Sur le toit, le froid porté par la bise était particulièrement mordant. Sinueux comme un serpent, il aimait jouer dans les pans de la pelisse de plumes de corbeaux d’Arka, s’y engouffrant parfois si brutalement qu’elle avait l’impression qu’il allait l’emporter au loin. Peut-être même jusque à Grumeau, qui savait ? Dans les airs, elle rattraperait bien vite la lettre qu’elle avait adressé le matin même à Festive, annonçant qu’elle était sauvée de la malédiction mais devrait rester dans la Lande encore quelques temps avant de pouvoir rentrer chez elle. Bien sûr, elle avait passé sous silence le chantage dont elle était victime, mais avait hésité à demander des nouvelles d’Albert. Maintenant qu’elle savait quel mal le rongeait et pourquoi, son sort ne lui paraissait que plus terrible encore.
Au loin, par-delà la brume d’un gris aussi mauvâtre que le noir du ciel, les lumières d’Umbra se découpaient sur les silhouettes des maisons. Parfois dans la grande Fosse, un roulement de tonnerre raisonnait, couvrant les mugissements du vent et le tumulte dans le crâne de la jeune fille. Une brève inspiration, et elle songea que d’ici quelques jours il lui faudrait à nouveau croiser le village. En attendant, le repas allait être froid si elle ne se dépêchait pas. Ou alors les autres mangeraient leurs pars.
— Tu viens ?
Caché dans l’ombre que la falaise projetait sur le toit, elle ne le voyait pas. Peu importait, puisqu’elle savait de toute façon qu’il se tenait assis là, à ressasser de sombres pensées. Même lors de leur première rencontre il n’avait pas paru aussi mélancolique, et les nombreuses réunions n’avaient en rien arrangé son humeur.
Mais sa colère silencieuse n’était pas dirigée contre elle, alors il se leva pour la rejoindre.
Il fit même l’effort de lui sourire. Non, pas l’effort. En fait chaque fois qu’il la voyait il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir ce petit sourire en coin. Quelle catastrophe…
Arka et Ombre descendirent jusqu’à la salle de banquet. Tout le monde y était déjà installé à l’exception de Kirara et Lawrence.
— Ils interrogent l’ergot, leur apprit Élise lorsqu’ils prirent place. Celui-ci ne semble pas vraiment disposé à communiquer.
— Qu’est-ce qu’un ergot ?
— Un ergot, ma chère, n’est pas une créature, mais n’est plus non plus un animal. En quelque sorte, c’est une bête qui a côtoyé la magie d’un peu trop près et s’en trouve physiquement et mentalement affecté. La plupart sont des êtres intelligents, nous essayons de déterminer si c’est le cas de celui qui vous à suivit jusqu’ici. Nous l’avons attrapé cet après-midi.
Un tel animal, elle se demandait si toute fois il ne s’agissait pas de…
— Providence ? Enfin, je veux dire : s’agit-il d’un cheval, avec les pieds fendus ?
— En effet. Nous l’avons emmené dans les écuries.
D’un mouvement du doigt de la part de Grisa, toutes les cloches de métal couvrant les plats se soulevèrent. Le fast de la salle de banquet, avec ses décorations rongées par le temps, ses enluminures, ses tableaux, sa grande table à la nappe immaculée quoi que saupoudrée de feuilles détonnait avec le menu, chaque fois Arka s’en étonnait. L’immense manoir dans la falaise de Guiving possédait un charme qu’elle trouvait assez poétique : une grande bâtisse aux aires oubliés de riche demeure laissée à l’abandon et sur laquelle la nature chiche de la montagne aurait repris ses droits.
Par contre, on y mangeait très mal.
Arka avisa les pommes de terre à la vapeur à peine épluchée, et le poulet un peu trop rôtis.
— Il arrive parfois que des ergots tentent de se rapprocher d’ici, attirés par le champ magnétique des dragons par la magie dégagée par Guiving, mais nous voulons surtout nous assurer que celui-ci ne t’a pas suivi pour te nuire.
— J’ai… hum, volé Providence au facteur d’Oldbarn pour arriver jusqu’ici avant que la malédiction ne m’emporte. Je lui ai rendu sa liberté à Umbra, mais il a quand même insisté pour venir …
Les grandes portes de bois patinées qui servaient d’entrée à la salle de banquet s’ouvrirent à la volée sur la sorcière aux cheveux blancs, vêtue d’un pantalon large aux nombreux volants qui ondoyaient à chacun de ses pas et d’une veste longue ouverte sur une petite bande de tissus qui lui cachait la poitrine. Lawrence sur les talons, elle s’attabla nonchalamment.
— Encore de cette infâme barbaque ? Guiving, voudrais-tu notre mort par dénutrition ?
Arka, qui avait croché dans son blanc de poulet trop sec, ne put que compatir. C’était infecte.
— Excusez-moi, madame, de ne plus avoir l’habitude de cuisiner, mais voyez-vous : je n’ai pas de bouche, moi, pour goûter ce que je prépare ! s’indigna l’épouvantail d’un ton caustique.
Pour le peu qu’il préparait, en tout cas. Grande partie de la nourriture Du Pic venait de l’extérieur et était apportée ici par magie, ce qui avait le don de bien l’abimer.
— Et tu faisais comment, avant, hein ?
— Je n’ai jamais particulièrement eu besoin de manger.
Kirara poussa un profond râle de mécontentement. Déjà qu’elle était coincée ici depuis dès jours pour participer à ces réunions inintéressantes... ! C’était pour son plus grand bonheur que son séjour à Pourpre-Pic touchait à sa fin. Elle avait dit tout ce qu’elle savait, réglé les problèmes qu’elle pouvait, il ne lui restait plus désormais qu’à plier bagage et repartir Là Où L’On Ne Trouve Pas.
— Et l’ergot ?
— Rien, s’exclama Lawrence. Il semble savoir d’où vient Arka mais à été attiré par la magie. Drôle d’âme en peine…
Le repas se poursuivit dans le silence, comme la plupart des repas à Pourpre-Pic. Arka trouvait l’ambiance un peu plus oppressante à chaque repas, et cela ne faisait que trois jours qu’elle était ici. Grisa l’avait prise sous son aile pour lui expliquer les subtilités de la mission et ce que l’Organisation savait de ce qui s’était passé. Pas grand-chose, en somme.
Les Clameurs étaient apparues quelques cinq années plus tôt. On avait alors retrouvé dans des rues de campagnes éloignées à travers la Lande des gens, morts ou fous à lier. Personne ne s’en était de prime abord inquiété, pensant à des règlements de comptes ou de simples assassinats. Mais le nombre de victimes avait augmenté, petit à petit, et le seul lien qui les unissaient toutes avait été établi : les Clameurs ne s’en prenaient qu’aux sorciers. Au plus faible, ils arrachaient seulement leurs pouvoirs, mais tuaient ceux qui tentaient de se défendre. Le phénomène avait pris de l’ampleur, la Lande toute entière avait finit par prendre peur. Des confréries de sorciers avaient vu le jours, pensant que personne n’oserait s’attaquer à un groupe, d’autres avaient fuis pour ne jamais réapparaitre. Des malfrats avaient profité de la panique pour voler et tuer, les Clameurs n’avaient cessés d’accroitre le nombre de leurs victimes.
Les Hauts Dignitaires étaient partis en chasse, traquant la moindre information et des bureaux d’enquête privés les avaient imités, mais tous étaient rentrés bredouilles. On retrouvait les victimes incapables de parler et de se souvenir, jamais de traces des criminels. Leur propension à apparaître en tous points de la Lande inquiétait davantage encore que leurs actes : soit ils étaient très nombreux, soit ils étaient très puissants. Devant la menace, Guiving avait lui-même commencer à investiguer, et lancer sur les maigres pistes l’un de ses anciens apprentis, Grim, qui avait lui-même recruté Kirara en temps qu’informatrice et un autre sorcier, Tarquan, pour ses talents de soigneurs et ses bonnes connaissances en termes d’utilisation de la magie.
Puis un soir, une missive était parvenue au maître de la Lande, alors en déplacement chez une famille de sorciers capables de créer des golems pour étudier les méthodes d’extraction de la magie utilisée par les Clameurs. Ashville, le chef des Hauts Dignitaires, demandait à le voir au plus vite. Occupé, Guiving avait d’abord demandé à Grim et ses compagnons de s’y rendre. Le sorcier avait délégué cette responsabilité à Kirara et Tarquan, se lançant seul sur une piste. Quelques jours plus tard, n’ayant pas de nouvelle, Guiving avait fini par monter seul à la capitale, où il avait fait une bien macabre découverte. La tête pensante des Calmeurs avait infiltré les Hauts Dignitaires en détruisant l’âme d’Ashville pour s’emparer de son corps. L’invitation était un piège duquel les camarades de Grim n’avaient pas réussi à s’échapper. Quant à ce dernier, les Clameurs se targuaient de l’avoir tué en lançant contre lui un groupe de puissants sorciers. Au terme d’un terrible combat, Guiving avait réussi à récupérer ses deux amis et à fuir, mais les blessures qu’il avait alors reçues l’obligèrent par la suite à rester dans l’ombre pendant un moment.
Peu de temps après, l’annonce de la mort d’Ashville et de la nomination d’un jeune homme aux origines douteuse du nom de Discord à sa suite avait traversé la Lande. Le peuple avait grondé, mais comme les Clameurs s’étaient tus durant la même période il avait fini par accepter celui que tout le monde appelait « le bâtard enragé » à la tête de la seule autorité de la Lande. De plus, une rumeur lui avait peu après donné du grain à moudre : Grim était porté disparu, l’Œuf de Misère avec.
En définitive, depuis un an la situation n’avait pas bougé. Les Clameurs s’étaient comme envolés avec la mort d’Ashville, Grim n’avait pas refait surface. Quelques Hauts Dignitaires bien placés avaient pris en main la situation à La Cavale pour ne pas laisser l’inexpérimenté et sanguinaire Discord seul à leur tête, plusieurs hommes avaient étés lancés à la recherche de l’Œuf de Misère sans autre résultats que d’avoir été subitement recouverts par le Noir. Guiving avait lui-même tenté de retrouver le sorcier et l’artefact, certain que la malédiction ne s’en prendrait pas à son créateur, mais elle devait avoir dégénéré et le maître de la Lande avait failli mourir.
Un artefact contenant une malédiction aussi importante était un véritable danger pour la Lande et tous ses habitants. Le risque qu’une main mal intentionnée se pose dessus grandissait à mesure que le temps passait, et pendant que le Noir dysfonctionnait, les malfrats pouvaient en profiter pour commettre leurs méfaits sans être punis. Enfin, la dégénérescence causée par l’absence de surveillance affectait de plus en plus fréquemment des innocents de manière aussi violente qu’incompréhensible : c’était ce qui était arrivé à Albert et au premier pourfendeur dont Arka avait croisé la route. Ce phénomène allait en s’accentuant, et on rapportait même des cas de bébés nés moitiés couverts par la malédiction. Arka devait donc retrouver l’artefact au plus vite pour éviter davantage de mauvaises surprises.
En fin de soirée, alors qu’elle dégustait un thé d’ambre -la seule chose à peu près potable que Guiving sache « cuisiner »- les autres convives parlaient d’un dernier motif d’inquiétude : les précurseurs. Arka leur avait bien évidemment raconté son aventure et l’opinion de Dacha à ce sujet : s’il paraissait évident qu’un vampire comptait parmi ces gens, ils n’en étaient pas pour autant forcément affilié aux Clameurs.
— Je ne pense pas non plus que ce soit le cas, avait dit Guiving. Kirara, j’aimerais que tu regarde cette affaire-là de plus près, s’il te plait. Je veux comprendre ce qu’ils veulent, qui est ce Roi des Ombres qui pense pouvoir prendre ma place, et comment ils font pour utiliser sa magie.
La femme aux cheveux blanc avait hoché la tête, puis annoncé qu’elle partirait dans la soirée avant d’avoir à avaler un autre de ces infectes petit déjeuner.
Les tâches de surveillance et d’enquête avaient été réparties entre les différents membres de l’organisation, et on avait convenu de rétablir le lien au plus vite avec La Cavale : les Hauts Dignitaires n’étaient peut-être pas sous les ordres de Guiving, ils n’en demeuraient pas moins des alliés.
— Quant à vous, très chère Arka, même si le temps joue contre nous je refuse de vous laisser vous balader librement dans la Lande avant d’en maitriser quelques principes. Les hommes ne sont pas toujours des créatures très intelligentes, j’aimerais autant qu’ils ne vous occissent pas sous deux jours pour le bon motif que vous avez eu l’infortune de prononcer un mot de chez vous !
— Personne ne peut l’accompagner pour enquêter sur Grim, ni sur l’Oeuf, fit remarquer Grisa. En revanche, ces deux-là sont fortement liés aux Clameurs, surtout au groupe envoyé pour assassiner le gamin. Ombre t’accompagnera aussi loin que cela lui sera possible, sauf si le Noir l’attaque.
Ombre lui adressa un petit sourire encourageant. Cette décision la rassurait beaucoup : non seulement le garçon pourrait lui apprendre ce qu’un bon voyageur landique sait -un peu comme l’avait fait Dacha- mais il pourrait également la protéger en cas de problème. Maintenant qu’elle savait qu’il ne représenterait pas de danger pour elle, ils pourraient mieux se coordonner que le jour où les précurseurs les avaient interceptés. Et elle ne serait plus seule.
La réunion prit fin dans un silence reposant. Chacun finissait de siroter son thé en songeant à ce qui venait d’être dit, essayant de savoir par où il serait le plus productif de commencer sa propre mission. Arka, elle, n’avait guère le choix, ce qui n’était pas plus mal. Ombre et elle partiraient le lendemain à cheval pour Terrevernisce, une petite ville à deux jours de cheval au nord d’Umbra dans laquelle les Clameurs avaient fait des ravages. Kirara s’y était rendue peu de temps après la catastrophe mais les habitants, traumatisés, avaient refusé toute communication. Le but était, comme il l’avait si souvent déjà été, de chercher des indices inédits, du neuf qui pourrait faire avancer les choses. Pour le moment tout ce qu’on savait des Clameurs se résumait à leur organisation en groupe présumé de taille importante, que leurs victimes étaient choisies plutôt au hasard parmi les sorciers et qu’elles se voyaient dépossédées de leurs pouvoirs -ce qui avait pour seconde conséquence de les rendre fous ou de les tuer- et qu’ils utilisaient quasiment exclusivement la magie de l’Ombre.
La magie de l’Ombre, Grisa l’avait expliqué, était un certain type de magie utilisé par quelques grandes familles de sorciers et une poignée d’adeptes initiés. Arka avait alors parlé d’Edjaard, qui d’un simple mot avait fait disparaître les invocations. Dans la Lande, il existait plusieurs formes de magie. Certaines pouvaient être apprises, d’autre étaient innées. Si l’Ombre se manifestait notamment chez les vampires, quelques quidams s’étaient mis en tête d’en apprendre les rudiments. Cela n’était pas forcément chose aisée, cette magie se pratiquant essentiellement à travers une langue particulière, le vaarnar. Les principaux suspects de l’affaire des Clameurs avaient donc été les grandes familles vampire, sans que l’on sache précisément de quel pouvoir en particulier venaient les dons qui causaient tant de sévices. Plus tard, Guiving avait affirmé que les corps de trois vampires de sa connaissance gisaient parmi ceux du groupe ayant pris possession de l’enveloppe d’Ashville. Seulement… ils appartenaient à des familles différentes, et on supposait donc qu’ils avaient agis seuls. D’autre Clameurs s’étaient révélés être de parfaits inconnus : les vampires avaient trouvé le moyen de partager leur pouvoir avec des naguères, sorcier à la magie commune. Arka avait eu du mal à suivre les échanges, beaucoup de mots et notions de magie lui étant inconnu.
Peu à peu, les convives avaient quitté la salle. Kirara, la pipe au bec, tirait de longues langues de fumée bleuté en regardant le plafond d’un air absent. Elle devrait partir le soir même pour Coeurfendre, mais… elle hésitait. Depuis un an, elle s’était résignée à ne plus y croire. Grim, vivant ? C’était impossible. Même en songeant qu’il aurait fait profil bas pour détruire les Clameurs à lui seul… Il aurait forcément refait surface à un moment. Et puis il n’était pas borné au point de penser pouvoir tout régler tout seul ! Non, il était même très intelligent. Il connaissait par cœur ses forces et ses faiblesses, elle avait rarement vu quelqu’un d’aussi froidement objectif. Il aurait fait appel à eux pour l’aider s’il avait trouvé une piste. Mais tout de même… et si il y avait ne serait-ce qu’une infime chance de le retrouver ? Pensive, elle s’était levée de son fauteuil et avait rejoint la bibliothèque d’un pas trainant. Avec un petit soupir de nostalgie, elle constata qu’ils étaient toujours là. Les albums photographie.
Grisa, elle, avait longtemps balancé entre la possibilité de regagner sa chaumière dans les Ondoyantes, seule, et rester ici auprès de Guiving. Guiving… Il avait beau faire son fier, créer des pièces invraisemblables dans ce fichu manoir poussiéreux, il allait mal. Cela se voyait, cela s’entendait, cela se sentait. Il avait toujours été instable, la vie éternelle n’avait rien arrangé, et les évènements de l’année précédente s’étaient contenté de surenchérir. La mort de plusieurs amis, la tentative de meurtre presque réussie à son encontre, l’irréversible blessure de Tarquan, la disparition de son ancien élève… et le fait que sa malédiction se soit tournée contre lui. Trop de choses l’avait détruit, et le laisser seul ne serait pas une bonne chose, elle en était persuadée. Lawrence et Élise avaient déjà quitté le manoir depuis quelques heures, un mort requérant leur savoir faire chez eux, à Sircandel-Les-Deux-Clochers. C’était eux qui avaient été missionnés pour se rendre à La Cavale.
Une fois son thé fini, Arka avait replacé la tasse sur le plateau, sur la table basse qui apparaissait là chaque fois que nécessaire. Tout ou presque, dans ce manoir, était magique. Le manoir était donc beaucoup plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, le mobilier n’existait pas vraiment, et la nourriture tirait son goût infame des kilomètres parcours depuis son lieu de disparition, comme par magie, dans l’étale d’un rôtisseur ambulant peu doué. Guiving avait passé contrat lui quelques années auparavant pour ne pas avoir besoin de faire lui-même la cuisine. Le maître de la Lande était quelqu’un assez feignant.
Puis Arka avait annoncé qu’elle partait se coucher.
Seule, elle avait arpenté les couloirs sombres aux tapisseries rongées par le Temps. Guiving devait être un être terriblement mélancolique pour se complaire dans un tel endroit. À certains endroits, des tâches rectangulaires sur les murs indiquaient la présence de cadres déplacés depuis. Mais alors qu’elle montait l’escalier menant au première étage, ses pieds avaient cessé d’avancer. Une porte était apparue, là, en plein milieu du mur longé par les marches. Aucun palier n’en marquait le seuil, comme s’il s’était juste agit d’un trompe l’œil. Elle était presque sûre que cette porte ne se trouvait pas là, quelques heures avant, quant elle était descendue en compagnie de Ombre. Intriguée, elle en baissa la poignée. La porte s’ouvrit sur une grande bibliothèque, contenant elle-même un autre escalier, de bois, cette fois.
Quelqu’un se tenait-là, assis parmi les livres, sur une table.
Quelqu’un se tenait-là, dans l’entrebâillure de la porte. Kirara leva le nez de l’album. Tirant une nouvelle bouffée sur sa pipe, elle scruta la petite adolescente qui venait de pointer le bout de son nez. Arka. Celle à qui Guiving avait demandé de « sauver le monde ». Si c’était là ce que voulait le créateur du-dit monde, elle lui souhaitait bien bonne chance. La Lande était aussi viciée que les idées de l’épouvantail. Tout allait de travers, depuis toujours. Retrouver l’Œuf ne serait qu’un délai supplémentaire avant l’implosion. Enfin ! Cela ne servirait à rien de faire étalage de ces sombres états d’âme ! Kirara se contenta d’un sourire.
— Heu… désolée de vous déranger… ! C’est juste que… je n’avais ba… pas vu cette porte avant, et je ne, je me demandais ce qu’elle faisait là.
— Hof, tu peux entrer, ma fois. Cette bibliothèque est ouverte à tous ceux qui en trouvent l’entrée. Du moins… c’était ce que disait feu mon maître.
Impressionnée par la beauté du lieu, Arka ne se fit pas prier. Cet endroit jurait avec le reste du manoir. Ici, tout était de bois et de papier, à l’exception des quinquets accrochés un peu partout. De grandes fenêtres donnaient sur le ciel étoilé, à l’extérieur, et l’air sentait le pin et le vieux cuir.
— La bibliothèque d’Havrelance ! s’exclama Kirara d’un ton amusé. Illustre de par sa collection d’œuvre uniques et son instabilité dans l’espace. D’ordinaire, elle passe son temps à se déplacer, mais la porte que tu as vu dans les escaliers permet de tomber dessus à coup sûr. Tout ou presque ici parle de magie, à l’exception de deux ou trois bouquins sur les origines de ce monde, et des livrets de photographie de Guiving.
Cette étrange femme avait pour habitude de se montrer soit très incisive et décidée, soit totalement détachée et narquoise. Durant ces trois jours, Arka s’était toujours sentie mal à l’aise vis-à-vis d’elle, ne sachant sur quel pied danser, aussi était-elle étonnée de la voir si nostalgique.
— Un… un problème ? se risqua-t-elle à demander, alors que les yeux gris métalliques de la femme étaient braqués sur elle.
— Guiving t’a demandé de chercher Grim, mais tout le monde s’accorde à dire qu’il est mort.
— Ah.
Arka n’avait jamais été douée pour la discussion, et la gravité du sujet la rendait encore plus incapable de manier adroitement sa langue. Il lui fallut quelques secondes de réflexions pour ajouter :
— Mais… si Guiving a créé la Lande, alors il doit bien être capable de savoir si oui ou non l’un de ses amis est mort, n’est-ce pas ?
Kirara explosa de rire.
— Là, tu lui prête des pouvoirs qu’il n’a pas. Guiving n’est maître de ce monde que de nom, il est loin d’avoir tous les pouvoirs. La magie est quelque chose… d’établi, vois-tu ? Il y a des règles, que pas même lui ne peut briser. Mais… je dois bien admettre que sa réticence à enterre le gaillard n’incite pas à abandonner tout espoir. D’ailleurs…
Elle lui tendit l’un des livres d’image. Sur ses pages, des photographies jaunies montraient invariablement la même femme et le même garçon, parfois seuls, parfois ensemble, parfois accompagnés d’autres têtes. Arka ne pouvait empêcher ses yeux d’admirer la femme. Elle était si belle, avec son visage fin, son nez délicat et ses grands yeux clairs ! Sa chevelure ondulée cascadait jusqu’au bas de ses reins lorsqu’elle n’était pas retenue par d’impressionnantes coiffures, et ses robes invraisemblables rendaient sur elle un effet admirable. Le petit garçon, quant à lui…
Peut-être était-il beau, en tout cas la jeune fille le trouvait glaçant. Malgré les images en tons de gris, elle devinait ses yeux d’un bleu très pale et ses cheveux coupés au bol rendus encore plus noirs par la blancheur maladive de son teint. Son visage très ovale présentait du reste un petit bout de nez timide et des lèvres fines et pincées. Son regard donnait toujours l’impression qu’il s’agissait d’un rescapé d’une tentative de suicide. Très gai.
— C’est lui, Grim. Enfin, quand il était petit. Tu le trouve comment ?
— Heu… ben…, fit Arka qui ne s’attendait pas à cette question. Il a l’air triste ? Sur toutes les photos, on a l’impression qu’il hait le monde.
— En effet. Déjà à cet âge-là il était incroyablement déprimant, froid et calculateur. Insupportable. Il ne s’est pas arrangé en grandissant, ses mœurs ont même empirées. Notre ami Tarquan et moi-même sommes peut-être ceux qui l’avons le plus côtoyé à l’exception de sa mère, Margotte, et il ne nous a laissé en disparaissant que l’impression de ne jamais l’avoir connu. Quel était son but dans la vie ? Ses passions ? À part étudier la magie et comprendre les phénomènes qui transissaient la Lande à l’époque, rien ne semblait digne d’intérêt à ses yeux. Mais il n’en restait pas moins un compagnon de route que nous avons apprécié, dans un sens, et sa disparition nous affecte tous, à notre échelle. Alors si jamais tu apprends quoi que ce soit de digne d’intérêt à son sujet, n’hésite pas à nous en faire part.
Ce Grim semblait être un personnage sacrément étrange ! Mais, quitte à chercher l’Œuf…
— Est-ce que je peux … prendre l’une des photos ? Comme ça si un jour je vois un portrait de lui, ou même… si je le croise ? il me sera plus facile de le reconnaître.
Kirara lui offrit un petit sourire en signe d’assentiment, et elle se mit en quête de la représentation la plus récente. À la fin de l’un des trois albums sur la table, elle finit par trouver. Jaunie par le temps, elle représentait un garçon de douze ou treize ans, habillé comme quelqu’un qui part en voyage, une cape noire sur les épaules. Pour une fois, ses traits n’exprimaient pas sa froideur habituelle, mais de la détermination.