Chapitre 14
Le lendemain, Saalyn descendit dans la salle commune de l’hôtellerie pour le repas principal de la journée. Rifar y était déjà. Il achevait de prendre un déjeuner copieux.
— Vous avez Vlad ? lui demanda-t-il. Je n’arrive pas à lui mettre la main dessus.
— Non, mais comme je ne trouve pas Ksaten non plus, j’ai bien une suggestion sur ce qu’ils sont en train de faire tous les deux.
— Et qui va s’occuper des chevaux ?
— Le personnel de l’écurie. Il est payé pour cela.
Rifar hocha la tête.
— En effet. Je ne pensais pas à eux.
— Avoir un professeur tel que Ksaten pour une première expérience n’est pas donné à tout le monde. Laissez-le en profiter.
— Vous avez raison, laissons-le en profiter.
Rifar ne semblait cependant pas convaincu.
— Jusqu’à quand restez-vous ici ? demanda Saalyn.
— Jusqu’à ce que Posasten ait vendu la marchandise et acheté un nouveau chargement.
— Et où irez-vous ensuite ?
— Cela dépend de ce qu’il aura trouvé.
— Vous ne rentrez pas à Miles ?
— J’espère que si.
L’aubergiste apporta le repas de Saalyn, une sorte de potage de légume et de viande, bien éloigné de ce que la stoltzin avait l’habitude de manger. Le bouillon était clair et sans goût et la viande nerveuse. Saalyn farfouilla dans son assiette, cherchant en vain quelque chose de mangeable.
— Qu’allez-vous faire aujourd’hui ? reprit Rifar.
— Je vais aller faire des emplettes avec Meghare. Et en premier lieu, trouver de la vraie nourriture.
— Meghare est sortie tôt ce matin, avec Daisuren et Dercros.
— Daisuren avec Dercros !
— Avec Meghare surtout. Dercros les a accompagnés dans l’espoir de trouver quelque chose à manger aussi.
En disant cela, il glissa un morceau de pain en direction de Saalyn.
— Posasten est sorti tôt ce matin, il a rapporté cela.
Saalyn se jeta dessus comme si elle n’avait pas mangé depuis des jours.
— Hum, se délecta-t-elle. Quel délice !
— Du calme, plaisanta Rifar, ce n’est que du pain.
— Il est bien meilleur que ce machin.
Elle prit une cuillerée de soupe qu’elle laissa couler dans l’assiette.
— Ce n’est pas difficile, fit-il remarquer.
— Je croyais que les Naytains étaient réputés pour leur cuisine.
— Même ici, on trouve de mauvais cuistots.
Saalyn continua à manger son quignon de pain.
— Au fait, reprit Rifar. Arda est encore dans sa chambre. Si vous ne voulez pas sortir seule, profitez-en.
— Génial, je vais aller me promener avec elle.
Saalyn se leva.
— Et à trois rues d’ici, j’ai repéré un importateur de nourriture du monde entier. On y trouve des turions de bambou, ajouta-t-il négligemment.
Le sourire que la stoltzin lui offrit avant de quitter la salle aurait illuminé sa journée si une autre femme n’avait occupé les pensées du caravanier. Il ne put retenir un sourire en la voyant s’éloigner.
Saalyn passa voir Arda avant de rejoindre sa chambre. Vlad dormait. Il n’avait rien d’autre à faire. Elle en profita pour se changer, enfilant une tunique propre. Quand elle se retourna, elle constata que le jeune homme avait les yeux ouverts et la regardait.
— Tu as apprécié le spectacle ? le rabroua-t-elle.
Il rougit.
— Tu as l’air bien innocent. Comment as-tu pu te faire embrigader dans cette histoire ?
— Pour Miles ! répondit-il avec ferveur.
— Bien sûr. Pour Miles.
Elle s’approcha du lit et posa un genou sur les draps afin de se placer au-dessus de lui.
— Quand je rentrerai, je t’apporterai à manger. D’ici là, tu as intérêt à être bien sage. Je ne te bâillonnerai pas. Mais si tu cries, je serais très méchante à mon retour.
Elle ponctua sa phrase d’un petit tapotement affectueux sur la joue.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Tout dépendra de ce que je trouverai. Il est même possible que je te libère.
Elle s’écarta du jeune homme pour finir de s’habiller. Elle ne se sentait pas assez patiente pour enfiler un lacet par les multiples œillets de son décolleté. Elle préféra utiliser une fibule en bronze à la tête décorée d’une magnifique pierre verte.
Elle verrouilla la porte puis passa voir Ksaten qui dormait toujours. Elle enferma sa consœur avant de rejoindre Arda dans la grande salle.
— Votre beauté a ceci d’incroyable que quelques vêtements simples vous suffisent à attirer le regard, l’accueillit la prêtresse.
— Je suis sûre que vous avez tous les atouts nécessaires pour faire de même, renvoya Saalyn.
— Hélas non. Ce talent n’est pas donné à tout le monde.
Arda suivit Saalyn des yeux pendant son évolution à travers la salle.
— Joli bijou, remarqua-t-elle quand Saalyn arriva devant elle.
— Merci. C’est un cadeau de mon père. On y va ?
Arda accompagna Saalyn à l'extérieur.
— Où votre père l’a-t-il déniché.
— J’ai rapporté la pierre d’une mine de malachite, lors d’une de mes escapades hors de l'Helaria, il y a plus de cent ans maintenant. Mon père l’a taillée et l’a montée sur cette fibule, qu’il a lui-même dessinée même si le métal a été préparé par les bawcks.
— Il a du talent. Il faut que vous me donniez son nom. Je voudrais bien lui commander quelques pièces.
— Il s’appelle Larsen et il vit à Neiso.
L’arrêt brutal d’Arda surprit tellement Saalyn qu’elle continua quelques pas sur sa lancée.
— Vous êtes la fille de Larsen ! s’écria Arda. Le joaillier !
— Oui, répondit Saalyn avec hésitation.
— Quelques-uns des plus beaux ornements que je possède viennent de son atelier. Vous avez de la chance. Il doit vous couvrir de bijoux.
— Pas moi. Ma sœur Preven était magnifique et constituait un présentoir idéal pour sa publicité.
Arda détailla la stoltzin. Maintenant qu’elle savait où chercher, elle repéra rapidement les bijoux que Saalyn portait sur elle : le camée en pendentif, la chaîne en bronze autour du cou, le bracelet en or au poignet droit et celui qui lui ceignait le biceps gauche, une autre chaînette à la cheville et une bague en onyx au majeur gauche. Les oreilles étaient cachées par les cheveux, mais Arda n’aurait pas été surprise qu’elle y porte des boucles également, voire une chaîne autour de la taille.
— Il vous a quand même bien gâté.
— J’avoue. Mes frères, mes sœurs et moi sommes les premiers à bénéficier de son art. Mais il en vit. En priorité, il doit les vendre, ne serait que pour se procurer la matière première.
— S’il veut de la matière première, j’en ai. Nous avons découvert un gisement de rubis dans mon diocèse. Si vous aviez vu le dernier que nous avons trouvé. Nertali a été généreuse.
— Je lui dirai la prochaine fois que j’irai à Neiso. Mais dans l’immédiat, nous avons un problème plus urgent à régler. J’ai un problème plus urgent.
Arda se tourna vers Saalyn, marchant à reculons pour la garder dans son champ de vision.
— Quoi donc ? Si c’est pour une aide spirituelle, je suis votre femme. Mais les Helariaseny ne sont pas croyants, alors c’est autre chose.
Saalyn hocha la tête.
— Je n’ai pas besoin d’une aide spirituelle, mais je me fie quand même au secret inhérent à vos vœux de prêtresse. Puis-je compter sur vous ?
— Ces vœux sont indissociables de mon statut. Si je les trahissais, Nertali serait impitoyable avec moi.
— Merci. Je dois livrer un prisonnier à l’inquisition sans que personne ne le sache dans la caravane.
Arda perdit son attitude enjouée pour prendre un air grave.
— Qui ? Pourquoi ? Qu’a-t-il fait pour être arrêté ? Et pourquoi en secret ?
— Ça fait beaucoup de questions, fit remarquer Saalyn.
— Il faudra y répondre si vous voulez mon aide. Et j’en ai une de plus : pourquoi vous ? Pourquoi pas Ksaten ? C’est elle la guerrière libre. Vous n’êtes qu’une chanteuse.
— Ksaten n’est pas en mesure d’effectuer sa tâche, grâce à Vlad d’ailleurs. Je prends le relais.
— C’est donc Vlad le prisonnier ?
Saalyn hocha la tête.
— Et vous avez le pouvoir de remplacer Ksaten ?
Pour toute réponse, Saalyn tira un bijou de son décolleté. C’était une bague qu’elle portait en pendentif, certainement pour la cacher. Son chaton plat était gravé d'une inscription en creux. Arda déchiffra le symbole : une licorne marchant sur une épée horizontale.
— Un sceau de guerrière libre ! s’écria Arda. Alors vous aussi vous en êtes. Pourquoi n’avez vous rien dit ? Pourquoi nous avoir fait croire que vous êtes une chanteuse ?
— Parce que ma façon de procéder implique de la discrétion, et donc qu’un minimum de personnes soit au courant.
Elle rangea le bijou dans sa cachette.
— Attendez ! s’écria Arda. Le numéro sur le sceau, c’est bien le un.
— Vous avez de bons yeux, déplora Saalyn.
Arda reprit une marche normale, à côté de Saalyn.
— Putain ! s’écria-t-elle soudain en sautillant presque de joie. La première guerrière libre de l’histoire !
— Merci pour la discrétion.
— Désolée. Je vais me calmer. Mais vous vous rendez compte ?
— Pas trop non. Je vois les choses de l’intérieur contrairement à vous.
— Je marche en compagnie de la femme qui a créé la corporation des guerrières libres. Un machisme inhérent à ma culture, dont je ne peux me départir nous l’avait fait imaginer comme un homme bien viril. Et non, c’est une femme qui en est à l’origine. Un char de combat en plus.
D’un regard remontant, elle détailla la silhouette de la guerrière libre.
— Un peu plus musclée que la moyenne, mais sacrément bien foutue. Seule l’Helaria pouvait faire cela.
— J’ai toujours trouvé amusante cette habitude typiquement humaine de mesurer la beauté des femmes à l’aune des armes les plus meurtrières, s’égaya Saalyn.
Elles marchèrent un moment côte à côte.
— Si j’avais su avec qui je voyageais dès le début, reprit Arda.
— Qu’auriez-vous fait ?
— Punaise ! Apostat ! Flûte ! Putain ! Hérétique !
— Nertali autorise les injures ? s’enquit Saalyn, amusée par l’excitation de la prêtresse.
— Avec Deimos, j’aurai une pénitence assez lourde. Nertali est moins regardante. Alors ! C’était comment ?
— Comment quoi ?
— Votre première mission.
— Arda ! Ce n’est pas le moment ! J’ai besoin d’aide !
— Bien sûr. Vlad ! Mais vous me promettez de tout me raconter.
— Un siècle d’activité, cela risque de prendre du temps.
— Les plus importantes alors.
— On verra ça un soir autour d’un verre.
— J’ai votre promesse ?
Saalyn accepta d’un hochement de la tête.
— Que dois-je faire ?
— Il faut faire sortir Vlad de l’auberge sans que ses complices se doutent de quelque chose.
— Qu’a-t-il commis comme crime ?
— Trafic d’armes.
— Mais ce n’est pas illégal, s’étonna Arda.
— Quand elles viennent de l’Helaria, si. L’Helaria traite directement avec les gouvernements pour les grosses quantités. Un particulier ne peut se procurer que le nécessaire pour son usage personnel.
— Et là, quelle quantité est concernée ?
— Plusieurs milliers. Assez pour équiper une petite armée.
Arda n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre.
— Miles se révolte contre Sernos, déclara-t-elle.
— C’est l’impression que j’ai.
— Mais dans ce cas, pourquoi le duc de Miles n’a-t-il pas mandaté un représentant officiel ?
— Pour que le roi Falcon ne soit pas averti, je suppose. Sinon il risquerait de mater ce vassal révolté avant qu’il ne soit prêt.
— Je ne comprends pas l’attitude de l’Helaria dans cette histoire. Je connais les liens qui existent entre Miles et l’Helaria. Et je suis surpris que vous mettiez des bâtons dans les roues du duc de Miles au lieu de l’aider. Après tout, vous-même faites des passages fréquents à Miles et une auberge s’y vante d’accueillir toutes vos chansons en avant-première.
Saalyn sourit à l’évocation de cet endroit.
— Vous êtes bien renseignée, dit-elle enfin. En Helaria, nous sommes de tout cœur en accord avec le duc de Miles. La façon dont le roi d’Yrian a trahi le duché de Miles aurait dû invalider tous les traités. Et les duchés de Sernos et de Miles auraient dû se séparer. Ce qui n’aurait pas mis fin à l’existence de l’Yrian pour autant. En cinquante ans, il a beaucoup grandi et de nombreux duchés se sont rajoutés aux deux originels.
— Alors je ne vous comprends pas. Pourquoi ne pas fermer les yeux ?
— Parce que les armes proviennent du Lumensten.
Arda s’arrêta brutalement.
— Là, c’est plus clair. Vous soupçonnez des armes illégales.
— Nous parlons du Lumensten. Les armes sont forcément illégales. Des armes conçues pour tuer en faisant souffrir un maximum ou au mieux pour mutiler. Il n’est pas question qu’un tel chargement soit lâché sur l’Ectrasyc.
Arda frissonna devant tant d’horreur.
— Et si les armes livrées sont de facture honnête.
— Si cela ne tenait qu’à moi, je fermerais les yeux. Je ne veux pas que l’Yrian éclate. Je veux que les traités qui ont présidé à sa formation soient respectés. Mais tout a été tenté. Le roi Falcon est resté intransigeant. Les Milesites ont le droit de retrouver leur liberté. Malheureusement, l’inquisition naytaine est au courant, c’est même elle qui m’a mise sur le coup. Et en Nayt, la vente d’armes est vraiment illégale.
— Je comprends mieux tous les dessous de cette affaire. Je vais vous aider.
— Merci.
— Alors ? Que dois-je faire ?
— Distraire les caravaniers pendant que je ferais descendre Vlad.
Arda remarqua alors que Saalyn les avait amenés devant la caserne de l’inquisition. Au cours de son existence, Arda n’avait jamais pénétré dans l’une d’elles alors que Saalyn, qui était une étrangère, était une habituée des lieux. Elle ne résista pas à l’envie de la suivre quand elle entra pour y requérir l’aide dont elle avait besoin.