— Prête ?
Même si cela voulait dire lâcher une rêne, Arka rajusta son chapeau, seul rempart entre sa tête et les trombes d’eau qui allaient s’abattre sur elle lorsqu’ils auraient passé le porche de l’écurie. Sa monture profita de cet instant de répit pour piaffer quelques pas de côtés, trop nerveuse pour tenir en place.
— Je crois bien…
Le sourire d’Ombre se voulait rassurant. De toute façon, Ombre se voulait toujours rassurant. Arka se demandait parfois si ce n’était pas pour essayer de se convaincre lui-même que tout allait bien. Il aurait eu de quoi avoir peur : il se lançait à la recherche des plus dangereux criminels des cinquante dernières années, sur les traces d’une malédiction qui pouvait le foudroyer à tout moment. Pourtant aussi loin que la jeune fille poussait la réflexion elle ne pouvait se tomber d’accord sur l’assurance de son nouveau compagnon de voyage. Son aura calme était apaisante.
Si elle avait pu aussi apaiser Providence cela aurait été d’un grand secours à sa cavalière. Pour le moment, ses mouvements inopinés manquaient de la désarçonner.
Après un conciliabule entre les différents convives, Arka avait réussi à obtenir l’accord de garder l’ergot pour son voyage. Elle se demandait bien si entre temps le facteur avait trouvé une nouvelle bête…
Ombre pressa les flancs de sa monture, et celle-ci, docile, s’engagea sous le rideau de pluie. Le cheval d’Arka suivit d’un pas beaucoup plus incertain et sursauta au moment où les torrents d’eau s’abattirent sur sa tête.
— Navrée, mais tu vas tout de même devoir avancer…, dit-elle à l’intention de la bête.
Une rapide pression des mollets contre l’animal le remit en avant et il rattrapa le cheval monté par Ombre. Aujourd’hui, ils partaient pour Terrevernisce, un petit village limitrophe de la Peinombre qui promettait d’être gai. Enfin, mieux valait cela que de rester à Pourpre-Pic, à manger de la nourriture transportée par magie et cuisinée par un charlatan.
Alors qu’ils avançaient au pas sous la pluie, une silhouette sombre apparut près de la grille marquant la limite de la propriété. Guiving, devina Arka.
— Guiving, le salua Ombre. Un problème ?
C’était l’une des nombreuses choses qu’Arka avait appris durant ces trois jours : en arrivant auprès d’une personne, on la saluait en l’appelant par son nom ou par son titre. Arka avait donc dû, pendant son séjour, donner le nom de chaque personne qu’elle abordait. Lawrence, Elise et Kirara s’étaient beaucoup amusés à la faire sortir puis rentrer dans la même pièce, en changeant parfois d’apparence pour la déstabiliser. Il fallait ainsi toujours commencer par la personne que l’on connaissait le mieux, puis par les femmes et les plus vieux.
Guiving regardait fixement le vide, par-delà la grille. Puis il glissa une main dans sa pelisse, et en sortit un carnet qu’il tendit à Arka.
— Ce que j’ai noté de mon enquête. Ainsi que quelques adresses qui pourraient t’être utile, en cas d’ennui.
Du haut de Providence, elle prit le petit livre. Il était à l’image du manoir de Pourpre-Pic : usé, la couverture, autrefois teinte en bleu, rayée et décolorée par endroits. Des gravures couraient çà et là, dessinant des fleurs et des arabesques or et blanches.
— Merci.
La face sans relief de l’épouvantail s’inclina brièvement pour la saluer, et elle talonna son cheval. Guiving resta seul sur son roc, aux prises avec un vent qui lui arrachait ses brins de paille. Plus que jamais, il avait l’air affaibli.
Lorsque les deux cavaliers sortirent de la résidence coincée entre les falaises, le vent se fit plus violent et la pluie plus dure. Ici, l’herbe ne poussait plus et le sol était de roche.
Ils allaient, pour sortir de Pourpre-pic, devoir passer une série de pont joignant des ilots semblables à ceux qu’Arka avait emprunté pour venir. Lorsqu’ils s’approchèrent du bord du précipice, Arka ne put s’empêcher de regarder en contre bas. La pluie avait battu la brume, et Fosse-aux-dragons était désormais plongée dans l’obscurité.
— -Ils ont reçu l’ordre de se tenir tranquille pendant notre passage, annonça Ombre.
Devançant Arka, il montait un grand cheval noir, et sa cape cirée couleur nuit sans lune couvrait son corps. Seul son visage au teint sombre, ses gants et ses bottes d’équitation de cuir noir en dépassaient. Ombre. Ce qu’il portait bien son nom…
Au petit trot, ils s’engagèrent sur le premier pont. Ses bords déchiquetés et son étroitesse ne rassuraient pas Arka, mais son destrier semblait suffisamment sage maintenant que le départ avait été donné. Grisa avait d’abord souhaité qu’elle prenne son propre cheval, Achédan, mais Arka avait lourdement insisté. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais Providence lui semblait digne de confiance -comme si son allure pathétique le garantissait de quelque mauvais coup que ce soit. Et puis, maintenant qu’elle l’avait volé, elle s’en sentait un peu responsable. D’ailleurs, pour ce voyage, Ombre s’était mis en tête de lui apprendre les bases de l’équitation avant de partir : fermer les jambes pour avancer, fermer les doigts pour ralentir. Et garder le buste droit. Tout cela semblait diablement simple, mais coordonner chacun de ses membres lorsqu’une créature d’une demi tonne vous bringuebalait dans tous les sens s’avérait plus compliqué qu’escompté.
De temps à autre, un grondement lointain retentissait depuis les profondeurs de la Fosse. Les chevaux ne semblaient pas s’en inquiéter outre mesure et continuaient à frapper la pierre de leur trot rythmé. Au travers de la pluie, un éclair déchira le ciel pour tomber dans la Fosse. Ombre lança son cheval au galop, Arka l’imita. Toute la journée, ils chevauchèrent ainsi, s’arrêtant de temps à autre pour abreuver les montures, les faisant ensuite marcher au pas, puis au trot, puis au galop, et à nouveau au trot pour les économiser. Sortis de Pourpre-pic, ils atteignirent Umbra, puis Malherbeance. À Cartigène, ils s’arrêtèrent pour la nuit, trempés comme des soupes malgré leurs capes.
— Je n’en peux plus !! maugréa Arka en s’effondrant sur le banc de l’auberge.
— Ce n’est que le début, s’amusa son compagnon de voyage. Nous avons encore toute une journée de chevauchée avant Terrevernisce, et plus encore pour atteindre notre deuxième destination, Sanfrax.
Le sorcier ne paraissait nullement fatigué. Il s’installa calmement et leva la main pour appeler la serveuse.
— C’est toujours mieux que d’être à pied, mais… c’est tellement long ! Là d’où je viens, ajouta-t-elle à voix basse, nous avons des véhicules qui permettent de couvrir en une heure ce que ferais un cheval en un jour ! D’ailleurs, on y dit que les sorciers se déplacent en balais magiques : ce doit toujours être plus rapide !
Ombre haussa les épaules avec un sourire. Le rose de ses yeux brillait à la façon d’un brasier aux couleurs erronées.
— Je sais, et je sais. J’ai passé quelques temps dans ton monde, avant de te rencontrer. Ici aussi, nous avons des moyens de transport plus rapide. Il y a le train, pour commencer, les chevaux ensorcelés, les passages, et certains sorciers sont capable de voler très vite et sur de longues distances. Malheureusement, le train ne passe pas par là où nous nous rendons de même que les passages, les chevaux ensorcelés sont rares, cher et demandent beaucoup d’énergie à l’entretient, et je suis incapable de voler si loin.
Arka le savait, dans la Lande, voler était un terme utilisé pour désigner l’une des manières des sorciers de se déplacer. La plupart du temps, c’était comme courir, mais en l’air et en allant beaucoup, beaucoup plus vite. Les passages, quant à eux, était des liens entre deux lieux et permettaient de passer d’un endroit à l’autre en franchissant une simple porte. Le seul problème, c’était que ces sortilèges étaient bien souvent réservés à l’utilisation personnelle de leur sorcier, en plus d’être éphémères.
— Et puis… voyager ainsi permet de voir de magnifiques paysages, n’est-ce pas ?
Arka sourit. Dans son monde, les paysages qu’ils venaient de croiser seraient sûrement jugés comme laids. Trop sombre, trop glauques, trop de pluie, trop de boue. Pourtant, elle n’avait pu s’empêcher de s’émerveiller devant la grande Fosse-aux-dragons et ses reliefs de pierre déchiquetés, devant l’aspect exagérément lugubre d’Umbra, les immenses forêts de l’ouest qu’ils avaient entrevues, et les petits villages ruraux croisés sur le chemin.
— C’est vrai, admis-t-elle.
On leur déposa deux assiettes de mortelaise vagrante et purée de pomme de pluie. Arka fut d’abord effrayée par l’aspect peu ragoutant de la chose, mais quand Ombre se moqua de sa tête effarée elle se sentit obligée de manger et le plat se révéla plutôt bon.
Enfin, elle la journée se finit et elle put gagner son lit. Dans sa petite chambre à la fenêtre battue par le mauvais temps, elle resta un long moment les yeux fixés sur le plafond, à ressasser tout ce qu’elle avait appris au cours de ces trois derniers jours. Les propos de la grande réunion lui revenaient sans cesse en tête. Ce fut alors qu’elle se rappela le petit carnet de Guiving, mais la fatigue de cette longue chevauchée l’emporta sur la curiosité. Demain, pensa-t-elle. Demain, ses muscles auraient peut-être eu le temps de se faire une raison et la feraient moins souffrir ? Demain, ou après-demain. Ou dans infiniment longtemps. Le voyage affuterait les affuterait, et chaque jour qu’elle passerait en selle la rendrait plus endurante. Maintenant qu’il n’y avait plus d’agenda pour lui rappeler les dates butoirs, c’était comme si la vie pouvait s’écouler librement.
Le lendemain, Arka réussi à monter en selle en dépit de son corps perclus de courbatures, et ils reprient leur voyage sous la pluie.
— Lorsque je voyageais avec Dacha, c’était la même chose, cria-t-elle pour se faire entendre d’Ombre malgré les torrents d’eau qui s’abattaient sur eux. De la flotte, à longueur de temps.
— C’est de saison ! Et quand Guiving est de mauvaise humeur, c’est pire !
— C’est lui qui régit le temps sur la Lande entière ? s’étonna-t-elle.
— Non, heureusement ! Mais… on va dire que ça joue. Il a créé la Lande comme il a créé les dragons et les hommes, si bien que ce fichu monde semble parfois avoir une volonté propre. Lorsque son créateur ne va pas bien, c’est comme s’il l’accompagnait dans sa détresse. Tu aurais vu le jour où il est revenu sans Grim, à moitié mort…
Arka ne l’entendait pas bien, à cause du bruit de la pluie sur sa capuche, alors elle talonna Providence pour se rapprocher.
— On eut dit que le jour ne se lèverait plus. Bien que les étoiles aient disparut, le soleil ne brillait pas, et les nuages avaient pris des teintes orageuses exceptionnelles.
Toute la journée, des paysages humides et sombres se succédèrent. « Mélancolie » semblait être l’adjectif le plus approprié. Des forêts obscures sentant bon le pin humide, offrant un moelleux tapi d’épines au chemin, les quelques trilles joyeuses d’un oiseau qu’un nid bien au sec comble de joie, des prairies, d’un vert perlé laissant s’échapper des effluves d’herbe gorgée d’eau, le mugissement du vent mêlé à celui de vaches saluant de loin leur passage, des landes de buissons, d’herbe rase et de rochers affleurants dont l’immensité compensait les mornes couleurs en vert de gris, plus clair toujours que le ciel noir. Malgré les averses et les quelques bourrasques, il faisait plutôt bon et voyager restait agréable, au détail près des paquets d’eau que l’on se prenait dans le visage. Profitant de quelques minutes sans pluie, les deux voyageurs laissèrent leurs montures paître dans l’herbe grasse du bas-côté.
Ombre s’amusa du nombre de grenouilles sautillant de tous les côtés. Au même moment, un batracien s’échappa de la touffe d’herbe que Providence venait de saisir goulument, et le cheval sauta en arrière de surprise. Ombre sembla amusé par la situation, et mit pied à terre pour ouvrir le sac de grain que son cheval portait. Il remplit deux petits sacs de toile de jute, et en accrocha un au nez des deux montures.
— Lorsqu’il pleut beaucoup sur un village, expliqua-t-il, il arrive qu’une quantité phénoménale de grenouilles envahisse le lieu. Si personne ne fait rien, leur prolifération pose vite problème : il y en a partout, dans les fossés, mais aussi dans les égouts, les rues, les jardins, parfois même dans les maisons. C’est une véritable calamité !
Une fois le mélange d’orge, de pois et d’avoine des chevaux fini, il décrocha les sacs et les rangea derrière sa selle.
— Les grenouilles sont les avant-coureurs des dragons-d’eau-de-pluie qui vivent dans les régions humides. Les adultes sont généralement sédentaires, mais les jeunes migrent beaucoup au début. C’est pour cela que l’on chasse les grenouilles : pour éviter qu’un dragon s’installe dans un village. Ils sont relativement petits et se cachent dans les marais, rivières et étang, mais sont très protecteurs vis-à-vis de leur territoire et provoquent toutes sortes de petits catastrophes ennuyeuses, conclu-t-il en sautant sur son cheval.
Plus tard dans l’après-midi, Ombre leur fit faire demi-tours en jurant. Ils venaient de tomber sur un retour. À plusieurs reprises ils durent rebrousser chemin, et finirent par retrouver leur route. Les retours étaient des phénomènes magiques plutôt répandus dans la Lande. Un genre de téléportation des voyageurs : on marchait sur le chemin menant du point A au point B, et on se retrouvait au bord d’une plage, à des centaines de kilomètres de la destination initiale. Le plus perfide était le changement de décors très nuancé, si bien que les têtes en l’air ne le remarquaient pas.
— Ils sont plus nombreux dans l’ouest de la Lande, mais peuvent mener n’importe où ! C’est un véritable fléau. Celui-là nous à fait perdre au moins trois heures !
Ce fut donc dans la nuit qu’ils arrivèrent à Terrevernisce. Cette ville était peu fréquentée par les voyageurs, aussi eurent-il tout le loisir de choisir leurs chambres.
— Nous commencerons à interroger les habitants demain, annonça Ombre. Je ne sais pas combien de temps cela va nous prendre, mais nous nous rendrons ensuite à Sanfrax, chez l’une des familles de vampires. Les Maledixons.
— Est-ce l’une des familles impliquées dans l’histoire ?
Ombre repoussa son assiette de bouillon et croisa les bras sur la table.
— Disons que… oui et non. Nous soupçonnons certains membres sans avoir aucune preuve. C’est juste que… depuis cette affaire, les différentes familles refusent de comparaître devant Guiving, à l’exception des Hayrise qui n’ont vraisemblablement rien à voir dans cette histoire. Et comme personne ne peut pénétrer en territoire vampire sans leur accord, c’était compliqué de les interroger.
Élise -ou Lawrence, elle n’en avait aucune idée- lui avait expliqué assez brièvement le fonctionnement des familles de vampires. Ce qu’elle avait retenu était loin d’être complet, mais apparemment, lorsque Guiving avait donné la magie aux hommes pour qu’ils puissent se défendre contre les dragons, les catégories de pouvoirs étaient bien distinctes : certains maitrisaient un ou plusieurs éléments, d’autres pouvaient déplacer des objets à distance, et d’autre encore dompter les énergies de leur corps ou environnantes. Au fil des générations, les pouvoirs s’étaient mélangés entre eux, et la magie avait été abâtardie jusqu’à ce qu’on appelait aujourd’hui la magie commune, la plus répandue. Cependant, quelques grandes familles de sorciers s’étaient forgées au cours des siècles, et une partie avait développé des pouvoirs bien particuliers à force de conserver le même sang. C’est ainsi que la magie de l’Ombre première avait vu le jour chez les vampires, eux-mêmes divisés entre les Malédixons, les Hayrise, les Nentrâme et les Ablivion.
Arka pencha la tête sur le côté. Il y avait quelque chose qui clochait avec ce qu’Ombre venait de dire.
— Et comment allons-nous donc faire ? Ont-ils finalement accepté de nous recevoir ?
Ombre haussa les épaules avec un bref « Tu comprendras sur place », puis se leva de table. Il n’avait vraiment pas l’air dans son assiette, et cette dernière était pratiquement aussi pleine que lorsque la grosse serveuse l’avait déposée sur la table.
Arka espérait ne pas l’avoir froissé.
Après avoir mangé sa part et celle d’Ombre de gâteau à la châtaigne -une subtile pâtisserie à base de farine de châtaigne, de crème de marron, sève de châtaigner et de cannelle- elle profita de la lumière de la salle commune de l’auberge pour sortir le carnet de Guiving de sa besace et se mettre à lire en attendant son thé d’herbe des talus.
Par rapport à la pâleur grise du parchemin, les fines zébrures noires tracées par Guiving ne pesaient pas bien lourd. Le maître de la Lande avait une écriture évoquant celle des photographies de lettres du XVIIIème siècle de son manuel de français : en italique, très serrée. Et un peu tremblée. C’était assez dur à lire, d’autant que le « n » ressemblaient à s’y méprendre aux « u », les « e » avaient tendance à disparaître, les « v » se confondaient avec les « r », sans parler des majuscules impossibles à reconnaître ! Au bout d’un paragraphe à peine, Arka fronça les sourcils en se rendant compte que sa concentration sur le déchiffrage lui avait fait oublier ce dont le texte parlait initialement. Elle relut.
La salle se faisait de plus en plus sombre et bruyante. Une poignée de sacs à vin -quoique plus sûrement à bière- s’était mise à se chamailler, un groupe claironnait à tue-tête des chansons paillarde, et les autres occupants de la salle se voyaient obligés de brailler pour s’entendre malgré le vacarme. Agacée, Arka releva la tête du carnet dont le contenu des pages s’accordait mal à cette ambiance trop vivante. À défaut d’héberger beaucoup de voyageurs, cette auberge servait beaucoup de poivrots du coin !
— Vous s’rez sur’ment mieux dans vot chambre avec une candelle, plus qu’avec ces soulards-ci et la mauvaise lumière d’not feu, lui dit la patronne alors qu’elle montait les escaliers.
— Oui, murmura l’intéressée sans lui adresser un regard.
Sur le palier, les portes ne se différenciaient les unes des autres que par le numéro placarder sur le bois. Un instant, la jeune fille hésita à frapper à la porte d’Ombre, dont la chambre jouxtait la sienne, pour lui demander s’il avait déjà lu le carnet de Guiving. Celui-ci avait tendance à un peu trop entrer dans les détails de ses lugubres mésaventures. Finalement, l’absence de lumière sous la porte de son compagnon de route la dissuada.
Assise au petit bureau de la chambre 29, elle se replongea dans son déchiffrage après que le briquet lui a donné du fil à retordre. Pourtant, une page de plus et elle décida d’arrêter là sa lecture, l’estomac retourné. En fermant le carnet, une note en dernière page attira son attention. « Ce carnet a été rédiger à l’usage de son propriétaire, en guide de mémoire, et n’est pas fait pour la lecture. Si vous le trouver, merci de le faire parvenir à ce dernier dans les plus brefs délais. ». Pas fait pour la lecture… cela ne l’étonnait pas ! Arka secoua la tête. Dans quel genre d’histoire je me suis engagée ? se demanda-t-elle en voyant les victimes mutilées rendues folles par la terreur, en entendant les golems hurler les affres de leur douleur, en sentant les cadavres en décompositions, se mouvant comme s’ils avaient oubliés d’être morts. Son dessert avait été délicieux, et elle souhaitait bien le garder ! Avec un pincement au cœur, elle pensa à Guiving qui avait vu toute cette atrocité de ses yeux. Les Clameurs avaient véritablement fait un sal travail.
Grisa lui avait déjà parlé des golems. La famille Hayrise était spécialisée dans la création de ces invocations liées à des corps de matière inanimée, et pour comprendre par quel moyen les Clameurs réussissaient à arracher les pouvoirs de leurs victimes, Guiving s’était entrainé à en faire de même sur des golems spécialement conçus à cet effet. Même dépourvus de cerveau, les invocations avaient trouvé le moyen de souffrir le martyre alors que leur âme se déchirait quand leurs pouvoirs étaient dérobés. « Nous avons dû les ensorcelés pour qu’ils cessent de s’immoler, tant la mort par la flamme leur semblait préférable à la douleur d’un esprit que l’on déchire méthodiquement. » était la dernière phrase qu’elle avait pu lire.
Après une rapide toilette elle enfila une chemise de nuit et se lova dans les draps dont il s’échappait une proprette odeur de savon. Sa bougie soufflée, elle essaya de chasser de son esprit les ombres sinistres que le carnet avait laissé. Il lui avait définitivement plombé le moral ! Elle préférait penser à son voyage, à son chez elle dans la vraie vie. Cela lui apporta un peu de réconfort, mais bien vite d’inquiétantes questions l’assaillirent de nouveau : pour quelle raison Guiving lui avait-il donné son carnet ? Pour lui faire part de ses avancées dans les recherches de Grim et qu’elle comprenne mieux le passé de ce monde étrange ? Ou bien pour la préparer à ce à quoi risquait de ressembler son voyage ? Elle s’était naïvement engagée à chercher cet Œuf de Misère, sans penser que sa trace lui ferait marché sur les pas de tueurs et de tués.
Pendant ce temps, seul dans sa stabule, Providence se demande ce que l’avenir lui réserve. Lui qui pensait sa vie finie, faites de sombres jours de courses fades et douloureuses, il pense qu’il a eu beaucoup de chance de rencontrer cette petite de l’autre monde.
Jusqu’à présent, sa vie n’avait pas été facile, ni joyeuse. Son Maître lui avait toujours fait très peur : il se mettait en colère si facilement ! La petite de l'autre monde était beaucoup plus gentille, même si elle ne montait pas très bien à cheval. Ou pas bien du tout, en fait : c'était un vrai sac à patate. Au moins avec elle personne ne le frappait, on lui retirait parfois selle et bride -dormir sellé lui avait toujours donné formidablement mal au dos- et il avait plein à manger ! De l'orge, du blé, de l'avoine... ! Cela faisait que, malgré le sentiment quasi omniprésent de danger qui les traquait, il préférait rester avec la petite de l'autre monde plutôt que de s'enfuir. Providence était un ergot usé et fatigué par sa vie passée. Il aimait mieux encore mourir plutôt que de retomber sur un mauvais propriétaire.