Francisk, c'était le nom du cuisinier, était un amour, devenu plutôt un ami pour Ayrel. Enfin, c'était encore à voir si c'était du sérieux. La discussion s'était prolongée la majeure partie de la nuit. Son côté vif, très gai et son caractère d'ours bien léché avait tout de suite collé avec Ayrel. Plus tard, près de l'aurore et de sa chambre, elle pensa qu'il venait d'alléger son lourd fardeau. Elle le portait toute seule depuis un certain temps et il s'était alourdi quand elle avait vu le prince Ludwig.
Les choses autour d'elle étaient bien plus belles à cet instant. Cet endroit lui faisait moins peur, avec son apparence glaciale. Sa noirceur et ses horribles tableaux étaient éclairés par le jour naissant. Il ne ressemblait plus trop à un château hanté par les ancêtres. C'était une demeure presque agréable. Il put laisser transparaître sa véritable nature d'antan, au travers des peintures, de la décoration et de l'architecture. Ça n’avait été qu’un fragment, un instant, un pigment. Ça avait été suffisant pour oublier les malheurs et toucher du doigt tous les bonheurs racontés par ce lieu.
Elle oubliait, pour un temps, ses moments à elles où il lui avait été un peu plus difficile de continuer à vivre, ces dernières années. Pas qu’elle eût d'en finir avec sa vie : elle l’aimait tellement ce qu’elle l’avait construit de ses mains. Ce qu’il avait bâti lui ressemblait tant qu’elle paraissait d’ailleurs ne faire qu’un avec chaque minute de chaque jour. Elle savait ce que cela faisait, d’être à sa place. Elle trouvait cela remarquable et précieux, augmentant sa force de vivre, à l'intérieur de son cœur.
Parfois, il lui arrivait de se sentir à l’étroit entre deux secondes. Elle inspirait et clignait des yeux pour faire refluer les souvenirs douloureux du passé. Cependant, il restait toujours un vide infime, sur son passage . Un trou aussi petit que celui d'une souricière, se creusant et ne faisant qu’un avec elle-même. Elle avait trouvé les trous laissés par celle-ci terrifiants. Elle fut prise d'angoisse.
– Ah, c'est rien ! C'est comme d'habitude. Ça va passer...
Haletante, Ayrel plongea à l'intérieur d'elle-même et souffla pour se calmer.
– Voilà, c'est bon. Saleté de tristesse, tu m'auras pas à l'usure.Je me battrais comme une lionne.
Ayrel se frotta les mains l’une contre l’autre pour se réchauffer et ça fit un bruit de sifflement pour qu’on peut difficilement entendre tellement il est feutré.
Avant même de l’avoir véritablement décidé, elle se propulsa pour combler les derniers mètres entre sa chambre et elle. Aussitôt, ses pas légers trottinèrent et la distance fut rapidement parcourue. Elle hésita devant la porte de sa chambre et se décida, enclenchant la poignée.
À cet étage, à l'angle de deux murs, au fond du couloir se trouvait une porte d'ébène ni trop basse ni trop haute. Juste la taille d'un humain ni trop large ni trop grand y passait. L'issue n’avait pas ouverte depuis plusieurs années. Lorsque Ayrel l'ouvrit, les gonds grincèrent. L’odeur lui était encore parvenue comme celle que la pièce avait conservé. Une odeur qui avait su patienter.
– Ah ! Voilà ! Que ça fait du bien !
Elle posa la bougie à la mèche presque consumée sur le guéridon à côté du lit baldaquin couvert de noir. Le chandelier d’argent terni fit échapper des ombres sur les murs. Elle s'affala sur sa couche.
La jeune femme avait attendu, entendant tout et n'importe quoi. Les gens se levaient à cette heure. Elle n’en fut pas surprise.Le corps complétement allongé sur le matelas douillet, elle restait plus tard qu'à l'accoutumée de ce lieu. Roulée en boule, elle ressemblait à un petit animal sauvage en hibernation, tâchant de dormir. Ensevelie dans les ombres qui évoluaient et recouvert par les draps, qu'elle entendait enfin se froisser. Elle regarda un instant d'éternité, l'air se dispersait calmement et le silence s'évasait, emplissant le volume..
À peine un souffle d'air, passant sous l'étroit espace vide dessous la porte, était venu lui faire frisonner sa peau lisse et hérisser ses poils clairsemés. Ayrel se remua dans son lit et prit une position assise. Elle laissa sa vieille curiosité grimper le long des murs tapissés de bibelots et de tableaux. Lorsqu’elle s’arrêta sur la bergère matelassé d'une couleur crème, plutôt claire pour la pièce tapissée de papier peint sombre avec des arabesques. Puis, elle fixa sur l’horloge sans chiffre, cependant, tout en lui se voila. Le balancier oscillait lentement. Les ombres s'affolaient sur la cheminée au fond de la pièce, une cheminée ronde comme un œil grand ouvert. Elle éteignit la bougie du chandelier qui se faisait pâle. Le liquide allait atteindre la flamme.
Elle aurait pu suivre le fil de ses pensées le long de ces quelques années d'existence. Néanmoins, elle n’avait pas le courage de refaire sa vie. La plupart de tout ce qui vivait en elle appartenait à une forme de passé qu’elle n’avait jamais vraiment voulu renier. Cependant, la respiration se faisait très calme, elle était à deux doigts de s'assoupir dans cette part colorée d'esprit nommée Rêve. Dans les bras de Fortéus. Il n’était guère étonnant qu’elle serait rappelée à lui.
Son esprit coula dans le sommeil. Elle n'était pas loin d'y faire son entrée. Elle aurait pu jurer qu'elle voyait une silhouette sombre et vague la pousser dans l'assoupissement et eut un dernier soupir de bien-être. Le sommeil l'emportait.
Le prince Ludwig avait entrepris de prendre son petit déjeuner tôt ce matin pour pouvoir profiter au maximum des heures de la journée et de sa clarté. Alors qu'il s'asseyait dans la salle où on mangeait, il s'aperçut qu'il y avait quelque chose d'anormal. Cette vision le dérangea.
– Garçon. Où se trouvent la princesse Ayrel et le roi Godfried ? Ils ne sont pas levés ?
Personne ne parut entendre ce qu'il avait dit. Le valet de bouche s’éclaircit la gorge puis expliqua d’une voix forte et claire, pleine d’une assurance respectueuse dont le prince avait l’habitude :
– Ne vous faites pas pour ça, mon cher maître. Le monarque arrive, avec un peu de retard.
Même si Ludwig l'avait demandé, il s'en souciait guère. En effet, il paraissait tout entier absorbé par sa tâche de décorticage d'un œuf, les yeux plissés dans la lumière comme pour mieux juger de l’efficacité de son travail. Cette image tissa dans la salle une sorte d'impassibilité étrange. D’une voix très sèche dont il avait l'habitude pour houspiller les gens, il gronda :
– Ce Godfried. Ce roi de mords-le-noeud. J'espère qu'il gère mieux son petit cul que son sommeil.
L'homme important qu'il était émit un petit rire tortueux en se moquant du roi de Precht. Le valet tenta de l'accompagner. Après un regard appuyé du prince, il cessa. La bouche grande ouverte et le front tout fripé, le visage comme capturé entre le choc et l'habitude, il baissa son regard vers le sol et ferma son clapet. Ce n’était pas la toute première fois que son maître se mettait en colère. Il avait appris depuis longtemps à obéir et à baisser le regard quand il le fallait.
Il ramena sa fierté contre lui, son œil fixe et non émotif. Il rebroussa le chemin de son stupide rire maladroitement et attendit patiemment la prochaine réaction de son interlocuteur.
– Et la princesse, ce n'est pas mieux. C'est une vraie pimbêche, celle-là, à mater d'urgence.
Le valet ne se demandait pas ce que cela signifiait. Son attitude était pour lui bien assez explicite et usuelle. De son menton recroquevillé sur sa pomme d'Adam, il avait vue sur les lattes de bois blond. Tout lui indiquait qu'il ne fallait pas le contredire.
– Y a-t-il un espoir que je trouve quelque chose de bien dans cette princesse ? Vraiment !!
Son serviteur ouvrit la bouche pour répondre mais se sentit soudain envahi par une grande lassitude. Il n’avait qu'à écouter et surtout pas le contrarier était une de ces priorités les plus sacrées. Il n'avait pas à s’y prendre autrement. Alors, il se laissa faire, vaincu par un «Oui, Seigneur » répétitif qu’il ne connaissait que trop bien mais qui lui sembla d’un étonnant réconfort..
– Oh ! Ça me frustre tellement que j'avais envie de... Non, tout compte fait, nous jouerons plus tard.
Même s'il était troublé, l'autre ne bougea pas un cil. Ni chemise anthracite, ni chaussures blanches.
– Quand ?
– Quand j’en aurai décidé.
Le valet parut un instant prêt à se lamenter. Pourtant, après un court instant, il se détendit, se pencha légèrement pour laisser ses doigts effleurer le tissu de ces vêtements. Tâtonnant les points importants de sa virilité, trop effacée et trop longue à venir pour avoir plus qu'un simple valet. Celui-ci eut cette pensée par un frisson délicieux. Tout se hérissa en un éclair, ne pouvant tenir.
– Peut-être que... C'est sûr, tu as envie de jouer mais ce n'est pas le moment. Va t'en de ma vue !!
L'autre ne chercha pas à répondre, il plia bagages et fut vite vers la sortie. Cela resserrait drôlement le tissu autour de lui. Il partit explorer un des endroits plus calmes pour se soulager.