Chapitre 13 - Sehar

D’eux cinq, Sehar était celui qui courrait - ou galopait, dans le cas de Tsari - le plus lentement.

C’était déjà un problème - mais lorsqu’il tomba de tout son long, la face dans l’herbe, cela devint un danger. Il s’appuya sur ses paumes, et se retourna, juste assez pour voir la chasseresse entamer la descente de la colline au bas de laquelle il avait perdu l’équilibre.

— Sehar ! Debout !

Lo avait fait demi-tour pour le relever, et tira Sehar sur ses pieds. Il courut vers Del, Nodia et Tsari, ses écailles redressées sur sa peau. Nodia avait attrapé les rênes du cheval pie, qui trépignait sur place, les oreilles plaquées en arrière - elle pointa Sehar, puis la selle. 

Non. Il n’arriverait pas à tenir sur le dos de Tsari. Il n’en était pas capable. Il le savait.

Nodia l’attrapa par le bras, et son regard dur le décida à obéir malgré sa peur - parce que la colère de la jeune fille le terrifiait davantage, et la chasseresse qui approchait pour les attaquer encore plus. Alors il glissa maladroitement un pied dans l’étrier, se laissa retomber sur le dos de Tsari, et attrapa le pommeau de la selle à deux mains. Si le cheval ne suivait pas les autres de lui-même, Sehar était fichu, parce qu’il n’avait clairement pas le temps de découvrir comment fonctionnaient les rênes.

Il se retourna vers Lo - lea faune était resté en arrière, accroupi et une main posée dans l’herbe. 

La chasseresse était dangereusement proche, désormais. 

Plus que quelques battements de coeur, et elle serait sur iel. Puis sur eux.

Elle leva sa longue épée, prit appui sur ses sabots pour bondir sur sa proie, et…

Comme Sehar, elle tomba dans l’herbe, les jambes entravées par d’épaisses tiges qui s’enroulaient autour d’elle. Lo se releva aussitôt et courut dans leur direction, le visage tordu dans une légère grimace de douleur. 

— En avant ! cria-t-iel.

Tsari hennit, et partit au trot, puis au galop à la suite des trois autres. 

Ils coururent encore, et ne s’arrêtèrent pas avant très longtemps - trop longtemps. 

Sans avertissement, les muscles tétanisés de Sehar se relâchèrent, et il tomba pour la deuxième fois de la journée, cette fois-ci en plein galop, si vite qu’il n’eut pas le temps de sentir ses pieds quitter les étriers et ses mains lâcher le pommeau. Il était par terre, le souffle coupé et le corps si lourd qu’il avait la sensation qu’il ne pourrait plus jamais se relever.

— Est-ce que ça va ?

Del fut le premier à ses côtés, et Sehar acquiesça faiblement. Le choc avait été brutal, et il lui fallut plusieurs minutes pour que sa respiration retrouve un rythme normal. Tsari eut le temps de revenir vers lui, et renifla son visage avec un semblant d’inquiétude qui le fit douloureusement rire. Sehar lui caressa le museau, puis se redressa lentement sur ses coudes.

— Je crois qu’on l’a semée, constata Lo. Tu en penses quoi, Nodia ?

Elle regarda derrière eux, les yeux plissés, et haussa les épaules. Une fois que Del eut tiré Sehar de nouveau sur ses pieds, elle leur fit signe de reprendre la route, et partit en avant sans attendre.

— Quoi ? s’indigna le maegis. On ne peut même pas faire de pause ? Sehar vient de tomber !

Nodia fit non de la main, sans se retourner, et continua à avancer à grands pas. Au moins, elle ne courrait plus.

— Je vais bien, assura Sehar. Je n’ai déjà plus mal…

— T’es sûr ?

Il acquiesça timidement, un peu surpris lui-même. Mais c’était vrai - la douleur qu’il avait ressenti quelques instants plus tôt avait déjà disparu.

— Et toi ? Tu as l’air, euh, fatigué…

Del poussa un grognement de douleur presque drôle, bien que tout à fait sincère.

— M’en parle pas, je suis au bout de ma vie ! J’ai besoin d’un bain et de mille an de sieste… Tu me portes ?

Sehar le fixa les yeux écarquillés, et détourna presque aussitôt le regard. L’idée le perturbait, et il ne savait pas vraiment pourquoi, puisqu’il avait déjà porté le maegis à la demande de Lo, lorsque Del était trop faible sans le générateur à nimbus. Ce n’était pas tout à fait exact, cependant - il savait pourquoi. Le pourquoi étant que le maegis était toujours aussi mignon. Mais entre le porter dans l’urgence, et là, maintenant… ce n’était vraiment pas pareil !

— Je… euh… peut-être que si tu… euh… enfin… Tsari peut le faire ? 

Sehar se retint de se baffer - qu’est-ce qu’il lui prenait, à bafouiller comme ça ? Le pire, c’était que sa réponse peu claire qui sonnait surtout comme un refus ne réussit qu’à amuser Del, plutôt qu’à le vexer ou à l’éloigner. Il secoua la tête, et lui attrapa le bras, un sourire espiègle visible sous son filtre.

— Non, il a sans doute besoin de se reposer aussi !» fit-il remarquer, et Sehar vit en un coup d’oeil qu’il avait raison. Tsari était en sueur, après avoir galopé avec un cavalier maladroit sur son dos si longtemps. « Il n’y a que toi qui ne soit pas fatigué et assez fort pour me soulever…

— Arrête de le tourmenter, Del, interrompit Lo. Si tu ne pouvais pas marcher tu serais déjà par terre.

— Tu parles d’un ami, grommela le maegis. 

Lo lui ébourrifa les cheveux avec un air amusé, aucun remord dans les yeux, et Del relâcha à contrecoeur le bras de Sehar, que ce dernier ramena nerveusement devant lui. Est-ce qu’il était soulagé, ou déçu de l’interruption ? Il n’en avait pas la moindre idée… Qu’est-ce que son père lui aurait dit, s’il l’avait vu autant en difficulté face à Del et son joli visage fendu en deux ?

— Tu as juste à sourire ! Grâce au merveilleux héritage que je t’ai laissé, ta bouille suffirait à séduire n’importe qui, tu sais !

Un sourire apparu sur ses lèvres, et des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Son père lui manquait terriblement - mais ce n’était pas le moment de pleurer. C’était trop dangereux, ici, de prendre le temps de faire quoi que ce soit. Être triste attendrait. Comprendre attendrait aussi.

— Je n’ai pas emmené assez de graines avec moi. » La voix de Lo le tira de ses ruminations, et il s’y accrocha avec intérêt. « Je pensais que j’en trouverais facilement ici, mais… je ne connais vraiment pas assez la végétation. A ce rythme, ma réserve ne tiendra pas longtemps.

— Est-ce que, euh… c’est une magie spéciale, les graines ? demanda Sehar.

— Aucune magie n’est spéciale, répondit aussitôt Del. Ou toutes les magies le sont ? 

Sehar fronça les sourcils, perplexe, et empêcha ses doubles paupières de retomber devant ses yeux, parce qu’il n’avait décidément pas besoin d’activer la vision de nuit même s’il était particulièrement stressé. C’était définitivement complètement inutile.

— Avec de l’entraînement, n’importe qui pourrait utiliser ces graines, expliqua Lo. Mais c’est plus facile pour moi.

— J’ai déjà essayé, et rien que les mettre sur ma langue… 

Del grimaça avec dégoût, assez pour que les nuages s’écartent de son visage et qu’il soit forcé de prendre une grande inspiration pour les ramener sous son nez. Sehar sourit, et Lo leva les yeux au ciel avec une moue amusée.

— Je croyais que chaque race avait sa magie, admit Sehar. Nous on a le sable, non ?

— C’est un mythe ! Ou un cliché ? » Les yeux de Del s’illuminèrent de particules dorées, et sa voix était montée de quelques notes dans son excitation. « Il y a bien des gens qui ont des prédispositions particulières qui leur donnent un avantage, un peu comme… Tsari qui court plus vite que nous parce qu’il a quatre jambes et pas deux, tu vois ? Mais on peut tous courir quand même !

— Et certaines personnes ne peuvent pas courir, mais elles trouvent d’autres moyens d’avancer vite, avec des aides par exemple, compléta Lo. Ou elles peuvent décider qu’avancer vite n’est pas fait pour elles.

— Exactement, et en magie c’est pareil ! On a tous des affinités, mais n’importe qui peut faire n’importe quel sortilège, en théorie. Parfois d’instinct, parfois avec des années d’entraînement, parfois avec un artefact… la magie reste de la magie, quoi qu’on en dise.

Nodia se retourna brièvement pour regarder le maegis, les sourcils froncés - mais quoi qu’elle pensait de son affirmation, elle ne chercha pas à le leur partager, et tourna de nouveau son regard vers la route devant eux.

— Alors… n’importe qui pourrait faire de la magie des sables ? supposa Sehar.

Del approuva d’un hochement de tête et un grand sourire enjoué.

— Et tu pourrais faire n’importe quelle autre magie aussi !

Sehar garda les yeux rivés au sol - en partie pour ne pas trébucher sur les roches qui se multipliaient sous ses pieds, mais aussi pour garder sa gêne la moins visible possible.

— Je ne suis pas très bon en magie… Même pas bon du tout, en fait ? Je n’aimais pas trop les cours et j’ai arrêté l’école tôt, alors…

— Mais tu as un potentiel exceptionnel ! s’indigna Del, et il monta assez le ton pour faire sursauter Sehar et rire Lo. Tu ne devrais pas t’arrêter à ce que l’école de chez toi a pu te dégoûter de faire !

— Si tu en as envie, bien sûr, ajouta Lo.

— Du potentiel… ?

Comment Del pouvait-il affirmer une chose pareille ? Sehar avait toujours été mauvais dans ce domaine, et ne se sentait pas particulièrement ni sensible ni en accord avec quoi que ce soit d’ensorcelé.

— Tu bouillonnes de magie ! Surtout quand tu colles des poings, d’ailleurs… 

Sehar échangea un bref coup d’oeil avec Lo - il n’avait parlé de ses pouvoirs en détails qu’avec iel, puisque Del était endormi lorsqu’il avait vidé son coeur la première nuit qu’ils avaient passées dans l’Abradja. Tout ce que Del savait, c’était qu’il avait reçu un puissant héritage magique et que c’était pour cela qu’il avait fuit - le maegis ne savait pas encore qu’il en avait peur, et qu’il n’en voulait pas.

Et là, tout de suite, Sehar n’était pas capable de le lui expliquer. 

Nodia s’était encore retournée pour les regarder, et fixait Sehar sourcils froncés. Elle non plus n’en savait rien, mais elle n’avait sans doute pas manqué de remarquer qu’il avait une force anormale. Encore une fois, elle n’essaya pas d’intervenir dans la conversation. C’était une bonne chose - pour le moment.

— Fais-moi confiance, les maegis sont doués pour percevoir les trucs magiques. » continua Del avec un sourire radieux, vraisemblablement aveugle aux tourments intérieurs de Sehar. « C’est littéralement dans notre nom ! Enfin, presque. Et puis à quoi ça servirait d’avoir des yeux flippants si c’est pas pour mieux voir, hein ?

Il pointa ses yeux blancs sans pupilles, à l’iris tout aussi blanc presque impossible à discerner, où quelques petites étincelles dorées dansaient, et Sehar n’eut pas le courage de lui dire qu’il n’en avait jamais vu d’aussi jolis, de yeux étranges. Il n’eut pas le temps de trouver le courage, non plus - l’attention de Del fut happée par quelque chose, sur une colline proche.

— Hey, c’est quoi ce truc ? 

Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Pied-de-Troll, un bâtiment était apparu - celui-ci, cependant, était dans un état de ruine total. La pierre verdâtre disparaissait presque sous le duvet de mousse qui recouvrait les murs à demi-écroulés, et sans la cheminée de métal rouge miraculeusement intacte qui en sortait, Sehar n’aurait probablement rien vu de la bâtisse.

Nodia leur fit signe de l’ignorer, et Lo dû attraper Del par le bras pour l’empêcher de faire du tourisme dans les ruines. Alors que Tsari s’arrêtait pour attraper quelques bouchées d’herbe fraîche, Sehar resta à ses côtés, le regard perdu dans la silhouette verte de la colline et du vieux bâtiment - mais ses pensées étaient ailleurs.

— Tu viens, Sehar ? l’appela Lo, son ami toujours prisonnier entre ses mains.

Il sourit maladroitement, et s’empressa de les rattraper. D’eux cinq, il avançait le moins vite, après tout… Pas de temps à perdre en rêveries.

Mais de quoi était-il vraiment capable, en réalité ?