Chapitre 14 : Le procès

À son entrée, toute l’assemblée se leva. Il n’y avait que très peu de personnes, mais le silence pesait en ce jour particulier. Cela faisait près d’un mois qu’Ewin avait signé le papier. Dès lors, il n’y avait plus qu’une seule issue possible, la mort. Le procès serait truqué et Ewin le savait bien. La décision du jury était déjà fixée et les témoins appelés témoigneraient tous contre les accusés, sans exception.

La toge grise, symbolisant la justice à Vaganz, flottait derrière le garçon, avec, en ce jour, une signification particulièrement ironique. Il tenait dans sa main droite le livre des lois, qu’il posa devant lui. Pour l’occasion, la totalité des membres du Conseil s’étaient déplacés. Cette affaire les préoccupait particulièrement. Il avait pu le sentir avec leur inquiétude et leur obsession sur le dossier de la guilde des cavaliers.

Ewin demanda le silence avant de commencer.

- Moi, Juge du pays de Vaganz. De ce procès, je déclare les accusés : Vidia Guite, Ruper Jout et Dra Tomay. Si leur culpabilité se confirme avérée, puisse la justice punir ces accusés.

Ewin, imité par toute l’assemblée, s’assit dans le confortable fauteuil mis à sa disposition.

- Vous êtes accusé de fabrication et manipulation illégale d’explosifs et de faire partie de la guilde des cavaliers. Réfutez-vous ces accusations ? Articula-t-il avec force.

À la barre, les trois accusés s’échangeaient des regards pour savoir qui prendrait la parole en premier. Ce fut le plus âgé d’entre eux, un homme à la barbe taillée en forme de vague et au nez crochu qui s’avança pour s’exprimer. Il n’était pas serein, cela se ressentait par la gesticulation inutile de ses mains et les gouttes de sueur qui perlaient sur son crâne chauve. Pourtant, sa voix ne trembla pas lorsqu’il clama haut et fort n’avoir jamais manipulé de quelconques explosifs.

Comme le lui avait répété son grand-père et Talhia, son assistante, les accusés nieraient tout en bloc et il serait obligé de faire entrer les témoins.

- Faites entrer le premier témoin, ordonna Ewin avec un signe de la main.

Un homme loqueteux entra. Il semblait plus absorbé par la dorure du plafond que par les accusés, mais il finit par prendre place devant Ewin.

- Vous vous appelez Furl. Ewin s’arrêta en rapprochant la tête de sa feuille de notes. Je dois avoir un problème, je ne vois pas de nom sur ma fiche.

- Je n’ai pas de nom, répondit l’homme.

- D’accord. Donc je disais, vous vous prénommez Furl. Vous affirmez avoir aperçu, ces trois personnes, ici présentes, avoir recourt à des explosifs lors d’expériences. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Ses habits, parsemés de trous, laissaient transparaître la peau vieillie et abimée du misérable.

- Oh que oui. Je n’ai pas une bonne mémoire, mais ça jamais je l’oublierais. Je comptais les piécettes que j’avais récoltées dans la journée et là, j’entends des bruits bizarres. Au début, je me dis : « Allons Furl, ne va pas vers l’embrouille, prends un autre chemin ». Et pis là, au moment où je m’éloigne, une lumière, toute jaune, éclaire la ruelle. Et le bruit, je vous raconte pas. J’ai bien cru que le vieux Furl était devenu sourd.

Essoufflé, il marque une pause pour reprendre sa respiration.

-J’ai alors décidé de jeter un petit coup d’œil. Et au moment où je me suis approché, j’ai bien cru que mon cœur allait me lâcher. Et pourtant, je peux vous dire que j’en ai vu des histoires pas nettes, moi. Ah ça, oui, je me rappelle d’ailleurs, il y a de ça dix ans, dans le parc juste derrière le tribunal…

- Qu’avez-vous vu cette nuit ? S’impatienta Ewin.

- Cette nuit ? Oui, horrible ! Ces deux hommes s’amusaient à fabriquer des explosifs. Ils en ont même lancé un devant mes yeux, je vous raconte pas l’explosion, on aurait cru que c’était tout droit sortie de l’enfer. Et pendant que les flammes se déchaînaient devant moi, je les entendais ricaner. Je n’y pas cru au début et j’ai dû me frotter les yeux à plusieurs reprises pour croire à ce que je voyais. Et pourtant, j’en ai vu des choses étranges moi. Je me rappelle une fois…

- Merci.

Ewin renvoya le vieillard en haillons et appela le deuxième témoin, qui sortit un bout de papier de sa poche et commença à lire une longue litanie.

- Cyclotriméthylènetrinitramine, adipate, polyisobutylène…

- Et à quoi correspondent tous ses composés ? Le coupa le Juge.

- Ce sont les composés d’un explosif.

- Pouvez-vous nous confirmer que ces composés ont été retrouvés dans la résidence de l’un des accusés ?

- En effet.

- Merci pour votre témoignage.

Les témoins se succédèrent l’un après l’autre. Chacun apportant une nouvelle preuve de la culpabilité des trois accusés, qui s’affaissaient de plus en plus à chaque fois qu’un nouveau témoin rapportait des preuves contre eux. Ils étaient accablés et savaient qu’il leur faudrait un miracle pour les sortir de là.

- Il ne reste plus qu’un seul témoin appelé à comparaître.

Des pas se firent entendre et toute l’assemblée se retourna pour voir qui était ce dernier témoin. Tête baissée, une femme fit son apparition dans le tribunal. Elle suscita de vives réactions chez le plus jeune des accusés, un jeune homme à l’air innocent et inoffensif, à tel point qu’on se demandait ce qu’il faisait sur le banc des accusés.

- Maya, qu’est-ce que tu fais là ?

Il semblait vraiment en proie à un grand désarroi et cherchait désespérément des réponses sur les lèvres de la jeune femme. Cependant, cette dernière avança sans accorder le moindre regard au jeune accusé.

- Madame, veuillez-vous présenter.

Les yeux toujours fixés vers le bas, elle garda le silence.

- Vous êtes Maya Beldri, la fiancée de Dra Tomay, l’un des accusés ici présents, pouvez-vous nous le confirmer ? Reformula Ewin.

Ses yeux se détachèrent brièvement du sol pour se poser sur le Juge.

- Oui, je confirme.

- Avez-vous des éléments qui pourraient servir au jugement ?

- Oui. Mon fiancé m’a fait part de ses compétences en chimie. Bien qu’au début, je n’y ai pas prêté grande importance, il a commencé à s’intéresser de plus en plus à la fabrication des explosifs et notamment à la guilde des cavaliers. J’ignore s’il a pu rejoindre la guilde, mais je sais qu’il a été approché par l’un de ses membres et qu’il devait passer une sorte de test pour y entrer.

Dra Tomay n’arrivait pas à se détacher de sa fiancée. Il ne pouvait croire ce qu’il était en train de passer et se répétait sans cesse : « Maya, pourquoi ? ». Il était au bord de la rupture et ses lèvres tremblaient nerveusement. Ewin en eut de la peine, pourtant, il savait pertinemment qu’il n’y avait pas d’alternative. La sanction serait la peine capitale pour tous les trois.

- Monsieur Tomay, est-ce vrai ?

Ne sachant plus, d’Ewin où de sa fiancée Maya, qui il devait regarder, l’accusé laissa ses yeux se concentrer sur un point invisible dans la pièce. Son regard vide annonçait qu’il ne possédait plus la force de contester les preuves de sa culpabilité.

- Oui, c’est ce que vous voulez entendre depuis le début.

- Et l’épreuve que vous deviez passer pour entrer dans la guilde des cavaliers, l’avez-vous réussi ?

Ewin savait qu’il devait profiter du moment de faiblesse de l’accusé. Avant qu’il ne reprenne ses esprits, il fallait qu’il lui soutire le maximum d’informations.

- Oui.

- Et vos deux complices en font également partie ? Je vous conseille de ne pas vous parjurer. De toute façon, mon verdict ne changera pas avec votre réponse. Je pense que vous savez tous les trois ce qu’il vous attend, appuya Ewin.

Dra Tomay marqua un long silence. Puis résigné, il acquiesça timidement de la tête.

- Oui.

Ewin se leva.

- Je déclare les trois accusés ici présents condamnés à la peine capitale. Ils seront exécutés demain matin. La séance est terminée.

Les mots qu’il avait appris par cœur résonnaient différemment que lorsqu’il les avait répétés. Ewin se rendait maintenant compte de leur force et il eut la désagréable sensation d’avoir commis une erreur. Quelque chose ne collait pas sans qu’il ne puisse dire quoi.

Des gardes s’approchèrent des accusés pour les ramener dans leurs cellules. Cependant, avant d’avoir totalement quitté la salle, l’homme à la barbe en vague se retourna vers Ewin. L’expression qu’il dégageait surprit le jeune conseiller ; il le regardait avec pitié.

- Il faut du courage pour faire face à la vérité, dit-il avant de disparaître dans le couloir.

Avant qu’il ne puisse comprendre ce que laissait entendre l’accusé, son grand-père le félicita avec empressement.

- Tu as été parfait, cher Petit-fils. Tu as su profiter de sa faiblesse. Je dois t’avouer que beaucoup, au Conseil, ont douté de tes capacités. Mais là, je dois dire que tu leur as cloué le bec.

Dagan rayonnait de fierté envers son petit-fils. Et cela ne le rendait pas indifférent, à tel point qu’il en oublia toutes ses autres préoccupations. Les autres conseillers vinrent un à un féliciter le jeune garçon, sauf Marc Auban. Ce dernier restait en retrait, son visage toujours aussi dénué d’expressions, avant de s’en aller.

- Très beau procès. Les accusés n’ont eu aucune chance face à vous.

En se retournant, Ewin tomba nez à nez avec une femme à la beauté éblouissante. Ses yeux violets hypnotiques et ses cheveux aux reflets bleu-nuit lui donnait une apparence mystique.

- D’autant plus que vous nous avez offert un vrai spectacle avec le dernier témoin. Je suis tiraillé par la curiosité de savoir si c’est vous-même qui avez fait son argumentaire. Comment s’appelait-elle déjà ? Maya ? Drôle de prénom, n’est-ce pas ?

Il ne put détacher son regard de la femme aux yeux violets, et eut l’étrange désir de lui dévoiler tout ce qu’elle voulait savoir. Son cœur battait plus vite qu’à l’accoutumé et le sang lui monta à la tête. Il se sentait à la fois intimement proche d’elle et à la fois un parfait étranger. Heureusement, Dagan vint à son secours et il put respirer de nouveau.

- Merci pour vos compliments Ilianna, dit-il avec un sourire amère.

Puis il emmena Ewin à l’abri de tous regards et oreilles distraites.

- Que t’a-t-elle dit ?

Ewin, toujours sous le charme de la belle Ilianna répondit avec un sourire niais.

- Oh rien de spécial. Elle m’a juste félicité pour le procès.

- Fais très attention à elle, le mit en garde Dagan. Et ne lui adresse plus jamais la parole sans que je ne sois là. Compris ?

- Compris.

*

Ewin rentra directement à l’Etoile de Neige, le palais familial de la famille Hoffenhelm. Il ne mangea pas et rejoignit sa chambre sans détour. Il se glissa dans son lit et ferma les yeux, sans pour autant réussir à s’endormir. Le procès passa en boucle dans sa tête tout au long de la nuit, qui avait été courte pour le jeune conseiller. Il finit par s’endormir, trop fatigué pour penser encore au procès. Pourtant, l’abattement des accusés, les révélations des témoins et les yeux violets de la mystérieuse femme aux cheveux bleus le suivirent jusque dans ses rêves. Ewin finit par se réveiller en sursaut en ayant l’étrange sensation d’avoir trouvé quelque chose. Il se précipita dans son bureau au Grand Palais sans attendre son grand-père, qui dormait encore à poings fermés.

« Comment s’appelait-elle déjà ? Maya ? Drôle de prénom n’est-ce pas ? ». Ewin n’arrivait pas à enlever cette phrase de sa tête. Il était clair que la femme aux yeux violets avait voulu qu’il porte son attention sur cette Maya. Mais pourquoi ? Il avait le sentiment de toucher quelque chose du bout des doigts sans pour autant pouvoir l’attraper. Il feuilleta attentivement le dossier du procès, relut les témoignages, les déclarations des accusés. Il ne trouva rien d’anormal et pourtant la dérangeante intuition qu’il passait à côté d’un détail primordial était toujours présente.

Et puis… Peu importe cette histoire de Maya. Les trois magiciens avaient subi leur sentence depuis plusieurs heures déjà. Ewin regarda une dernière fois le dossier puis le jeta dans la corbeille. Il le brûlera en fin de journée pour n’en laisser aucune trace. En attendant, la pile de dossiers, toujours aussi volumineuse, demandait toute son attention. Il n’en pouvait plus, ce travail occupait toutes ses journées, et il ressentait le besoin de faire une pause. Ewin décida d’aller prévenir son grand-père, qui devait être arrivé à cette heure de la matinée.

Les couloirs étroits et quadrillés du Grand Palais formaient un grand labyrinthe que le jeune Juge, fraîchement nommé, avait mis plusieurs mois à connaître. Il traversa plusieurs corridors, monta maints escaliers et en descendit un même nombre, avant d’arriver devant le bureau de son grand-père.

- Bonjour, grand-père, s’exclama le garçon.

Ce dernier grommela quelques mots incompréhensibles avant de lever la tête.

- Le procès m’a fatigué, je vais rentrer au palais.

- Oui. Va préparer ta valise.

- Ma valise ? S’étonna Ewin.

- Tu ne te rappelles pas ? Je t’ai pris deux places pour le Gorun.

- Le Gorun, qu’est-ce que c’est ?

- Rassure-moi, tu es déjà allé le voir au moins une fois ?

- Euh non.

Dagan prit sa tête dans ses mains en feignant un air catastrophé.

- C’est l’évènement sportif le plus attendu de l’année. Il n’a lieu qu’une seule fois par an et c’est dans trois jours dans la ville de Yotr.

Puis il fit un clin d’œil malicieux à Ewin en ajoutant.

- Tu n’oublieras jamais ce que tu verras là-bas.

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