Chapitre 15 : Écoute-moi, s'il te plait...

 — On devrait faire une pause, proposa Ether après deux heures de marche en désignant Vanessa et sa fille. Elles sont épuisées, ajouta-t-elle en baissant la voix.

        Je leur jetai un coup d’oeil. Angela somnolait dans les bras de sa mère qui se contentait de nous suivre sans faire d’histoires. Nous avions atteint Ashes et étions sur une plaine dégagée, assez loin des habitations. Des gardes avaient dû nous suivre, mais ils avaient sûrement été arrêtés par les gens qui trainaient dans les ruelles, comme je l’espérais. Je craignais qu’ils ne me reconnaissent pas et essayent d’en profiter. Surtout habillée comme je l’étais, accompagnée de deux invitées qui n’avaient pas le physique de l’emploi. Mais fort heureusement, même si je savais que nous avions été surveillées à notre entrée dans la basse ville, personne n’était venu à notre rencontre. Je me disais que mes cheveux avaient dû jouer un rôle. J’avais bien fait des les détacher.

        Je posai mon sac d’armes sur un rocher en scrutant les environs. 

        — On devrait avoir un peu de répit, ici, dis-je. Mais je vais quand même faire une ronde. Reposez-vous en attendant.

        Ether fit signe à Vanessa à qui je tendis mon blazer. Elle me remercia et le posa par terre avant de s’assoir.

         — Assieds-toi aussi, me dit-elle. Une pause ne te fera pas de mal.

        Je secouai la tête.

         — Ça ira, merci, répondis-je en réajustant les manches de ma chemise.

        — Un corset ras-du-cou en jacquard à œillets à lacets et un pantalon en cuir, commenta Ether. Les uniformes ne sont plus ce qu’ils étaient.

        Je haussai un sourcil et baissai les yeux sur ma tenue. Je n’avais pas fait attention à ce que j’avais enfilé. Mis à part le rouge aveuglant qu’il était très difficile de louper, il était vrai que l’uniforme en lui-même était des plus sophistiqués. En fin de compte, le blazer était la seule chose qui donnait un côté professionnel à l’ensemble. Vu comme ça, je ressemblais plus à une barmaid de boîte de nuit.

        Alors que je m’empressais de retirer le corset Ether leva les mains.

        — Attends, mais qu’est-ce que tu fais ?

        Je levai les yeux vers elle.

        — Je n’ai plus aucune raison de porter ça.

        — Tu as apporté une tenue de rechange ?

        Je secouai la tête en retirant le corset.

        — Alors pourquoi ?! T’as quand même pas l’intention de…

        Je lui jetai un regard mauvais et se détendit.

        — OK, soupira-t-elle. Tant mieux.

        Je la fixai.

        — Quoi ? demanda-t-elle en soutenant mon regard.

        — Je ne suis pas une exhibitionniste, lâchai-je en me détournant pour fouiller dans mon sac.

        Je l’entendis s’agiter derrière moi.

        — Je n’ai jamais dit ça ! C’est juste que… Ça n’a pas l’air confortable.

        — C’est bien pour ça que j’ai retiré ce corset, répliquai-je en mettant en boule des bouts de carte avant de les lancer par terre.

        — Tu en avais déjà mis auparavant ? demanda-t-elle en s’adossant au rocher.

        Je hochai la tête.

        — Je n’en ai jamais eu l’occasion, avoua-t-elle. Il faut dire que ce n’est plus d’époque. Mais se dire que cette chose a survécu à l’histoire est épatant.

        — C’est la sélection naturelle, plaisanta Vanessa qui nous écoutait.

        Ether ricana alors que je récupérais des bouts de bois pour faire un feu.

        — Une Axona Mu nous aurait bien aidées, dit Ether en lançant deux morceaux de bois.

        Je me redressai et enflammai le papier.

        — Et la lumière fut, me sourit Vanessa. C’est un intéressant élément. J’aurais aimé le maîtriser.

        — Vous en maîtrisez un ? lui demanda Ether.

        Vanessa hocha la tête.

        — L’air uniquement. Mais je suis loin d’être une experte. J’en sais juste assez pour me défendre.

        Ether ricana.

        — Je suis sûre que vous êtes trop modeste.

        Je les regardai quelques instants avant de me détourner pour commencer à vérifier les environs.

        — Tu t’en vas maintenant ? me suivit Ether.

        Je hochai la tête. 

        — Vanessa a raison, tu devrais te reposer un peu toi aussi, tu dois être morte de fatigue. 

        — Pour nous exposer aux menaces ? (Je secouai la tête) Je ne serai pas longue.

        — Qu’est-ce qu’on fait pour ces deux là, finit-elle par demander après quelques secondes de silence.

        Je m’arrêtai et jetai un coup d’oeil par dessus mon épaule à la lueur du feu de camp. Je retins un soupir et tendis un de mes couteaux karambit à Ether.

        — Je ne serai pas longue.

        Elle prit le couteau et n’ajouta pas un mot. Je m’éloignai et l’entendis faire de même.

        

        Tout n’était que silence. L’adrénaline maintenant baissée, je prenais conscience de la fraîcheur du mois de Décembre. Je n’avais pas pour habitude des uniformes de maîtres de maison, mais il n’étaient absolument pas faits pour cette saison. Bien que les maîtres de maison n’avaient aucune raison de se balader au milieu de la nuit dans des champs. 

        Je m’arrêtai et levai les yeux vers le ciel obscur seulement éclairé par les faibles rayons lunaires filtrant timidement à travers les denses nuages d’hiver. J’ouvris la bouche et un nuage blanc flotta devant mes yeux avant de se dissiper avec lenteur. Si seulement les incertitudes pouvaient en faire de même. 

        J’avais assez observé les environs pour comprendre que rien ni personne ne nous menaçait. En tournant la tête je distinguai le feu de camp orange au loin, en bas de la plaine. Je m’assis sur l’herbe humide et ramenai mes genoux à ma poitrine en contemplant ce point orange, le menton entre mes genoux.

         Qu’est-ce que j’étais censée faire à présent ? Ether ne m’avait encore rien raconté et je ne savais toujours pas pourquoi le Primedia pouvait en vouloir à deux personnes qui avaient tout perdu. Mais surtout, que dirait Heesadrul lorsqu’il apprendrait que sa fille l’avait trahi ? Ou alors, peut-être qu’elle espérait que je les aide à s’échapper avant de retourner voir son père et lui dire que j’étais la traitresse. Non, ça n’avait pas de sens. Au vu du comportement de cet homme avec sa fille, il la tiendrait tout autant responsable.

        Je soupirai et laissai mon dos tomber sur l’herbe glaciale. Il n’y avait pas de doute, la meilleure chose à faire était de les tuer. Mais étrangement, je n’en avais pas envie. Pas parce que j’éprouvais quoi que ce soit à l’égard de ces personnes, mais parce que j’étais épuisée. Jane avait raison, j’aurais dû raccrocher il y a longtemps. Comme elle l’avait prédit, ce travail m’avait eu à l’usure. Je n’avais plus aucune motivation ni aucun but moteur.

        Malgré tout, si je les tuais maintenant tout serait fini. Heesadrul me trahirait sûrement mais il ne s’en prendrait pas à Jane. Si je ne faisais rien, il pouvait toujours me faire chanter.

        Je fis passer mes mains sur mon visage et étouffai un énième soupir. J’aurais définitivement dû rester en détention. Aussi comique que ça puisse paraître, j’y étais étrangement apaisée. Je n’avais à penser à rien : Après tout, qu’est-ce que je pouvais faire de là où j’étais ? J’avais une routine bien établie et les autres détenues me laissaient tranquille. Mis à part Dreleia, bien sûr. 

        Dreleia… 

        Maintenant que j’y pensais, elle m’avait parlé d’un endroit à Shroud. Si les choses se gâtaient, je pouvais me rendre à Odium et m’y abriter quelques temps sur le chemin.

        Je me redressai. Inutile de voir aussi loin, je n’en étais pas encore là. J’aviserais lorsque…

        Une explosion assourdissante me sortit de mes pensées. Je levai les yeux et vis un immense nuage de poussière en provenance du feu de camp. Je me relevai et me dépêchai de rejoindre Ether et Vanessa. Ces deux là n’avaient surtout pas intérêt à être mortes après tout le mal que je m’étais donné.

        Lorsque je fus assez proche, je vis la silhouette d’Ether derrière un rocher. Je levai les poings, prête à riposter face à l’assaillant encore camouflé par l’épais nuage poussiéreux. Soudain, une vague d’air percuta le rocher derrière lequel Ether se trouvait, ouvrant un chemin direct vers l’ennemi. Je levai la main, les sourcils froncés et m’arrêtai net.

        — Vanessa ? appelai-je.

        L’intéressée se retourna immédiatement vers moi, en même temps qu’Ether. Elle baissa les mains et parut se détendre un peu.

        — Qu’est-ce qui se passe ici ?

        Je regardai Ether qui se redressait.

        — Elle a essayé de me tuer, répondit Vanessa en montrant les débris de plusieurs rochers et gravas de terre éparpillés comme si quelqu’un avait exposé une bombe. Un immense cratère  habillait à présent le sol. C’était sûrement l’explosion que j’avais entendue avant d’arriver.

        — Uniquement parce que vous vous êtes mise à m’attaquer, se défendit Ether. Et je n’ai pas essayé de vous tuer, je voulais que vous vous détendiez mais je n’ai pas contrôlé ma force.

        — Vous êtes là pour me tuer, insista-t-elle.

        — Oui, répondis-je. Je pensais que c’était clair.

        — Pas vous, fit Vanesa avant de pointer du doigt Ether. Elle.

        Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Évidemment que oui, elle aussi. Puisque c’était elle qui m’avait engagée. Elle était aussi présente lorsque j’avais essayé de tuer Vanessa. Et Vanessa était bien au courant. Est-ce qu’elle était tombée sur la tête ?

        — Oui, confirmai-je. Je sais.

        Vanessa secoua vigoureusement la tête, visiblement en colère et frustrée.

        — Vous ne comprenez pas, insista-t-elle. Elle se sert de vous et il en est de même des Draatinga. Vous ne savez pas pourquoi ils veulent m’éliminer. Leur but est le même que celui du Primedia. Que je suis en train de fuir.

        Je haussai un sourcil et tournai la tête à Ether qui, d’après son air décontenancé, ne savait pas quoi faire de ces accusations.

        — Non ! la contredit-elle. Absolument pas. Je n’ai aucune intention de—

        — Ça ne sert à rien d’essayer de gagner ma confiance, la coupa-t-elle en haussa le ton. Votre petit jeu ne marche plus !

        Il fallait l’admettre, aussi douce et fragile que pouvait le sembler Vanessa, elle n’en était pas moins effrayante lorsqu’elle était en colère. Son comportement avait changé du tout au tout. Comme le disait l’adage, il faut se méfier de l’eau qui dort.

          — Vanessa, commença Ether. Je ne joue vraiment à aucun jeu. C’est un malentendu.

        — Un malentendu ? (Elle se tourna vers moi) Elle vous a menti ! La raison pour laquelle vous êtes ici—

        — …Ne me regarde pas, la coupai-je à mon tour. Je suis payée pour vous tuer, un point c’est tout. Le fait est qu’actuellement vous êtes encore en vie grace à elle. Faites preuve d’un peu de reconnaissance. Et puis…

        Je jetai un coup d’œil aux débris de rochers et à l’immense cratère à côté de nous.

        —… Si elle avait voulu vous tuer, ce serait déjà fait. 

        Vanessa serra les poings, comme si elle mesurait la cohérence de mes mots. Même si ce que je disais était tout à fait sensé, elle n’en démordit pas.

        — Alors elle veut autre chose, répliqua-t-elle. Je n’irai nulle part avec elle, débarrassez-vous en !

        Je la dévisageai.

        — Je crois que nous nous sommes mal comprises, lui dis-je. Je n’ai aucune raison d’accéder à cette requête. Il me semble que vous ne cessez d’oublier la raison de ma présence ici. De la même façon que vous avez pris la situation avec beaucoup trop de légèreté lorsque j’ai pointé cette arme sur vous. Je ne sais pas ce qui vous fait croire que vous pouvez me faire confiance, que je ne vais pas vous faire de mal ou peut-être que je suis ‘‘gentille’’. Mais je suis ici uniquement pour vous tuer et empocher ma prime. Alors une fois encore, ne vous méprenez pas : Vous êtes là seulement parce que nous étions dans une situation dans laquelle votre assassinat immédiat m’aurait causé du tord sur le plan pratique. Mais puisque de toute évidence votre bienfaitrice vous incommode tant, je n’ai plus aucune raison d’écouter votre histoire et de vous accorder de sursis. Alors…

        Je levai la main. Alors que Vanessa ne bougeait pas d’un iota, Ether s’interposa. 

        — Attends, attends ! Doucement, d’accord ? Tu avais promis d’écouter ce que j’avais à dire avant de prendre ta décision. 

        Je dévisageai cette fois Ether.

        — Pourquoi est-ce que tu tiens tant à l’aider alors qu’elle veut se débarrasser de toi ? lui demandai-je.

        — C’est bien ce que je me demande, intervient Vanessa alors que je levais les yeux vers elle. Vous ne trouvez pas ça étrange ? 

        — … Si, répondis-je en regardant Ether.

        Prise entre deux feux, Ether se pinça l’arête du nez. Je m’approchai d’elle et baissai la voix.

        — Elle te méprise alors pourquoi tu cherches à lui venir en aide quitte à désobéir à Heesadrul ?

        Elle ne répondit rien et se contenta de baisser la tête en se massant la nuque.

        — Cesse d’être aussi bornée. Arrête de constamment t’opposer à moi. Nous sommes venues ici toutes les deux et ce que nous cherchions est juste là. Faisons ce que nous avons à faire et finissons-en avec tout ça.

        Elle ne répondait toujours pas et je n’avais aucune idée de si mes mots l’atteignaient, de s’ils avaient une quelconque importance à ses yeux.

        — Tes raisons en valent-elles vraiment la peine ? La garder en vie est pour toi plus important que ton père—

        — Oui, répondit-elle. 

        Je soupirai.

        — Ce n’est pas mon cas, fis-je en faisant un pas de côté.

        — Jaïna…

        — Quoi ?

        Elle déglutit.

        — Je…

        Elle pris une profonde inspiration et recommença.

        — J’ai besoin… Laisse leur une chance.

        Elle n’arrêtait pas de me demander ça. Comme si c’était aussi simple. Comme si c’était une question d’envie. Comme si le choix me revenait. Si j’avais eu le choix, je n’aurais pas été ici en ce moment même. Si j’avais voulu, je n’aurais pas eu à être là. Est-ce qu’elle croyait que les choses étaient aussi simples ? Qu’il suffisait de souhaiter pour que quelque chose se produise ? Il fallait parfois aller à l’encontre de nos désirs, et parfois même, de nos valeurs les plus fondamentales. Il fallait savoir renoncer à ce qui peut même nous définir, à nos convictions. C’était ce que j’avais été contrainte d’apprendre. Et c’était ce qu’elle était incapable de faire.

        — Est-ce que tu te rends compte de la situation dans laquelle tu nous mets ? lui demandai-je.

        — Oui, je m’en rends compte.

        — Alors laisse tomber. 

        — Je ne peux pas, refusa-t-elle.

        — Tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux, lui dis-je. Il faut savoir faire des concessions même si c’est dur. Et en ce moment même, tu en es à ce tournant de ta vie. 

        Elle ne répondit pas et je crus que cela voulait dire que je réussissais à la convaincre. Je poursuivis donc :

        — Cette mission est importante pour ton père.

        Elle leva les yeux vers moi.

        — Et ça, c’est important pour moi. S’il te plait…

       Ce ne fut pas son « S’il te plait » qui me fit changer d’avis. Ce fut la détermination et la panique absolue que je vis dans ses yeux. Je ne savais pas pourquoi ça lui tenait tant à coeur. Je ne savais pas pourquoi elle était prête à tout risquer pour une broutille pareille. Ni pourquoi je la laissais m’atteindre aussi facilement. Je ne pouvais pas l’expliquer mais je sentais que je ne devais pas lui enlever ça. Je ne devais pas la laisser affronter ça seule.

        Je m’approchai de mon sac qui était tombé au sol sous le coup de la bourrasque de Vanessa et le mis sur mon épaule.

        Vanessa ouvrit la bouche mais je la devançai.

        — Vous aviez l’intention de vous enfuir avant même qu’on vienne, dis-je en désignant ses vêtements. Où est-ce que vous comptiez aller ? 

        Elle jeta un vif coup d’oeil à Ether, derrière moi, avant de de recentrer son attention.

        — Chez un ami, répondit-elle. Il habite dans une ferme isolée à la frontière sud. C’est à trois jours à pied d’ici. 

        — Et vous êtes sûre que c’est quelqu’un de confiance ?

        Elle hocha vigoureusement la tête.

        — Oui, répondit-elle sans aucune hésitation. On sera en sécurité.

        — Bien, conclus-je. C’est là que nous allons.

        — Je vous rem—, commença-t-elle.

        — On y va, dis-je.

        

        

 

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