Il était une fois l'histoire du petit Théo. Il n'était ni le plus beau ni le plus vaillant, mais le plus grand des rêveurs très certainement. Son cœur d'enfant est immense, il invite à se donner la main et à danser avec son prochain. Ses souliers usés et son sac à dos l'accompagnent dans ses voyages. À chaque page qu'il tourne, il grandit, il attendrit la providence. Ses épaules d'homme portent ses bras de chocolat et cachent ses faiblesses. Ses yeux regorgent de nuances. Ils saisissent la course du firmament. Celle que la vie dévoile, celle des corps et des idées qui se heurtent. Sur son iris est transcrit le récit de comètes et de batailles. En son sein grandit une faim de soins, que disparaissent la douleur et ses sœurs. C'est l'histoire de Théo, un garçon aux cheveux en bataille. On dit de lui que chaque jour le rend plus fort et l'assagit. Il pousse la porte. Il ignore où il met les pieds. Il sait ce qu'il veut et défie tous les dangers.
Un fumet plein d'amertume emplit ses narines. Il voit son père assis là au coin de la table. Nous sommes dans le salon de Théo. Son père se tourne vers lui, lui sourit et lui demande ce qu'il compte faire aujourd'hui. Théo répond qu'il ne le sait pas encore. Un rire furtif plus tard, son père se saisit de sa tasse et la porte à ses lèvres. Il sirote sa boisson puis la repose dans sa soucoupe d'opale.
Théo n'est plus attablé avec son père, il est dans un café aux allures de palace. Tout est grand, tout brille ! Mais les lieux sont vides, personne n'est présent. Se pourrait-il qu'ils aient été abandonnés dans un si bel état ? La moquette d'un bleu profond est immaculée. Théo avance un pied, tend la tête et observe.
Au plafond est harnachée une constellation de brillants. Sur fond de noirceurs impénétrables, liée au monde du visible par une chaîne d'acier, se présente une structure émergeant tout en clair-obscur. Liés par de fines dorures, des astres scintillants diffusent l'éclat de leurs voisins et du soleil de verre autour duquel ils s'articulent. En son centre, une ficelle incandescente brûle du feu savant de la fée électricité. Les orfèvres ont brillé par la richesse des gravures qui ornent les vastes bras de vermeil portant la voûte céleste. L'art de la lévitation pourrait être suspecté d'être à l'œuvre tant l'équilibre paraît insoutenable. Des bougies de bronze aux flammèches de cristal boursouflées couronnent l'œuvre et flattent l'œil d'une lumière douce. Les augustes têtes qui ont circulé à son ombre n'ont pu échapper aux faisceaux nacrés se projetant sur les murs. Ce mélange d'or et de blanc, cette couleur si spécifique dore la pièce en donnant l'impression que tout est d'or.
Les arômes de café fraîchement moulu le mènent au comptoir où carafes, argenterie et tasses en porcelaine partagent la vitrine sur des étagères d'acajou. Le comptoir d'ébène qui le sépare de ces rutilants objets est gravé d'une scène antique en relief. Elle représente Sisyphe poussant son rocher. Tel un bousier il pousse sa boule de pierre. Il semble épuisé se dit Théo.
« Bonjour, tu voudrais boire quelque chose ? » Cette question émane d'un barista enrobé affublé d'un tablier brun sur un maillot de corps blanc marqué d'auréoles. Ses bras ressemblent à des jambons dodus et son crâne rasé de près laissent apparentes des bosses protubérantes.
Théo ne l'a pas vu sortir de terre. Après avoir fait un pas en arrière, il s'avance et s'affirme. Il le dit, il le pense, il veut qu'ils capitulent. La main du marché, les corrompus, les agents à leur botte, tous autant qu'ils sont doivent cesser de nuire... Le ricanement de l'ogre ne se fait pas attendre. Il tape sa bedaine en cherchant son souffle et répond avec satisfaction que : « Ça ne va pas être possible .»
Son rire se conclut à peine qu'un second se fait entendre. Il semble venir des murs, la source est indistincte. Aux premiers échos de cette voix caverneuse, Théo sent sa cage thoracique vibrer sous ces mots :
« J'ai plaisir à vous voir vous débattre et tenter de fomenter votre rébellion ridicule. Piètres sont les forces que sont les vôtres. Le quidam moyen ne peut comprendre le monde dans lequel il vit, il est aussi ridicule d'attendre de lui la moindre jugeote que d'espérer qu'un poisson rouge saisisse un jour comment a été soufflé le verre de son bocal.
– Vous avez bafoué l'humanité ! Vous êtes un fléau pour ce monde... réplique timidement Théo en scrutant la pièce.
– Un fléau dis-tu. reprend son invisible interlocuteur en riant à gorge déployée en en faisant trembler les charpentes. Bien que vous ayez eu la chance de venir jusqu'ici il ne faut pas s'y tromper, vos idées ont déjà périclité il y a longtemps. Vous n'êtes qu'un relent de plus, une pulsion bestiale, l'expression de l'instinct de survie de mammifères trop bêtes pour leur intérêt. C'est pourquoi il faut un berger pour gérer l'élevage. Lire l'avenir et le dessiner est l'apanage des puissants et il est la moindre des choses que l'on se paie en conséquence.
– En conséquence ? Vous y pensez aux conséquences ? À côté il y a ceux qui ont faim, qui n'ont rien. Le travail de qui peut valoir celui de cent hommes ?
– Le travail de celui capable d'en faire travailler des milliers, voir des millions de personnes pour son compte ! Tu es si fragile, nous ne vivons pas avec les mêmes règles : vous pensez le mériter ? Une même justice, de mêmes impôts ? Vous êtes inférieurs, minables, incapables de vous gérer ! Si vous souhaitez rebattre les cartes qui ont mené aux règles qui régissent ce monde vous le mettrez en danger. Il n'y a qu'une addition d'individus et rien d'autre. La notion de collectif a été inventée par des parasites qui effraient en souillant de leur présence la routine de l'innocent passant. Lui qui ne demande qu'à vivre dans la tranquillité. Il n'a rien à craindre quand les faibles meurent sous le drap de dame hiver. La nature a toujours été ainsi faite, les plus forts vivent, les plus forts prennent, mais aujourd'hui vous êtes civilisés ! De petits airs entraînants et des images rythment votre journée ! Sans nous, vous seriez encore des tribus s'entre-tuant à coups de gourdin. L'échange est cordial ; on vous fait vivre avec un certain confort en échange de quoi vous nous servez. L'enfer des plus faibles construit notre paradis, quoi de plus naturel ? Si on peut vous adoucir votre réalité avec une méritocratie aux dés pipés où la bonne naissance et les relations ont autant de valeur qu'au millénaire dernier pourquoi s'en priver ? Ceci semble vous rassurer. Il est toujours bon de relaxer ses bêtes à moindre coût...
– Silence ! hurle Théo d'une voix puissante. »
Les murs se taisent et le barista au sourire narquois se retrouve figé. Immobile, telle une statue de cire, ses muscles contractés contrastent avec ses pupilles dilatées ; il est absent. Pas ici, mais ailleurs, il ne reste de lui qu'un assemblage d'os et de tissus musculeux. Théo approche en s'accolant le long des plinthes pour passer derrière lui à l'arrière du comptoir. À ses pieds une trappe ouverte venant d'un autre millénaire l'invite à l'aventure. Théo quitte les canapés et fauteuils de velours, les odeurs de nectar exotique, et les douces serviettes de table pour emprunter un escalier de pierres noires et poussiéreuses.
Théo s'engage dans une descente le menant aux entrailles de la Terre. Des chandelles balisent le tracé. La cire ne coule pas ; elle a certainement oublié de fondre. Les mèches portent des flammes fixes, comme si elles avaient arrêté de respirer. Nous sommes loin de l'air libre.
« M'ignorerais-tu ?! hurle le vociférant grondement. Je ne suis pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, vous m'avez laissé grandir. Des singes en cage qui jettent leurs excréments pour signifier leur mécontentement n'ont pas à prétendre à quoi que ce soit. Remerciez la divine providence de votre confort apparent et qu'en se servant notre pain, des miettes tombent parmi vous ! Ton existence trépidante arrive à son terme ! De prime abord j'ai pensé que tu étais un garçon intelligent, mais il n'en est rien. Tu eusses joint ton destin à la main, ton présent serait tout autre. »
En bas des marches se trouve une cave aux dalles immenses. Un damier de noir et de blanc auquel il suffirait des pièces d'échec pour habiller les lieux. Des colonnes de grès aux formes alambiquées étayent la cavité comme des poutres le feraient dans une mine de charbon. Au pied des piliers, des filets de vapeur sifflent légèrement. Une chaleur sourde, quelque peu étouffante doit être bravée pour avancer.
Théo s'engage dans ce drôle de corridor. Des portes closes le parcourent. La marche est longue et cette cavité ne semble pas en finir. Théo, fatigué, s'appuie porte après porte avec de moins en moins de réserve dans la recherche d'une issue, et ce jusqu'à ce que l'une d'entre elles s'ouvre sous le poids du garçon.
Il pénètre dans ce qui s'avérera être une parodie de tribunal. Le beige y est omniprésent, des bancs aux murs, des plinthes à l'estrade, tout est fait de ce contreplaqué plus faux et creux qu'une confession sans conviction faite par intérêt à défaut de l'odieuse impossibilité d'acheter l'indulgence des cieux. Théo se dirige vers la barre, ce petit balcon en contrebas du siège de l'autorité.
Sur son passage, les gradins d'ocre se remplissent. Une cohue de murmures prononcés tout bas annoncent la venue de spectres plaignant l'infortune qui leur est tombée sur la tête. Ils prennent forme sous les traits d'amas translucides percés de taches sombres formant des visages creusés tenus par des mains difformes. On entend leur peine accompagnée de bruits de chaussures frottant les planches d'un mouvement de balancier exaspérant.
Le pas de Théo se presse, apeuré par l'apparition fantomatique, il jette des regards derrière lui jusqu'à ce qu'il s'accoude à la barre pour souffler, cherchant dans son environnement un moyen de s'en sortir.
« Qu'il est plaisant de te voir. L'audience va pouvoir débuter, proclame le félon bonimenteur.
– Vous pouvez parler, ça ne m'arrêtera pas !
– Chut... Garde ta salive pour ta défense et accueillons notre respectable jury. »
L'air se glace brusquement. Un jury d'outre-tombe aux yeux bandés prend place autour du bureau du juge. Une bourrasque sombre s'engouffre et le fait trembler. Ses pieds quittent le sol et un membre enroulé d'un tissu crasseux marqué de suie s'agrippe à la tranche du meuble. D'un des tiroirs s'extirpe une silhouette désarticulée, un diable habillé d'une robe de chambre cendrée. La table redescend et retrouve pied. Le sinistre individu ouvre un second tiroir d'où il extrait un glaive qu'il porte à son épaule. Sur sa garde est gravée une étrange formule : « Aliud est celare, aliud tacere. »
Théo entend ces mots sans même les voir ; c'est un phénomène pour le moins perturbant.
« Commençons. J'appelle à la barre Théo. La lie de l'humanité qui a péché à tous égards en bousculant la source de pérennité, de stabilité, et de développement que constitue notre merveilleux ordre établi.
– Je vous vois... C'est vous le monstre de mes cauchemars, balbutie Théo.
– L'accusé vouvoie s'il le souhaite, mais il est prié de ne pas changer de sujet. Que plaidez-vous ?
– Je vous ordonne de rendre au peuple sa liberté. De le laisser vivre en paix, loin de vos griffes !
– Quelle prétention, déplore le prétendu juge d'un ton grave.
Il faudrait vous remettre les idées en place. Nous sommes dans une société de classes et la vôtre a déjà perdu. Que vous naquissiez sans avoir la mesure de comment tourne le monde est naturel. N'en perturbez pas la marche avant d'en avoir la mesure, c'est tout. Vous vous pensez innocent ? Avant vous, votre propre pays a eu sa chance pour dominer le monde. Il a été source d'innombrables guerres et bombardements. Pensez-vous que le baiser du napalm en a été plus doux ?
– Non ! Nous ne voulons plus de guerres, qu'elles viennent de nous ou de quiconque. Les exploités du monde partagent le même ennemi, et c'est vous !
– Arrêtez, vous allez encore me déclencher un fou rire, s'étouffe le décrépi malin. »
Le jury s'esclaffe ; la cour ricane du pauvre âne. Sous l'ample tissu de velours aux odeurs de peste s'agite la créature. Ses bras moulinent l'air, tels de vétustes moulins. Il pousse des sons stridents, des vocalises funestes s'apparentant à des sons d'alarme. Entre deux cris, cette étrange sirène tire de sa manche une baguette grotesque. Un fin manche d'ivoire se terminant sur une main présentant un index réprobateur. Il pointe sa Main de justice en direction de Théo. Le pauvre, seul en territoire ennemi se contente de l'affronter du regard, impassible...
Le calme retrouve sa place. La baguette à l'index perd sa frénésie et trouve le repos dans le prolongement d'un bras atrophié, s'orientant vers le dallage bicolore des lieux. Le glaive, lui, reste fixe, logé dans une épaule couverte d'une manche entaillée. La soie de la robe calcinée associée à ces accessoires dépréciés du temps dépeignent un chaland dépassé par son propre raisonnement.
Immuable, du moins c'est ainsi qu'il se représente ; il dresse et étale avec vanité et orgueil ses codes :
« Réfléchissez deux secondes. Nos intérêts financent les guerres, guerres qui sont la première source de croissance et celle-ci n'est qu'une activité parmi d'autres. Le peuple est bête, fasciste, sexiste, intolérant, primaire, tout autant que ma personne que vous aimez qualifier ainsi. Nous diffusons la démocratie pourtant! Chacun est complice et nous laisse envahir puis éduquer pour que même le plus innocent des référendums ait sa réponse toute trouvée sans même que la question ne soit posée.
– Ce n'est pas la société qui corrompt l'homme. Il n'y a pas de nature fondamentalement bonne. Vous avez raison sur ça, concède Théo. La grande majorité fait avec ce qu'elle a, quitte à suivre des promesses malhonnêtes comme celles que vous disséminez. La seule solution est de lutter et de ne jamais baisser sa garde pour que ceux qui sont tombés comme Pueblo ne l'aient pas fait en vain.
– Pueblo ? Un joli nom pour une marque de tortilla. Il n'en reste pas moins que tu te fourvoies. Penses-tu que tout le monde puisse vivre comme tu as vécu ? Ton passage hebdomadaire avec ta mère pour ronger ton steak aux hormones accompagné de son jouet se gagne. Pour ton information la natalité baisse, sais-tu pourquoi ? Encore une fois, ne réponds pas. La réponse est simple, elle est toute trouvée ; vous êtes trop nombreux et nombreux sont tes congénères qui partagent déjà notre avis. La sélection à l'entrée pour l'accès aux aliments de qualité et la porte ouverte vers les drogues qu'elles soient légales ou non auront vite fait de réguler ce problème. Remerciez-nous qu'on vous épargne les balles, à vous.
Les peuples colonisés ou plutôt administrés comme on dit alimentent avec vous la course du progrès. Si votre conscience se tord sous cette réalité, aérez-vous l'esprit. Le tourisme humanitaire est une expérience merveilleuse pour ceux qui ont la main sur le cœur. Donnons donc un peu de ce qui a été acquis par les balles. La charité est une expérience formidable! Corruption des cœurs, culpabilisation, incitation au suicide, le salarié brûle telle une bûche servant à alimenter la bonne marche du capital. Jusqu'à votre chair est sous brevet ! Sans eux il ne peut y avoir de recherche, de produits, d'avenir ! Vous nous appartenez !
Excuse ma prolixe personne de s'étendre en logorrhées. Tu risques ne pas contempler ceux que tu souhaites tant sauver nous remercier.
En bout de chaîne, la main salarie tout le monde et ils vont applaudir ! Rien n'est plus délectable que de voir un ouvrier glorifier les grands patrons ou envoyer un étranger porter notre agenda pour vous endormir et condamner l'immigration, ou encore une tentative d'assistance à un pays que nous sommes entrain d'asservir.
Je m'amuse et ceci risque de durer. Permets-moi de te laisser toi aussi t'amuser. Le secret des dieux est rarement visité, je m'en voudrais de te retenir... ».
D'un geste, un levier est descendu, il actionne un mécanisme qui emporte Théo par une trappe dérobée. Il chute.
Il tombe, plonge puis choit d'une lente vélocité parmi les lignes. Il passe dans l'angle mort de la prédétermination, là où l'imprévisible devient possible. Tout est, ou a toujours été à géométrie variable, le regard seul donne cohérence à ce qui est vu. Celui qui l'oriente domine. Les règles ne sont plus, seules les idées donnent matière à ce qui est. Théo est, il est une unité et pourtant, il porte la voix d'une multitude.
Il atterrit, s'égratigne au contact de la surface végétale qui le réceptionne. Le voilà, au milieu d'une végétation dense et feuillue. Il est coutumier de souligner le caractère indompté d'une nature vierge. Il est grisant de se perdre à considérer les cimes titanesques des arbres centenaires. Louer cet espace et cette liberté est plaisant. Il s'impose néanmoins à Théo de s'attarder sur sa personne. Ses mains éraflées et plus encore son arcade écorchée méritent son attention. Atteint d'un léger tournis, il se lève puis s'adosse au tronc le plus proche pour rétablir son équilibre.
Il le quitte et lentement enjambe les racines, évite les obstacles. La vie grouille partout, insectes, mousses et volatiles se contentent d'être. Des poissons qui frétillent dans le lac aux champignons qui fleurissent sur les berges, tous échangent au sujet de la venue de Théo. Sa pérégrination qui l'a mené ici ne laisse pas indifférent. Elle intrigue, surprend, mécontente et émeut.
Sous un soleil clément, Théo cherche le nord, une direction plus attrayante qu'une autre. Un parterre de fleurs sentant bon le pollen l'attire. Il s'arrête et hume leur parfum. Il est doux, sucré. Théo s'y étend en prenant soin de poser à ses côtés son sac. Il en retire son carnet, celui de Chloé et lit :
Au gré des vents, au détour des rires, je saisis l'instant qui se prépare à périr.
Je le porte à mes lèvres et l'embrasse.
Y insuffle mes vœux et l'embellit de mes grâces.
L'air des champs porte ma voix comme les spores de l'aurore.
L'éphémère n'est pas rangé entre présent et histoires délaissées.
Il faut savoir l'attraper.
Théo tend la main en direction du soleil, comme pour en dissocier les rayons. Il les contemple jusqu'à voir que ses plaies l'ont maculé de sang... Ton sang est rouge, le nôtre est bleu.
Il est 8h11, Théo se réveille. Il doit se préparer, son père l'appelle. Il descend, enfile ses chaussures et le rejoint dans la voiture. La conduite est dynamique, voire sportive. Théo s'étire encore quand son père se tourne vers le rétroviseur :
« T'as réfléchi à quel gâteau on prenait ? C'est une grande responsabilité, insiste le père de Théo.
– Oui j'ai choisi, ce sera une forêt noire !
– C'est bien, t'y as pensé. Espérons qu'il y en ait. Et si ce n'est pas le cas, ce serait quoi le plan ?
– Une tarte à la myrtille... complète Théo timidement en serrant contre lui sa toupie. »
Ils arrivent à la boulangerie. Garés en épi, les deux gourmands entrent dans la boutique. Ils abordent les rayonnages avec envie et apprécient le nappage du chocolat, la caramélisation des crèmes. Tout paraît si succulent.
Ils commandent, ils sont servis avec courtoisie et repartent comme ils sont venus. Théo manipule sa toupie pour occuper ses mains. Elle est belle, d'un plastique coloré. Pas besoin qu'elle tourne pour qu'elle soit amusante. Ce petit bout de plastique à la forme élancée peut autant devenir une radio à laquelle Théo parle que le flotteur d'une canne à pêche. Mais elle tourne ,et vite même ; elle est rouge.
Théo tousse. D'abord de façon isolée, mais ceci s'intensifie au fil du trajet. Il veut demander l'aide de son papa, mais il n'est plus là. Personne n'est au volant. Quelque chose d'irritant reste dans l'air et semble venir de la fine boite à pâtisserie à côté de lui. Ne sachant que faire il en défait le ruban. D'elle-même elle s'ouvre en libérant des miasmes putrides.
En pâtisserie tout gâteau passe par un moule, il y en existe une multitude. Le pouvoir ne permet que de choisir le modèle de société ; c'est le plus grand de ces moules et si quelque chose en dépasse on le coupe.
Nous y sommes Théo.
Gloire à celui qui porte et altère les opinions en élaborant l'avenir. Orienter les bras, c'est donner un sens à l'existence, à cet animal laborieux qu'est l'homme. Ô, bon Héphaïstos, toi qui es le seul à travailler au milieu de tes frères, divinité parmi les hommes, ta mine contrite te ferais paraître presque mortel.
Le héros qui se distingue par son courage hors normes et ses valeurs incroyables est bien ordinaire face aux démons historiques de l'humanité. Ô vertu, toi qui as parsemé son chemin de compagnons valeureux, protège-le du froid qui fane l'humanité. Nul besoin de renommée, possessions ou d'ambitions dévorantes, qui étiolent plus qu'elles ne nourrissent.
Dans le secret des dieux prévaut le fécond lyrisme. Il est l'impulsion des mots desquels découlent les pages où tant d'univers s'encrent et serpentent dans l'imaginaire commun.
Se croisent aujourd'hui des valeurs et avec elles le fer d'épée défendant chacune son modèle, un idéal. Ô lecteur, témoin d'au-delà des lignes, puisses-tu trouver ce que tu recherches entre celles-ci, car nous y voilà.
Théo est debout, dans l'antichambre de la mort, il guette son ennemi. Sa vision s'arrête à quelques mètres, du moins c'est ce qu'il perçoit. Il n'y a ni prise ni objet pour elle, tout est couvert d'un velours de scène ne laissant aucune lumière filtrer en ces lieux. Il est pourtant tapi à côté de lui... En prenant la parole, il révèle son antre :
« Tiens-le-toi pour dit, tu pourrais bien prononcer tes derniers mots en la réponse que tu vas m'adresser. Tu tiens ici ta dernière chance de vivre, bien vivre qui plus est, tempête-t-il. »
Il réajuste son peignoir à sa convenance sous de mystiques projecteurs. Leur lumière jaunie semble lointaine, comme si quatre soleils s'étaient attelés à couvrir la rencontre de leur halo.
Théo est atone, troublé par les hallucinantes expériences qu'il vient de vivre. Ce qu'il a sous les yeux ne l'aide pas à recouvrer ses esprits. Derrière lui, derrière la silhouette menaçante face à lui il n'y a que le vide, éclairé des quatre étoiles en présence.
Il n'a pas le temps de s'épandre en doutes inutiles. Le temps est à l'action. Il prend son élan et court le poing fermé vers son adversaire.
Adversaire qui d'un revers de main le souffle et le fait rouler à distance. Mais il ne se laisse pas abattre et reprend la charge qui le mène au même résultat. Il ne se dégonfle pas, il porte les espoirs de beaucoup de personnes, il se lève. Il le sait, il doit y avoir une solution, si le monde a un sens il ne peut pas l'avoir mené ici pour être impuissant face à ce monstre.
Devant l'indifférence à son égard, Théo en profite pour sortir ce qui jusque-là lui a toujours porté chance... À l'instant où Théo effleure le carnet de Chloé, l'innommable prend une brusque inspiration et claque des doigts. Des feuillets du livret sort une gerbe de flammes qui consume le précieux ouvrage et s'attaque au sac de Théo.
Non, ce n'est pas possible... Comment peut-il faire ça ? Je vais mourir!? Il a ...
Théo voit sa mère, sa vie défiler. L'enfant insolent qu'il a été, le garçon doux qu'il est devenu. Dans le continuum de son existence se heurtent douleurs, fiertés et amour.
Son cœur est saisi d'un vertige, dans sa poitrine un poids blême le leste. Il succombe sous la tétanie qui le parcourt. S'éteignant doucement par l'action d'un mal invisible.
« Tu ne sembles pas être en odeur de sainteté, mère providence t'a abandonné. Tu rejoins le mythe résistancialiste que tu as si ardemment défendu. Tu ne m'auras pas opposé plus de résistance qu'un fétu de paille finalement. Je vais t'épargner les turpitudes de l'existence, adieu Théo. Tu as choisi ton camp et ton aventure s'arrête ici et maintenant ! »
Ainsi se termine l'histoire de Théo sous les jubilations de l'indétrônable maître de ce monde. Le cours des événements n'aura été que troublé ponctuellement par l'utopie d'un inconscient doublé d'un irresponsable qui aura mis en péril lui et autrui. S'il s'était contenté de suivre la voie tracée, tout aurait été pour le mieux à défaut de n'être qu'un sanguinaire vœu pieux. Non. À quoi pouvions-nous attendre d'autre que... Non !
« Non, il n'en est pas fini, de l'empathie, la solidarité, du courage nécessaire pour vous renvoyer au statut de délire prédateur que vous n'auriez jamais dû quitter.
– Que dis-tu !? Tu devrais être mort ! Faire table rase de mon œuvre est vain, vous portez en vous les germes qui me porteront à nouveau au pouvoir. Acceptez l'inéluctable ! Il en sera ainsi ad vitam æternam.
– Non, il peut en être autrement avec un peu de courage, courage qui n'est pas de ne pas vous craindre, mais d'avoir conscience de votre capacité à nous atteindre. J'ai compris comment marchent ces lieux et c'est à notre tour de l'investir. Tous debout, il est temps, en avant ! lance Théo de toutes les fibres de son être. »
En réponse à cet appel, une immense porte cerclée d'un épais acier jaillit du sol. Il en surgit le professeur, Chloé, Abdel, Raphaël ainsi que tous ceux qui se sont fédérés autour du discours de Théo. Ils n'étaient pas loin, le professeur avait rassemblé autant de monde que possible pour prêter main-forte à Théo. Pendant tout ce temps, ils étaient sur ses talons à essayer de le rattraper, perdus dans le dédale de cet énigmatique repère.
Paniqué, dépassé, le prédateur voit rouge et se voit proie. C'est bien désemparé qu'il interroge :
« C'est... c'est une insurrection !?
– Non une révolution, la lutte finale qui mettra fin à votre joug. »
Sans aréopage, sans larbins, seul, il est isolé et fait quelque pas en arrière comme pour se préparer à fuir. Théo s'avance et articule : « Disparaissez. »
Il recule comme l'ombre, s'évapore comme un mauvais souvenir qui s'évanouirait telle la rosée du matin sous un soleil d'été.
Indivisibles, indéfectibles, Théo et ses amis ont démontré que tout était possible, que la fatalité n'existait pas, qu'il est toujours possible de résister.
Sur tous les ponts, sur tous les fronts n'oubliez pas ces mots.
Soyez sensible jusque dans votre chair à ce credo.
En toute terre, tendez l'oreille, l'injustice frappe l'humanité.
Comme pour un seul corps, cette douleur est partagée.
C'est là la plus belle qualité d'un révolutionnaire.