Chapitre 14 - Lo

Après deux jours de marche et de course surprise, le paysage de collines herbeuses, avec ses fleurs aussi vertes que leurs feuilles, changea enfin.

Lo n’aperçut d’abord que quelques petites tâches de rouge entre les brins verts, puis les tiges et les pétales cramoisis se multiplièrent sous leurs pas. Enfin, lorsqu’ils arrivèrent en haut de la colline suivante, une forêt entière apparut - rouge des troncs à la pointe des feuilles. Du peu qu’ils en avaient vu, l’Abdraja semblait découpée de façon monochrome, contrairement à chez iel, où toutes les couleurs se mélangeaient sans effort. S’ils n’avaient pas été en danger de mort lorsqu’ils avaient survolé la région, aurait-iel vu de grandes tâches de couleurs depuis le ciel ?

Une légère brise porta jusqu’à eux un parfum fruité, et Lo sourit. 

— Mais ça sent trop bon ! s’exclama Del. J’ai l’impression de me baigner dans de l’eau sucrée !

Le maegis tendit ses bras, et contracta les doigts comme s’il pouvait attraper l’odeur qui les enveloppait. 

— Est-ce que c’est notre destination ? demanda Lo à Nodia.

Elle confirma d’un hochement de tête et d’un léger sourire, puis posa la main droite juste en dessous de son épaule gauche, la main gauche sur l’avant-droit, et se berça légèrement.

En sécurité, traduisit Lo. Iel ne connaissait pas encore tous les signes de Nodia, loin de là, mais iel en avait déjà appris assez pour qu’elle se fasse comprendre au-delà de oui, non, et bougez-vous le fion.

— On va pouvoir dormir entre quatre murs cette nuit ? demanda Del, qui lui n’avait pas compris le signe. Et manger le truc délicieux que je sens ?

Toujours avec un sourire, Nodia acquiesça, et Del leva victorieusement les bras - mais les rabaissa aussitôt pour tousser dans son filtre.

— Allez, en route, l’encouragea Lo. Il te faut aussi une meilleure protection…

Del prit les devants, son enthousiasme à peine terni par une seconde quinte de toux, ni par les plaques grises et vertes qui étaient apparues ce matin sur sa peau laissée à l’air libre, et le démangeaient assez visiblement. 

Lo était terriblement inquiet, malgré ce qu’iel montrait à son ami. Iel l’avait vu dans un sale état avant, c’était vrai, et Del s’en était toujours remis… mais iel n’avait pas envie de le revoir souffrir, surtout si ça pouvait être évité. Alors ils trouveraient de quoi le protéger, et si rien n’était efficace au long terme, il faudrait faire demi-tour au plus vite. Explorer ne valait pas la peine de le mettre autant en danger… 

Enfin, sauf si Del décidait que si. Ils pourraient en discuter une fois posé plus calmement.

— Tu, euh… aimes bien la nourriture sucrée ? demanda Sehar.

— Oh, c’est pas juste que j’aime ça, mais les maegis en ont besoin pour vivre, on tourne au sucre nous ! répondit Del. C’est pour ça que ma sueur sent bon les fruits, alors que Lo sent juste les poils de chèvre.

Lea faune lui assena un coup derrière le crâne, qui n’empêcha en rien Del de rigoler, et ne chassa pas le demi-sourire amusé de Sehar.

— Je dois aussi manger plus de sucre que la plupart des kévriens, à cause de… 

Il fit un geste vague pour se désigner, et Del leva un sourcil.

— De ton hybridation ? compléta-t-il. Oh, alors Nodia aussi non ? Tu manges surtout du sucre ?

L’air amusé qui s’était aussi invité sur le visage de la jeune fille quelques instants plus tôt disparu aussitôt. Elle ignora Del, et accéléra le pas - Sehar aussi avait perdu son sourire, et s’était rapproché de Tsari, le dos courbé et une main sur l’épaule du cheval pie.

— J’ai dit un truc qui fallait pas ? murmura Del.

Lo le rassura d’un sourire, alors qu’ils achevaient la descente de leur dernière colline avant de grimper la pente qui menait à la forêt écarlate. Les sabots de lea faune s’enfonçaient entre les petites fleurs rouges, et le changement radical de couleur était décidément déroutant. Iel avait un peu faim, avec leur dernier repas qui remontait à déjà quelques heures, et la délicieuse odeur sucrée les encourageait tous à avancer plus vite.

Dès qu’elle atteignit le premier arbre, Nodia se dressa sur la pointe des pieds pour cueillir une grappe de petits fruits tout aussi rouges que le reste, et elle les goba un à un avant de recracher plusieurs noyaux d’un seul geste. Lo l’imita, et Sehar aussi pour en donner à Del, après que ce dernier ait fait mine de ne pas pouvoir lever les bras sans se faire mal. Vraiment irrécupérable, ce maegis. A le voir, Lo aurait pu croire que tourmenter des jolis garçons timides avait été le travail de toute une vie. Iel se retint de rire, mais très vite, son hilarité contenue s’éteignit dans sa gorge.

Nodia avait ralenti, et fronçait les sourcils, son pas hésitant.

— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Lo.

Elle s’arrêta tout à fait, une moue désormais perdue sur son visage. Ils attendirent tous derrière elle, silencieux et tendus, et Lo observa autour d’eux pour chercher ce qui pouvait bien l’inquiéter.

La forêt était aussi silencieuse qu’eux, ce qui n’était pas très différent des bosquets qu’ils avaient déjà parcourus jusqu’ici. Mais celle-ci, c’était leur destination, la promesse de trouver de l’équipement pour protéger Del de la maladie, et de l’aide contre les chasseurs de prime. 

Pourquoi n’entendaient-ils aucun signe d’activité, alors ?

Par réflexe, Lo chercha à trouver la réponse dans son coeur - mais la forêt ne s’y trouvait toujours pas. Iel ne pouvait rien y sentir, et l’absence de connexion lui serra l’estomac. C’était comme si les arbres qui l’entouraient, aussi magnifiques et vivants soient-ils, n’étaient qu’une illusion d’excellente qualité. Impuissant, Lo attendit les instructions de Nodia.

Finalement, la jeune fille inspira, et se tourna vers eux, pour ne leur faire qu’un seul signe. Sa main droite, à quelques centimètres de son visage, placée comme un masque.

Restez discrets.

— On pourrait attendre ici le temps que tu vérifies que tout est bon ? proposa Lo à voix basse.

Elle secoua la tête, et répéta le signe, puis leur en fit un autre pour les encourager à la suivre. Sehar attrapa les rênes de Tsari pour l’empêcher de se baisser et d’arracher bruyamment des casse-croutes sur sa route, Del se retint de faire des remarques rigolotes sur le paysage, et Lo allégea ses sabots sur le sol, une main sur le pommeau de son épée.

Iel se tint prêt à tout - mais il n’y avait rien.

Ils ne croisèrent personne. 

N’entendirent rien d’autre que leurs pas. 

Ne virent que des arbres rouges gorgés de fruits sucrés.

Et plus ils avançaient, plus Lo avait la certitude que c’était un problème. Un gros problème.

Nodia était tendue et inquiète - et lorsqu’ils émergèrent hors de la forêt, dans une clairière où se trouvait un immense bâtiment en pierre noire, elle s’arrêta de nouveau pour le regarder.

La grande porte de métal aux fins motifs forgés était ouverte ; certaines des vitres des fenêtres à ogives étaient brisées ; quelques décorations en pierre noire, tombées des corniches et des balcons, gisaient dans l’herbe rouge.

Lo en avait assez vu pour deviner qu’il y avait eu une bataille, ici.

— Nodia…

Elle ne lui accorda pas un regard. Sans prévenir, elle courut vers la porte ouverte, et fila à l’intérieur.

— Restez groupés, ordonna Lo aux deux autres.

Iel suivit Nodia à l’intérieur, et n’eut aucun mal à garder sa trace. Dans le silence absolu qui régnait dans la manoir abandonné, ses pas résonnaient aussi lourdement que des coups de canons.

Lo aurait aimé l’endroit, en temps normal, avec les tapisseries chaleureuses qui couvraient les murs noirs, les candélabres lourds de bougies, les portes en bois ouvragées et les petites alcôves avec des vitraux lumineux. Si ce n’était que certaines des tapisseries étaient salies de sang et trouées de sortilèges éteints, que des bougies étaient tombées au sol en ne laissant qu’une plaque de cire fondue, que la plupart des portes avaient sautées de leurs gonds ou perdu leurs poignées, et que des débris de meubles s’étaient accumulés dans les alcôves, poussés par… par quoi, exactement ?

Tous les couloirs et toutes les pièces dans lesquels ils passèrent étaient vides et sans réponse, exactement comme la forêt sans coeur qui les entourait.

Où étaient passés les habitants de ce manoir ?

Nodia s’arrêta finalement dans une grande salle, qui semblait avoir les proportions idéales pour des banquets ou juste rassembler du monde pour faire des annonces, et qui était tout aussi vide que le reste. Alors que l’écho des sabots de Tsari résonnait derrière eux, Nodia regarda autour d’elle, et se retourna enfin pour croiser le regard de Lo. 

Iel y lit toute sa détresse, toute sa peur, et iel aurait aimé savoir comment y répondre. Mais iel savait très bien que sur son visage aussi, la peur s’était installée.

— La bataille est récente. » fit remarquer Del après être entré dans la grande salle, Sehar et Tsari sur ses talons. « Je sens encore les traces des sortilèges…»

Nodia détacha son regard de Lo, et acquiesça doucement. Lea faune n’était pas assez sensible pour percevoir la même chose que son ami, mais iel lui faisait confiance.

— Des maegis et des, euh, quel que soit le nom de ce qu’est Nodia ? C’est surtout ces traces là que je sens encore, continua Del.

— Valeni, compléta Sehar. Nodia est une Valeni.

La jeune fille ne fit aucun geste pour confirmer ni infirmer quoi que ce soit - sans les regarder, elle s’éloigna, et passa par une des petites portes éventrées sur le côté de la salle. Lo la suivit dans ce qui semblait être une galerie de portrait de soldats, ou du moins de personnes représentées avec une armure aussi noire que la pierre du manoir. Dans la semi-obscurité de la pièce, à pleine éclairée par des vitres rondes placées en hauteur, iel peinait à distinguer les détails de chacun des individus - mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que son incapacité à discerner les visages n’était pas anodine. Chacun d’entre eux avaient été effacés, par magie ou par la brûlure d’une flamme. Sans la couleur des mains ou la présence ici et là de cornes et de détails particulier, il aurait été impossible de savoir qui était un Valeni de qui ne l’était pas.

Nodia s’arrêta enfin, devant l’un des plus petits portraits, dans un coin plus discret que le reste, mais qui n’avait pas non plus été épargné par l’élimination systématique des visages peints.

Elle tendit les doigts vers le visage effacé, sans oser le toucher - puis s’écroula par terre, et hurla dans la pierre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 11/01/2022
Bonjour Anatole,

MAIS QUOI MAIS WESH est ma réaction de fin de chapitre.

Passage préféré :
"En sécurité, traduisit Lo. Iel ne connaissait pas encore tous les signes de Nodia, loin de là, mais iel en avait déjà appris assez pour qu’elle se fasse comprendre au-delà de oui, non, et bougez-vous le fion."

Le paragraphe "La jeune fille ne fit aucun geste", peut-être divise-le en deux ? Parce que mes yeux ont fait ouiiiiii diagonaaaaaale, et je suis arrivée à la fin, et j'ai dû remonter parce que forcément je n'avais pas compris.

J'adore le changement de ton entre le début et la fin du chapitre. C'est fluide et efficace.

Et Del occupe une place de plus en plus grande dans mon coeur. J'aime les gens qui font constamment des gaffes, c'est si adorable.
AnatoleJ
Posté le 14/01/2022
Bonjour :D

Je crois que Sehar, Del et Lo ont à peu près la même réaction dans leur tête x)

Tu as raison, ce paragraphe est bien trop long, je vais le diviser !

Del y met tout son coeur, en plus, c’est des bêtises d’honnête petit bonhomme.

Merci pour ton commentaire :)
Le Saltimbanque
Posté le 21/07/2021
Aaaaaaaaaah donc Nodia les menait tous chez eux depuis le début ! Un mystère en moins. Je ne vois pas pourquoi elle ne leur a rien dit, mais bon.

Sinon, je rejoins Mathilde Blue. Le passage entre le début du chapitre, bien plus enjoué et "sucré", pour la fin absolument déchirante donne vraiment un très beau moment. Et c'est aussi très prenant. Bravo.

Et sinon... quid de la chasseresse ?

Voili Voilou
AnatoleJ
Posté le 21/07/2021
Et oui haha, c’est là qu’ils allaient ! C’était possible de le deviner d’après les chapitres du point de vue de Nodia, même si ce n’était pas indiqué explicitement (donc ce n’était pas évident, j’en conviens).
Elle ne leur dit rien parce qu’elle est pressée, et ils ne comprennent pas ses signes : à l’arrivée, Lo commence tout juste à avoir un vocabulaire limité pour la comprendre, alors expliquer quelque chose d’aussi compliqué que leur destination exacte et pourquoi elle les y emmène, ce n’était pas gagné.

Merci pour tout tes commentaires, ravi que l’aventure te plaise malgré les détails qui méritent un chipotage tout à fait nécessaire ! A bientôt :D
Mathilde Blue
Posté le 27/06/2021
Coucou ! :D

C’est quoi cette ambiance toute légère au début avant cette fin horrible ? D: Je me sens flouée… Mais alors du coup l’endroit où les emmenait Nodia c’est l’école qu’on voit au début ? Ou j’ai mal compris ? Ou j’ai raté un truc ? Et le portrait c’est celui de Nodia ou un autre ? Trop de questions…

Bon sinon c’est toujours un plaisir de suivre cette joyeuse troupe ! Je les aime fort T_T

Mes petites (longues) notes :

« — Mais ça sent trop bon ! s’exclama Del. J’ai l’impression de me baigner dans de l’eau sucrée ! »
Il est définitivement trop pur pour ce monde ce petit

« mais iel en avait déjà appris assez pour qu’elle se fasse comprendre au-delà de oui, non, et bougez-vous le fion. »
Ce qui est tout de même un progrès considérable ^^

« Toujours avec un sourire, Nodia acquiesça »
Mais que se passe-t-il ?? Nodia sourit ? :o

« Iel l’avait vu dans un sale état avant, c’était vrai, et Del s’en était toujours remis… mais iel n’avait pas envie de le revoir souffrir, surtout si ça pouvait être évité. »
Alors j’aiun peu bloqué sur cette phrase, je trouve qu’elle faisait un peu trop orale… Par exemple, je pense que « Iel l’avait déjà vu dans un sale état auparavant » et « surtout si CELA pouvait… » passeraient mieux dans le cadre de la narration.

« Enfin, sauf si Del décidait que si. Ils pourraient en discuter une fois posé plus calmement. »
Étonnamment, je pense qu’il va décider que si. ^^

« — Tu, euh… aimes bien la nourriture sucrée ? demanda Sehar. »
Sehar aussi est trop pur pour ce monde T_T

« — Oh, c’est pas juste que j’aime ça, mais les maegis en ont besoin pour vivre, on tourne au sucre nous ! répondit Del. C’est pour ça que ma sueur sent bon les fruits, alors que Lo sent juste les poils de chèvre. »
Je dois être une maegis dans l’âme alors ^^ Par contre, l’insolence de Del franchement xD

« A le voir, Lo aurait pu croire que tourmenter des jolis garçons timides avait été le travail de toute une vie. »
C’est un peu le cas non ?

Voilà voilà ! À bientôt :D
AnatoleJ
Posté le 30/06/2021
Coucou :D

J’ai été vérifier, et à part la fin du suivant (qui est presque fun, presque), je pense que tu peux te préparer à des fins horribles pendant un petit moment T_T (je te jure, je fais pas exprès, c’est encore le masochisme de l’auteur qui a frappé)

« Mais alors du coup l’endroit où les emmenait Nodia c’est l’école qu’on voit au début ? »
C’est bien ça, c’est retour dans le Manoir aux Cerises ! Pour le portrait, la réponse arrive (peut-être) bientôt...

Del et Sehar sont effectivement trop purs pour ce monde, ils méritent pas tout ce qui va leur arriver T_T (et les deux autres non plus en vrai)

« Mais que se passe-t-il ?? Nodia sourit ? :o »
C’est pire, elle sourit à d’autres gens ! Intentionnellement ! Je veux dire, si c’était pas annonciateur d’une catastrophe à venir, ça xD

« Alors j’ai un peu bloqué sur cette phrase, je trouve qu’elle faisait un peu trop orale »
Tu as raison, même si j’écris de façon assez orale de manière générale, ça ne colle pas tout à fait au point de vue de Lo !

« Étonnamment, je pense qu’il va décider que si. ^^ »
Le plus dur ce sera de le poser calmement, ça gigote ces petits xD

« Je dois être une maegis dans l’âme alors ^^ Par contre, l’insolence de Del franchement xD »
Les maegis mangent des patisseries en plat principal, c’est franchement injuste... et Del n’est pas insolent, il est juste « affectueusement descriptif », on va dire xD

« C’est un peu le cas non ? »
C’est encore qu’un plan de carrière à ce stade, mais il est bien parti !
Vous lisez