sauta soudainement. Vanessa et Kleora sursautèrent en s'éloignant, la main devant le bouche. Ma maitrise de l'air me permettait de puiser dans les dernière sources d'oxygène pour ne pas m'asphyxier mais je ne tiendrais pas éternellement. Je posai ma main devant ma bouche pour m'empêcher de respirer la fumée.
        Je regardai la scène, la pièce noyée de fumée et la chaleur étouffante qui nous envahissait. Kleora, Vanessa et Angela qui étaient tassés dans un coin. La porte qui commençait à céder, laissant entrevoir le rayon de lumière rouge vif du couloir. Elle ne tiendrait plus très longtemps et je n'avais pas le temps de me disputer avec Ether. Je pouvais bien évidemment les tuer de là où j'étais sans tenir compte de son avis. Mais si je me mettais la seule Draatinga encore saine d'esprit a dos, je pouvais dire adieu à l'intermédiaire entre Heesadrul et moi.
        Je ne pouvais pas non plus argumenter avec elle pour le moment. Si les gardes entraient et que je tuais Vanessa et Angela, mon identité en serait compromise et mon implication dans le meurtre de la famille Nicolaides ne pourrait en être que confirmée. Ils risquaient également de remontrer jusqu'à Heesadrul et je perdrais tout espoir d'aider Jane.
        À moins que ce qu'Ether avait à dire arrivait à changer la donne.
        Je la regardai.
        — Dehors.
        — Dehors, acquiesça-t-elle.
        — Et tu me laissera les tuer.
        Elle hésita mais hocha la tête à nouveau.
Elle tourna la tête vers Vanessa et lui fit signe.
        — Venez par ici, cria-t-elle. Il faut qu'on sorte.
        J'avais beau regarder, il n'y avait aucune fenêtre. Seulement un débarras et des toilettes. Vanessa porta sa fille en avançant vers nous, non sans les protestations de Kleora.
        — Il y a une trappe, fit-elle d'une voix étouffée. Dans le débarras. On descendra à l'étage d'en bas !
        Kleora lui saisit le bras alors qu'elle tentait de reprendre son souffle.
        — Es-tu folle ? Tu vas les suivre ? s'indigna-t-elle. Alors qu'elle veut vous tuer ?
        Vanessa se dégagea de son emprise en serrant sa fille, couverte par sa veste qui la protégeait de la fumée.
        — Je préfère que ce soit elle, plutôt qu'eux.
        Elle désigna la porte qui s'apprêtait à céder d'un moment à l'autre.
        — On doit s'en aller, me pressa Ether en me tirant par le bras. Maintenant !
        Vanessa regarda Kleora une dernière fois.
        — Tu peux venir, tu sais. Rien de bon ne t'attend ici.
        — Vanessa ! cria Ether.
        Kleora caressa la tête d'Angela avant de rejeter un regard sévère à sa mère.
        — J'espère que tu sais ce que tu fais.
        Ether saisit le bras de Vanessa en l'entrainant en direction du débarras. Lorsqu'elle ferma la porte, j'entendis un fracas et des dizaines de voix en provenance de la chambre.
        — Là, me pressa Vanessa. Sous les cartons !
        Ether et moi déplaçâmes hâtivement les affaires et trouvâmes effectivement une trappe. J'entendais les voix des gardes, sûrement en train de discuter avec Kleora qui essayait de les retenir. J'ouvris la trappe et Ether aida Vanessa à passer avec sa fille. Elle me regarda et je hochai la tête avant qu'elle ne suive.
        Je regardai la porte. Il fallait que je gagne du temps. Ils nous colleraient de beaucoup trop près, à cause de la trappe dévoilée, lorsqu'ils entreraient. J'attrapai le meuble en bois derrière moi, sur lequel était disposé vêtements et chaussures et l'enflammai. Avec ça, ils ne pourraient pas nous suivre même s'ils découvraient l'ouverture.
        — Jaïna ! m'appela Ether.
        Je regardai les flammes se répandre et descendis après m'être assurée que c'était suffisant. La lumière alerta les gardes car je les entendis se diriger vers moi alors que je me glissais sous le sol.

    J'atterris dans un autre débarras. Beaucoup plus petit. Plus poussiéreux. Plus abandonné. Je nous éclairai en inspectant l'endroit alors que Vanessa vérifiait qu'Angela allait bien.
— Et maintenant ? demanda Ether.
— Maintenant, dit Vanessa en se redressant. Il faut passer inaperçues.
— De quel côté de l'étage est-ce que nous sommes ? demandai-je.
— Sûrement l'aile Ouest, répondit Ether. Je ne me rappelle pas avoir vu de cagibi du côté Est.
J'avais prévu un plan B au cas où je me faisais repérer après... Après. J'en prévoyais toujours, au cas où, même si ça ne m'avait jamais servi auparavant. De toute évidence, il y avait un début à tout.
Du côté des cuisines, se trouvait une porte qui menait à l'arrière cour. Celle-ci servait d'entrepôt de marchandises, congélateurs et autres objets du type. À quelques mètres, nous pouvions atteindre une ruelle qui menait à la Coral Route. À partir de là, il suffisait de savoir quelles autres rues emprunter pour atteindre la basse ville. Des rues que des bourgeois n'emprunteraient même pas sous la torture.
Si les gardes nous suivaient même là-bas, les passeurs et autres « vermines » qui s'y trouvaient en feraient une affaire personnelle. Je ne voulais pas spécialement leur donner une raison de déverser leur haine et mépris sur des gardes sous-payés qui exécutaient seulement les ordres, mais il paraissait que le malheur des uns faisait le bonheur des autres.
Quoiqu'il en soi, nous serions en supériorité numérique jusqu'à la basse-ville. La difficulté actuelle était d'atteindre cette dite cuisine avec Vanessa, Angela et Ether. Bon, peut-être pas Ether finalement, qui s'est avérée être plus débrouillarde que je ne le pensais.
Je lui jetai un coup d'oeil alors qu'elle vérifiait que la trappe du dessus était bien sécurisée. Elle me renvoya mon regard.
— Quoi ?
Depuis le début, j'avais vu Ether plus comme un poids qu'autre chose et je pensais que sa présence représenterait une difficulté supplémentaire puisque je me devais de la protéger. Mais de toute évidence, elle savait ce qu'elle faisait et n'avait pas besoin de ma supervision. Même si nos divergences d'opinions nous mettaient dans des situations compliquées telle que celle-ci, je voulais croire qu'elle était capable de m'aider.
Comme je continuais de la dévisager elle fronça les sourcils.
— Qu'est-ce qu'il y a ? insista-t-elle.
Est-ce que je pouvais vraiment le faire ? Elle avait allumé un garde, grillé mon bras et trouvé un étage, mais est-ce que cela voulait dire que je pouvais me reposer sur elle ? Je ne la connaissais même pas. J'avais déjà du mal à confier mes arrières à des personnes que je côtoyais depuis toujours, alors à elle ? Est-ce que je pouvais réellement me permettre de lui confier une tâche ? Je secouai la tête. Non. Il fallait que je me débrouille. Qu'elle sache se battre ne signifiait pas pour autant qu'elle était capable de m'aider. Au moins, je n'avais pas besoin de la protéger. Je pouvais compter sur elle pour se garder en vie et m'éviter les représailles de Heesadrul.
Je finis par tourner la tête vers la porte alors qu'elle attendait que je réagisse.
— On doit atteindre les cuisines, annonçai-je. Après ça, je nous guiderai.
Je tendis la main vers la porte mais elle m'en empêcha.
— C'est infesté de gardes et de témoins, dit-elle. On ne passera jamais sans se faire voir. — Je m'occupe d'eux. Je nous ferai sortir d'ici, lui assurai-je.
Elle se pinça les lèvres.
— Et qu'est-ce qu'on fait ?
— Vous me suivez de près. (je regardai Vanessa qui tenait Angela) Ne vous éloignez pas. Ether me lâcha et souffla doucement.
— Tu veux aller à Coral Route n'est-ce pas ?
Je fronçai les sourcils.
— Comment tu—
— Je les emmènerai. Dis-moi quelles rues emprunter pour aller à Ashes* à partir de là.
Je me tournai vers elle.
— Tu ne peux pas, dis-je.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Tu ne m'en penses pas capable ?
— Je pense qu'il est possible que tu réussisses, avouai-je. Mais je ne veux pas courir le risque.
— Quoi ? Je—
— Et si tu échouais ? La coupai-je.
— Et si je réussissais ? répliqua-t-elle.
— Je préfère partir du principe que tu ne puisses pas le faire plutôt que d'y croire et de te voir rater et te faire tuer.
Elle ouvrit la bouche et la referma à plusieurs reprises.
— Si je puis me permettre, intervient Vanessa. Nous avons plus de chances de rater et de nous
faire tuer si nous avançons toutes à découvert. Je la regardai.
— Tu serais prête à mettre ta vie entre ses mains ?
— Oui, répondit-elle sans aucune hésitation.
Ether se tourna vers elle. Et en voyant la détermination dans son regard, je compris qu'elle avait sans aucun doute un million de fois plus confiance en Ether qu'en moi. Ce qui était compréhensible. Logique et raisonnable.
Je soupirai. Si elle voulait qu'on se sépare et aller avec Ether, et bien soit. Je n'allais pas l'obliger à me suivre alors que j'avais pour projet de l'éliminer une fois sorties de ce guêpier. Et puis si Ether échouait, elle ne mourrait probablement pas, mais Vanessa, si.
— Très bien, déclarai-je. Faisons-ça.
— Sérieusement ? fit Ether en levant les sourcils.

Je haussai les épaules.
— Elle préfère rester avec toi.
J'expliquai alors à Ether le chemin à prendre jusqu'à la basse-ville. De toute façon, je ne serais pas loin devant elle. Nous allions nous séparer, et pendant qu'elle s'occuperait de protéger Vanessa et Angela, je nous frayerais un passage en éliminant les gardes autour. En théorie, le plan était plutôt bien réfléchi. Je ferais ce que je fais de mieux sans personne pour me gêner et Ether s'occuperait des personnes qu'elle souhaitait tant garder en vie.
Tout se passa sans accrocs jusqu'au jardin. Nous tombâmes sur quelques gardes mais je les éliminai facilement. Seulement, lorsque je fus sur le point de sécuriser la rue, j'eus la désagréable sensation qu'on m'observait. Et je détestais ça.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Ether en me voyant scruter les environs. Il y a un problème ?
— Non, répondis-je en regardant autour de moi. J'ai juste eu l'impression que... laisse tomber.
        Je passai par-dessus la barricade en tendant la main à Ether qui... était déjà montée. Elle haussa les épaules avec un sourire en coin. Je bougeai ma main en direction de Vanessa qui me tendit Angela, tendue comme une crampe. Je descendis et la reposai par terre alors qu'Ether et Vanessa en faisaient de même.
        — Ils nous ont vu passer par la cuisine, dis-je. Et ils nous attendent sûrement devant. Je vais
libérer le passage, en attendant, restez ici et soyez prudentes.
        — On devrait prendre la ruelle parallèle à celle qui mène à Coral Route, suggéra Ether. Nous
sommes trop à découvert ici. Et puis, tu seras de l'autre côté des bâtiments. Tu pourras nous rejoindre, au cas où.
        Ce n'était pas une mauvaise idée. Je n'aurais pas à revenir les chercher. Et comme cette autre ruelle bifurquait au bout et menait au centre-ville, les gardes ne penseraient sûrement pas à la sécuriser.
        — C'est une bonne idée, affirma Vanessa. Pour quelle raison est-ce qu'on s'enfoncerait dans la haute-ville alors qu'on veut s'en échapper ? (Elle lui fit un large sourire) Très ingénieux.
Ether lui rendit son sourire et elles se tournèrent vers moi en attendant mon accord.
C'était logique. J'espérais juste qu'ils ne penseraient pas à énumérer les possibilités et qu'ils se focaliseraient sur notre cheminement vers la basse-ville en y mobilisant tous les gardes.
        — Même si cette ruelle est surveillée, ajouta Ether. Elle le sera certainement très peu. J'arriverai à me débrouiller.
        — Soit, cédai-je. Mais pas de prise de risques inutile. Ether acquiesça et nous nous séparâmes.
        Je pris de la hauteur afin d'avoir une meilleure vue d'ensemble sur la ruelle. Comme je l'espérais, de nombreux gardes y patrouillaient. Certains étaient également cachés ou encore postés sur les toits. Heureusement qu'à cause l'inflation qui sévissait depuis la nomination de Jameson Grandsky à la tête du Primedia il y a quelques années, le prix de l'électricité avait quadruplé. De ce fait, les ruelles étaient très faiblement  —voir pas du tout— éclairées après vingt-trois heures. J'avais de l'expérience et une assez bonne vue, alors ça ne me posait pas de problème. Mais je n'étais pas sûre que ce soit le cas de ces Messieurs Dames.

       J’arrivai à me débarrasser des gardes qui étaient près de moi. Mais alors que j’étais sur le point de sauter sur le toit d’en face, j’eus à nouveau cette désagréable impression d’être guettée. Je scrutai les environs mais ne remarquai absolument rien. Et c’était terrible. Si tout à l’heure j’avais une simple impression, j’en étais à présent certaine. 

        Peu importe de qui il s’agissait, je ne voyais rien d’autre que l’obscurité qui s’étendait comme un voile au dessus des bâtisses, uniquement éclairées, en hauteur, par les faibles lueurs réfléchies des réverbères. Cette personne était douée. Enfin, pour se cacher, puisque je l’avais remarquée.

            Ether et Vanessa se trouvaient de l'autre côté du bâtiment. Je m'approchai du rebord et aperçu leurs silhouettes un peu plus loin. Je baissai accidentellement les yeux, et la hauteur embruma ma vision. J'exhalai malgré moi en faisant un pas en arrière et, au même moment, je sentis un courant d'air me traverser. 

        Comme je n'avais pas encore pris d'appui, j'esquivai maladroitement une lame Feng qui envoya quelques-uns de mes de cheveux à la dérive. Sans attendre que je me sois stabilisée, une vraie lame passa à quelques millimètres de ma cornée. Cette fois, je ne fis pas que l'éviter, je saisis le poignet de mon assaillant et brulai ses points de pression*. Lorsque j'abattis ma main sur sa poitrine, je relâchai un point d'air. Il s'envola plusieurs mètres en arrière mais atterris sur ses pieds, un genou à terre, en tenant sa poitrine, secouée par un souffle au coeur.

        Cette personne portait le même uniforme de maîtresse de maison que moi. Lorsqu'elle leva les yeux vers moi, je la reconnus.

        Neela.

        Elle se releva péniblement en faisant habilement tournoyer une lame dans sa main.

         — Très belle défense, lança-t-elle dans son accent caractéristique.

        Comme je réagissais avec indifférence, elle crut bon d'ajouter :

        — Tu te rappelles de moi ? demanda-t-elle en me contournant. On s'est croisées un peu plus tôt dans la soirée. Je suis—

        — Je sais qui tu es, la coupai-je.

        Elle tournoyait sa lame en continuant à marcher autour de moi.

        — Non, tu ne sais pas, répliqua-t-elle. Mais moi je sais qui toi tu es.

        — Tout le monde le sait, ne pus-je m'empêcher de répondre.

    — Où sont-elles ? demanda-t-elle en s’arrêtant pour me regarder droit dans les yeux. Les Nicolaides. Qu’est-ce que tu en as fait ?

        — Tu travailles pour le palais ? demandai-je.

        — Je n’ai pas à te répondre.

        — Moi non plus.

        Elle plissa les yeux en me dévisageant.

        — Qui t’a engagé ? 

        Je ne répondis pas.

        — Est-ce que tu es seule ?

        Rien.

        — Tu les as éliminées ? Tu dois les livrer vivantes ?

        Comme je gardais le silence, elle fronça les sourcils et fondit sur moi à grande vitesse. Elle m’attaqua du bras droit que j’avais bloqué. Je l’esquivai alors qu’elle visait encore mon visage et le saisit au vol. Sans se libérer, elle tournoya et envoya sa jambe au dessus de ma tête. Je la relâchai et reculai d’un bond alors que son pied touchait le sol dans un bruit sourd qui fissura le bitume et le plâtre dans un nuage de poussière. Dissimulée par ce brouillard, des morceaux fusèrent droit sur moi. Je les repoussai d’une bourrasque tandis que des lames volaient. Au même moment, je sentis une présence à ma droite et une ombre vibra du coin de l’oeil. 

        Les lames étaient des leurres. 

        Elle arriva sur ma gauche alors que les armes pleuvaient. J’esquivai son coup de justesse et une douleur me brûla la cuisse. Lorsque je posai mon pied au sol, je l’entendis sonner creux, je baissai les yeux et d’autres lames Feng fusèrent dans ma direction. En baissant les mains pour faire mine de les aspirer, Neela en profita pour se glisser derrière moi. Je me retournai et attrapai sa main armée tandis que son poing s’abattait sur mon visage. Je saisi également son autre main et la tirai vers moi. Les lames Feng sortirent du sol et j’enfonçai mon genou dans son thorax alors que je bondissais hors de cette zone. Une lame traversa mon bras droit et je grimaçai de douleur. Neela s’échappa également mais fut touchée par quelques-unes de ses armes qu’elle ne réussit pas à absorber.

        Je baissai les yeux vers ma cuisse et retirer le couteau qui s’y était enfoncé dans une douleur lancinante. Je grinçai des dents alors que le sang perlait. En concentrant un flux Huo dans mes doigts, je les pressai sur ma plaie. Cela me fit à nouveau grimacer alors que Neela se relevait.

        Elle fit tournoyer une autre lame en me suivant du regard.

        — Si tu me réponds, dit-elle. Je ne te tuerai pas.

        — Si je te réponds, répliquai-je. C’est toi qui mourra.

        — Qui est ton employeur ? demanda-t-elle. Pourquoi les veut-elles ?

        Je ne répondis pas.

        Elles étaient juste à côté de nous, de l’autre côté de la rue. Il fallait que je leur fasse gagner du temps.

        — Je répondrai à une seule question, annonçai-je. Si tu réponds à une des miennes.

        Elle réfléchit quelques instants et se redressa.

        — Je n’ai pas de compromis à faire avec un assassin.

        — Je n’ai pas d’informations à délivrer à un laquais.

        Elle massa sa poitrine et pointa sa lame vers moi.

       — Parle, ordonna-t-elle. Je suis une gardienne, et je ne te laisserai pas les enlever. Il en va de moi devoir.

        Une gardienne ? C’était donc comme ça qu’ils appelaient les gardes féminins ? 

        Quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas la laisser se mettre en travers de mon chemin. Garde sous couverture d’employé de maison ou pas, je devais m’en débarrasser et m’enfuir d’ici. Ether et Vanessa ne tiendraient pas longtemps.

        — Tu parles de devoirs, dis-je en levant les mains. Mais ne perds pas de vue ton droit primaire : celui de fuir.

          Je fis apparaître deux lames Feng et fendis sur elle. Ma cuisse et mon bras me lançaient toujours alors mes mouvements étaient beaucoup moins fluides. Neela para mon attaque de son arme tandis que je visais son flan gauche de l’autre bras qu’elle esquiva sans difficulté. Mais avant qu’elle n’ait le temps de faire quoique ce soit, j’approchai mon visage du sien et aspirai l’air qui nous entourait. Je la vis écarquiller les yeux avant qu’elle ne donne un coup de talon au sol qui attira des lames d’air droit sur nous. Alors que je sautais hors du champ, elle rappela ses armes mais deux de celles que j’avais dissimulé parmi les siennes continuèrent leur lancée. Elle les esquiva et je pointai mon index vers elle en envoyant une étincelle Huo. Ses armes Feng qu’elle rappela prirent feu pendant qu’elles les aspirait dans un gémissement. Elle eut tout juste le temps de lever les bras devant son visage alors que j’envoyai une bourrasque du plat de la main. Le choc la fit s’écraser contre le mur alors que je la saisissais par la gorge avant qu’elle n’ait le temps de riposter. À ma grande surprise, elle n’eut pas l’air prise de court.

        — Tu ne peux pas gagner, fit-elle alors que je sentais quelque chose de froid sur mon flan. Abandonne. 

        — Tu es en bien piteux état, constatai-je alors que je baissais les yeux vers son couteau. 

        — Mes armes sont forgées dans de la toxine botulique nekros, annonça-t-elle.

        Je fis de mon mieux pour ne pas montrer ma surprise, mais quelque chose dû se lire sur mon visage parce qu’elle poursuivit.

        — Dis-moi où elles sont avant qu’il ne soit trop tard, demanda-t-elle. Les gardes ont forcément dû nous entendre. Tu ne tiendras pas face à autant d’adversaires.

        Je ne répondis rien. La toxine botulique nekros* prenait plusieurs semaines avant de faire effet. Même si les symptômes se sentaient au fur et à mesure, il faudrait compter au moins trois mois avant d’être complètement paralysée. Ce qui voulait dire qu’en l’état, je ne risquait rien. Même si j’étais blessée, je pouvais quand même gagner. 

        Je sentis la lame s’enfoncer dans ma peau et je resserrai immédiatement ma prise sur sa gorge. Elle grimaça.

        — Tu n’y arriveras pas toute seule, fit-elle.

        Au même moment, j’entendis de lourds et caractéristiques pas se diriger vers nous. Je serrai la mâchoire en tournant la tête vers l’agitation.

        — Réponds-moi, me pressa-t-elle d’une voix étouffée. Si tu me dis où elles sont je te laisserai t’en aller et te faire soigner. 

        La porte du bâtiment vola en éclat et soudain, Neela me décrocha un coup de pied que je ne vis pas venir. Elle leva la manche de son arme hauteur de visage, comme pour me m’assommer, mais elle avait laissé une grosse ouverture. Je m’apprêtait à en finir avec elle lorsque je vis, sans prévenir, voler un flash lumineux. Les gardes levèrent tous leurs armes vers moi, mais lorsqu’ils s’apprêtèrent à tirer, elles leur explosèrent au visage dans cette même lueur avant de s’écrouler dans une marre rougeâtre. 

        Neela haussa les sourcils de surprise en fixant la scène mais, comme si elle se rappelait de ma présence, refixa son attention sur moi. Ce moment d’égarement clôtura l’issue du combat : J’enfonçai deux doigts dans son thorax. Elle écarquilla les yeux — de douleur ou de surprise — et alla s’écraser plusieurs mètres plus loin. Dans un fracas, j’entendis son dos heurter un muret qui l’empêcha de faire une chute mortelle d’une cinquantaine de mètres.

         En la voyant inconsciente, je me redressai en contemplant le carnage. Mais lorsque j’eus posé ma jambe, une décharge me parcourut et je trébuchai. Alors que je me voyais minablement m’étaler par terre à cause d’une vulgaire égratignure,  quelqu’un se précipita devant moi et m’attrapa par les épaules. 

        Une odeur de parfum chypré, à la fois naturelle et vive emplit mes narines. Je n’eus pas besoin de me demander à qui elle appartenait. Parce que, comme à son étrange habitude, c’était encore Ether. 

        — Est-ce que ça va ? me demanda-t-elle, inquiète, sans me lâcher.

        Je hochai la tête.

        — Tu n’aurais pas dû venir jusqu’ici, ne pus-je m’empêcher de lui reprocher. Tu avais l’occasion de t’enfuir, tu aurais dû la saisir.

        Elle émit un petit ricanement.

        — C’est maintenant que tu dois me servir un de tes « merci ».

        Les coins de mes lèvres se levèrent légèrement sans que je m’en aperçoive.

        — Tu as raison, répondis-je en la regardant. Merci.

        Elle hésita quelques instants et me dévisagea. Je haussai un sourcil, sur le point de lui demandait ce qui n’allait pas, mais elle me lâcha et recula pour mettre de la distance entre nous.

        — J’ai laissé Vanessa un peu plus loin, dit-elle en pointant l’endroit du doigt. Elle ne risque rien, mais on devrait quand même se dépêcher de la rejoindre. J’ai couru jusqu’ici quand j’ai entendu l’énorme boucan. 

        Elle tourna les yeux vers Neela qui était étendue au sol.

        — C’est elle qui a fait ça ? demanda-t-elle.

         J’acquiesçai et elle plissa les yeux, perplexe.

        — C’est une employée…

        Je haussai les épaules.

        — Une couverture, apparemment. Elle cherchait à sauver Vanessa et sa fille.

        Elle hocha la tête mais se frotta la lèvre, comme peu convaincue.

        — Quoi ? demandai-je.

        — Rien, c’est juste… Elle a l’air forte.

        Je la regardai et touchai inconsciemment mon bras blessé. Ce n’était pas du menu fretin, c’était clair. Comme ni moi, ni Ether, n’avions fait de dérapage qui aurait pu nous rendre suspectes, il était possible que Neela ait immédiatement su qui j’étais. Ce qui expliquerait pourquoi l’alarme avait retenti sans aucune raison. M’avait-elle suivie bien avant que je ne la remarque ? Comment avait-elle su que je viendrais ce soir ? Il était vrai que ce soir était le meilleur évènement pour passer à l’action, mais quand même.

        Je n’aurais jamais cru le Primedia capable de placer des espions parmi le personnel. Décidément, les choses avaient définitivement évolué depuis mon départ de Specter et mon incarcération, avec Grandsky à la tête du Conseil. Je lui accordais le mérite d’être très méticuleux.

        — Allons-nous-en, dis-je. Avant qu’elle ne se réveille et n’appelle de renforts.

        Elle hocha la tête alors que je la dépassai mais ne bougea pas.

        — Ether ? 

        Elle détourna le regard de Neela et hocha la tête avec un léger sourire.

        — Oui, on y va.

 

        Il y avait encore de nombreux gardes qui patrouillaient mais nous réussîmes à les éviter sans trop de difficulté. On avait aussi bien fait de s’en aller rapidement, parce que d’autres gardes avaient pris le toit d’assaut. Neela ne tarderait sûrement pas à se réveiller et à leur révéler nos identités alors nous ne trainâmes pas non plus, et rejoignîmes Vanessa et Angela qui étaient très bien cachées. Trop bien même. Ether les avaient dissimulées près d’un portail, à la manière d’un caméléon. Je n’avais aucune idée de comment elle avait pu faire ça. Elle sentit mon regard, alors qu’elle leur faisait recouvrer leur apparence et haussa les épaules en inclinant la tête. Sûrement pour me faire comprendre que c’était encore une chose qu’elle allait devoir m’expliquer. Plus tard.

        Elle expliqua quand même qu’elle ne pouvait pas faire « disparaitre » quelqu’un en mouvement, lorsque Vanessa lui demanda de le faire pour que nous puissions nous en aller en toute discrétion. 

        Nous continuâmes notre avancée vers la basse-ville avec la formation que nous avions convenue plus tôt : Moi qui ouvrait la marche, et Ether qui la fermait.

 

        

        

    

 

 





 

 Ashes = Nom attribué à la basse-ville, en opposition à Phoenix, celui de la haute-ville. Ils ont été donné par les habitants qui souhaitaient la division de Vargues en deux districts distincts.

  Points de pressions : Nœuds à partir desquels l’Afflux peut être libéré. Chacun est situé le long du système d’acheminement de l’Afflux. Si un noeud est bloqué au niveau du poignet, il ne sera pas possible d’y faire circuler cet Afflux au-delà. Et par conséquent, de libérer d’air, de feu, de terre, de métal ou de bois, par le poignet.

 Toxine botulique nekros : Un poison très puissant qui peut tuer. Cette toxine est produite par une bactérie : le Clostridium botulinum. Elle a évolué et peut à présent toucher l’afflux des personnes qui l’ingèrent. Le temps d’incubation jusqu’à la paralysie est plus ou moins long selon la force de l’organisme de la personne qui l’ingère.

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