Chapitre 13 : Dalbo s’en va en guerre

Par Fenkys

Après la soirée qu’ils avaient passé la veille, quand Rifar se leva, le soleil était déjà haut dans le ciel. Il consacra la journée à déambuler dans la ville. Maintenant, c’était à Posasten de jouer. Le caravanier se sentait désœuvré. Il chercha Saalyn. La chanteuse demeura introuvable.

Au milieu de l’après-midi, Dalbo retrouva Rifar dans un bar.

— Alors ? demanda Rifar.

— Cette nuit, au onzième monsihon, répondit son ami.

— J’ai hâte d’y être. Ksaten ?

— Elle ne nous embêtera pas. J’ai pris mes précautions.

— Bien, avec tous les guerriers libres qui existent, il a fallu que ce soit celle-là qui nous accompagne.

— Pas de chance.

Dalbo but une gorgée de sa bière.

— Es-tu bien sûr de ce que tu fais ?

— Falcon ne nous laisse pas le choix.

— On a toujours le choix, pontifia Dalbo.

— Tu veux renoncer ?

— Jamais ! protesta-t-il avec véhémence.

Dalbo tendit sa main à Rifar qui la serra entre les siennes.

— Pour le duché de Miles, déclara-t-il.

— Pour l’éphorat de Miles, corrigea Rifar.

Les deux hommes soulevèrent leur verre et le burent cul sec, puis ils le reposèrent bruyamment sur la table.

 

Quelques calsihons avant le onzième monsihon, Saalyn était prête. Elle avait revêtu une tunique noire, un pantalon et des gants de même couleur et recouvert le tout d’une cape munie d’une capuche qui dissimulait ses cheveux. Elle était cachée dans la cour du caravansérail où elle attendait, seule. Rien ne bougeait dans le silence de la nuit. Presque rien : un groupe de fêtard réintégra sa chambre après une soirée qui de toute évidence avait été bien arrosée. Au bout d’un moment, elle commença à s’inquiéter. Les renseignements dont elle disposait n’étaient-ils pas les bons ? Et puis Ksaten qui ne la rejoignait toujours pas.

Une porte s’ouvrit directement dans la rue. Un événement anodin la plupart du temps. Mais ce soir-là, il attira son attention. La personne prenait trop de précautions pour ne pas être entendue. Elle s’approcha du portail du caravansérail et discrètement jeta un coup d’œil à l’extérieur. Elle reconnut, s’éloignant d’elle la silhouette élancée de Dalbo accompagnée de celle plus ronde et massive de Posasten. Bien sûr, l’hostellerie disposait d’une sortie secrète. Elle attendit que la distance soient suffisante pour se lancer à leur poursuite, sans Ksaten.

Le duo guida Saalyn jusqu’à un immeuble de quelques étages. Sa forme carrée et ses murs lisses en béton indiquaient qu’il datait des feythas. Mal entretenu, le béton s’écaillait laissant apparaître l’armature métallique. Saalyn observa la façade. Une seule fenêtre était éclairée. Elle décida de l’atteindre. Elle enleva ses gants et ses ballerines pour avoir de meilleures prises. L’état de délabrement du bâtiment rendait son escalade aisée. Mais il n’y avait ni corniche ni balcon où elle aurait pu se poser. Elle resta donc suspendue par les bras.

L’huisserie était dans le même état que le reste des lieux. Les sons filtraient facilement. Les occupants comptaient sur la hauteur pour assurer l’intimité. Saalyn écouta attentivement. Malheureusement, elle ne pouvait voir.

— Où est la marchandise ? demanda Dalbo.

— Elle n’est pas encore arrivée. Elle est annoncée pour dans deux jours, répondit une voix inconnue.

— Elle devait nous attendre ici.

— Elle vient de loin. On ne peut pas garantir des dates exactes quand on livre à une telle distance.

— Et vous voulez que l’on paye une marchandise que nous n’avons pas vue !

— Je peux vous montrer un échantillon en ma possession.

Pendant un moment, les différents interlocuteurs ne prononcèrent plus un mot. Saalyn, qui ne voyait rien, ne savait pas s’ils réfléchissaient ou si Dalbo examinait ce qu’il attendait. Dans le second cas, l’objet n’était pas articulé puisqu’elle n’entendait aucun bruit de frottement.

— Parfait, dit enfin Dalbo. Si le reste de la marchandise est pareil, vous aurez votre argent à la livraison.

— Et la guerrière libre ? Celle-là possède la réputation d’être hargneuse. Je ne voudrais pas me retrouver face à elle.

Il devait parler de Ksaten, particulièrement crainte des malfaiteurs pour son intransigeance avec la loi. Il n’aurait pas dû avoir peur pourtant, son animosité ne s’exerçait que contre les hommes qui maltraitaient les femmes.

— Ne vous inquiétez pas. Elle est neutralisée.

Cette dernière phrase affola Saalyn. Que voulait-il dire par « neutralisée » ? Était-ce pour cela qu’elle n’était pas venue ? Que Dalbo et Posasten trafiquassent était une chose. Là, on atteignait un tout autre niveau. Elle voulait rentrer s’assurer au plus vite de la bonne santé de Ksaten. Mais il lui manquait une dernière information. Heureusement, elle arriva vite.

— Où ? demanda Dalbo.

— Après-demain, au vieil entrepôt.

Elle disposait maintenant de toutes les informations nécessaires. Elle pouvait partir. Sans compter qu’un instant plus tard, elle entendit des portes claquer. Ils sortaient. Elle devait s’enfuir avant qu’ils ne la repèrent. Elle descendit jusqu’à atteindre une hauteur qui lui permit de sauter sans se blesser. Un moment, elle regretta de ne pas être une humaine avec des os pleins, solides, qui ne se brisaient pas au moindre choc violent. Elle amortit son atterrissage d’une roulade, se releva et disparut en direction du caravansérail.

 

La piqûre que Vlad ressentit dans le cou réveilla le jeune homme. Il lui fallut un instant pour comprendre que ce n’était pas un rêve, mais bien la réalité. La pointe d’un poignard en silex était appuyée contre sa gorge. De peur, il n’osait bouger.

— Nous avons beaucoup de choses à nous dire tous les deux.

Vlad reconnut la voix de Saalyn. Mais jamais elle n’avait employé ce ton dur, impératif, coléreux. En douceur pour éviter de se blesser, il se redressa dans son lit et fit face à la menace. Elle ne ressemblait pas à une chanteuse avec sa tenue noire et ses cheveux blonds masqués par une capuche. Elle rappelait un de ces assassins légendaires qui venaient la nuit en toute discrétion, tuaient leur cible et repartaient sans avoir été repérés. Mais contrairement à ces êtres mythiques, Saalyn avançait à visage découvert, ce qui permit à Vlad de constater à quel point elle était furieuse. Et inquiète aussi.

— Je suis passée dans la chambre de Ksaten. Elle dort et je n’arrive pas à la réveiller. Avec quoi l’as-tu droguée ?

— Avec rien.

— Ne me prends pas pour une imbécile !

Le jeune homme déglutit.

— Je jure que je ne lui ai rien donné. Pourquoi ça serait moi qui l’aurais droguée d’ailleurs ! s’exclama-t-il. Je ne suis pas seul ici.

— Mais tu es le seul avec qui elle a baissé sa garde ces derniers temps.

Elle enfonça davantage la pointe de son arme dans la peau du cou.

— C’est bon ! s’écria-t-il. Je vais répondre !

Saalyn relâcha la pression.

— J’écoute.

— C’est de l’extrait d’azyne, expliqua-t-il. Totalement inoffensif et sans effets secondaires. Elle se réveillera dans quelques monsihons.

— Eh merde !

Saalyn rangea son poignard. Puis elle tira la chaise et s’assit face au lit. Il avait raison, elle était inoffensive. Elle n’était cependant pas dépourvue d’effets.

— Tu ne connais pas les conséquences de cette drogue, soupira-t-elle.

— Elle n’en a aucun. Elle fait juste dormir profondément en ne laissant aucun souvenir.

— Sur les humains, c’est vrai. Sur les stoltzt, c’est un peu différent.

Vlad porta sur Saalyn

— Je ne voulais pas lui faire de mal. Elle aurait dû s’endormir et se réveiller sans se rendre compte de rien.

— Raté. Elle va s’en rendre bien compte. Je te conseille de l’éviter dans les prochains jours. Un conseil que je vais suivre moi-même.

— Que va-t-il lui arriver ?

— Une gueule de bois particulièrement violente.

— Je suis soulagé. J’avais peur que ce soit plus grave.

— Maintenant, raconte-moi tout.

Saalyn se pencha vers le jeune homme et le regarda droit dans les yeux. Elle avait pu constater à quel point cette posture était intimidante quand on se sentait coupable.

— Pourquoi avoir neutralisé Ksaten ?

Vlad hésita longtemps avant de répondre. Saalyn était patiente, elle ne bougea pas, ne clignant même pas des yeux. Au bout d’un moment, Vlad commença à se sentir mal à l’aise. Il essayait de porter son regard à droite et à gauche. Mais Saalyn se tenait si près de lui, qu’il revenait sans cesse à elle.

— On ne voulait pas que les guerriers libres se mêle de nos affaires, avoua-t-il enfin.

— Mais Ksaten ne se charge pas de ce genre de cas, s’étonna Saalyn. Son domaine ce sont les viols, les femmes battues, les meurtres. Pas la contrebande.

— C’est une guerrière libre. Même si elle ne s’occupe pas de nous, elle peut transmettre l’information à un collègue.

Saalyn répondit à sa remarque par un petit sourire.

— Maintenant, si tu me racontais tout.

— Je n’ai rien à dire, se braqua Vlad.

— Alors je commence. Vous devez prendre livraison d’une cargaison d’armes en provenance du Lumensten. Le commanditaire est le vicomte du Than. Je suppose qu’il agit au nom du duc. Et que Posasten est dans le coup.

Vlad fut destabilisé devant l’étendue des connaissances de Saalyn.

— Ce n’est pas illégal d’acheter des armes, lâcha-t-il enfin.

— Non, mais ces armes sont produites au Lumensten. Et tu sais aussi bien que moi ce qu’ils fabriquent là-bas. Je doute que ces armes apportent une mort bien propre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le duc se cache derrière cette expédition. Il sait très bien que nous ne lui en aurions jamais vendu.

Vlad se redressa dans son lit.

— Le Lumensten a promis des armes normales. Des arcs, des lances et des épées. C’est la discrétion qui nous a poussés à nous adresser au Lumensten. Nous ne voulions pas que Sernos apprenne que nous nous équipions.

— Des armes du Lumensten ! Normales ! Soit tu cherches à me la faire, soit tu es bien naïf.

Vlad ne répondit pas.

— Vous voulez mener une rébellion contre le trône de l’Yrian ? déduisit soudain Saalyn.

— Les ducs d’Elmin ont volé le trône ! s’écria Vlad. En créant l’Yrian, les ducs d’Elmin et de Miles avaient prévu d’échanger la couronne à chaque changement de règne. Or quand Falcon Ier est mort, son fils s’est aussitôt proclamé roi. Et quand le duc Zande est venu réclamer son dû, il l’a fait assassiner.

— Et donc, vous allez tuer le Falcon II.

— Nous allons faire sécession.

— Vous allez détruire l’Yrian ! s’écria Saalyn.

— Même pas. Il restera à Falcon les neuf dixièmes de son territoire.

Vlad n’avait pas tort. Cependant, Miles était la partie la plus riche du pays. Le roi d’Yrian n’y renoncerait pas facilement.

Saalyn s’était tue. Elle réfléchissait à ce qu’elle venait d’apprendre. Vlad considéra l’interrogatoire comme terminé.

— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il.

— Te livrer à l’inquisition, répondit Saalyn.

— Pour quel motif ? s’offusqua-t-il. Je n’ai rien commis d’illégal en Nayt.

— Agression envers un guerrier libre. Cela me semble un motif suffisant.

Vlad ferma les yeux. Il n’avait pas vu les choses sous cet angle. Heureusement, il ne risquait pas grand-chose, peut-être un mois de prison. Mais l’aventure s’arrêtait là pour lui. Quand il sera libéré, tout sera terminé.

— Je ne resterais pas longtemps en prison, lança-t-il en guise de baroud d’honneur.

— Ça dépend. As-tu profité d’elle pendant qu’elle dormait ?

De stupeur, Vlad se redressa.

— Mais pour qui me prenez-vous ! Bien sûr que non. Je ne suis pas un violeur.

La réaction outrée de Vlad rassura Saalyn. Avec le temps, elle avait appris à reconnaître les menteurs. Et là, il était sincère. Il était trop déstabilisé par son arrestation pour simuler.

— Tu as de la chance. Si cela avait été le cas, j’aurais été très méchante avec toi. Mais tu vas quand même sortir de ce lit et me suivre.

— Je ne peux pas, avoua-t-il piteusement. Je suis tout nu.

Saalyn ne jugeait pas Vlad dangereux. Elle accepta de se retourner pour préserver sa pudeur. Vlad en profita pour s’habiller. Quand il fut prêt, il l’appela.

Saalyn l’empoigna par le bras.

— Viens, ordonna-t-il.

Elle le conduisit hors de la chambre jusqu’à la sienne.

— Tu vas partager ma couche jusqu’à l’arrivée de l’inquisition, plaisanta-t-elle.

— Pourquoi ne pas me laisser dans la mienne ? protesta-t-il.

— Pour que tu profites de la nuit pour prévenir tes complices ?

Elle l’obligea à s’allonger sur le lit. Puis elle sortit une paire de bracelets métalliques d’une poche. Elle en fixa un à un poignet du jeune homme et l’autre au montant de la tête de lit.

— Tâche d’être silencieux si tu ne veux pas que je te bâillonne aussi.

Il hocha la tête, il avait compris.

— Pousse-toi. Et fais gaffe à ta main si tu comptes la garder au bout de ton bras.

Elle s’allongea à côté de lui et lui tourna le dos. Elle ne tarda pas à s’endormir. Vlad n’osait pas bouger. Elle avait pris soin de mettre tout ce qu’il aurait pu utiliser pour se libérer hors de sa portée. Il attendit, les yeux ouverts, que le jour se lève.

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