Chapitre 13 - Une route pavée d'or

Présent dans son lit au centre d'un appartement ne captant pas la radio, le badaud prend son café à huit heures. Absent de son bureau, il n'inflige pas plus qu'il ne s'afflige à lui ou autrui l'austère mine de mise de tout bureaucrate. Sa cravate elle aussi a quartier libre et pend le long de la fenêtre avec un nombre de chaussettes impaires. Comme d'ordinaire, le rituel matinal implique le journal de la veille qui marie cohésion et cohérence avant que le nouveau jour ne commence. On découpe le pain de mie sans croûte pour le déjeuner, ce petit moment de plaisir rompant la journée. Il serait bête d'abandonner son plat préféré au motif que l'on ne va pas travailler. Poulet effilé et moutarde forte se joignent entre les tranches telles des tercets dans un sonnet. Quelque chose manque à son palais... C'est bien sûr son délicat pain au lait.

Ni une ni deux, il se prépare à sortir. Mais saisi de remords il repense à son départ de la veille. Il a laissé moisir au coin de son bureau des lettres prioritaires bien plus affranchies que lui. Il ne peut pas se résoudre à faire autrement, il doit passer à son bureau un instant. Avec son fidèle coupe-papier bien affilé, l'ingénu est paré pour la journée. Les formules à l'intention ou l'attention de quelqu'un n'ont aucun mystère pour lui. Son habileté l'a porté à des responsabilités et des habilités de haut rang. Ses fonctions impliquent de perpétuer une tradition de contrôle qui remonte à des temps immémoriaux. Des temps tant et si bien oubliés qu'avec eux s'est perdue la notion de ce qui avait motivé leur création. Seuls les plus moraux peuvent espérer se hisser à cette place on ne peut plus convoitée.

Sa position l'épargne de covoiturer et lui permet d'avoir ainsi son propre véhicule. À toute posture est assortie une posture, et les siennes sont la discrétion servile et d'être voûté avant que lui et son dos ne soient rompus au maniement de l'art de l'effacement. Ce travail consiste aussi à arrondir les angles avec ses collègues, ce qui généralement implique de s'aplatir afin d'éviter le pire qui serait que l'on croie que l'on souhaite concourir pour réussir à se saisir de l'objet de tous les désirs, s'enrichir ! Une simple ligne sur notre curriculum vitae à un poste sujet à s'enorgueillir permet de sourire et de conquérir ce que l'on ne pouvait jusque là point acquérir.

Mais revenons-en un peu plus tôt dans ce pamphlet, à ce pain brioché prétendument composé de lait. Pour faire quelques emplettes, il faut conduire. Au volant, consommer et consumer riment au son du ronron du moteur à combustion. Le long d'un trajet connu en tout recoin, on passe devant un bar voisin. Les poivrots épanchent leurs malheurs et étanchent leur soif. L'ordre, il ne l'a jamais su, car il craint de se risquer à s'essayer sur une pente qu'il ne pourrait remonter. Le crédule poursuit son chemin et rejoint sans le savoir la frontière d'un monde qui pour lui était jusque là plausible. Sa ligne de crête est franchie au son de l'alarme nationale qui contre toute attente a été déclenchée sans l'aval d'un général. Sa fenêtre est ouverte, mais son esprit fermé, et le voilà bousculé par une flopée de mots. L’avènement de cette journée vire à l’événement à l'écoute de l'appel de Théo.

Ces paroles inspirées suscitent chez lui quelque chose de nouveau. Au même titre que l'on ne découvre l'amour qu'à partir du moment où l'on est touché par lui, notre badaud discerne désormais la douleur qui se dérobait sous son regard. Avec cette découverte se joint un appétit insatiable d'égalité, de liberté, de fraternité. C'est décidé, seule la mort pourrait l'en dissuader. Rien n'a désormais prise sur lui, il se gare et descend de son véhicule.

Il n'est désormais plus envisageable d'user à tout rompre la corde de la patience pour gagner sa pitance. Jusqu'alors assujetti, le voilà debout sans le savoir devant l'oligarchie.

Des citoyens partout, partout des évadés. Des chaînes froissées jonchent çà et là l'avenue. Des attachés-cases sans personne qui n'y soit lié, des véhicules sponsorisés abandonnés, des tabliers rendus. Il n'est plus question de vivre par compromission. Rien n'a plus la même valeur, chacun veut un avenir pétri de décence ! Que l'oisif rende son sommeil et cesse de les laisser au pied du mur avec ses menaces braquées sur leurs tempes. Tous exultent, portés qu'ils sont par la prosodie de Théo.

À l'ombre de la rotonde, les cheminots affrètent les trains et invitent qui veut découvrir le pays à le parcourir. Les portes des cliniques sont forcées et nombre d'oubliés y sont accompagnés. Les logements vides sont investis, libérés de la spéculation des usuriers. Des policiers s'oublient en accolades pendant que l'innocent parade.

Mais l'euphorie n'est que trop courte quand les haut-parleurs changent de ton. Une voix de crécelle tranche les sourires et sature dans les aigus. De cette allocution ne ressort que haine, bêtise et ignorance, ainsi qu'un écho qui tend à s'étendre : « Veulent juste veler otre lace. Eulent uste veler otre lace. » La parole véhémente tourne en boucle, mais les personnes touchées par les mots de Théo ne semblent pas sensibles à ce discours. Il n'empêche que face à eux se forme une horde. Ces personnes désorientées, au souffle long se rapprochent et coagulent pour former des amas qui s'attaquent à ceux qui les entourent.

Les paroles ont organisé en rang serré la populace. Autour de positions, ils s'affirment par leur présence. Face à la véhémence des uns, les autres érigent des barricades pour résister aux coups de gourdins urbains. Torches de fortunes, débris de fer et lampadaires se changent en armes entre leurs mains sanguinaires. Les voix montent et se déchirent pour le plaisir de chefaillons entourant la lugubre oratrice au bracelet de plomb.

Depuis leur perchoir en haut d'une tour crevant le ciel, ils se gargarisent de cette thérapie de choc. Quelle joie d'exercer ce pouvoir de coercition de son vivant ! Sous les rides, des fossettes soulignent le sourire malsain d'une harpie n'en ayant toujours pas eu assez. Elle reprend la parole en inclinant sa tête sur son micro-cravate :

« Rébellion et outrage se sont réitérés par-delà nos cités, nos campagnes. Baisser la croissance et créer du chômage ce sont leurs plans. On ne peut malheureusement qu'admettre qu'ils ont gagné ; la croissance sera en berne suite aux attaques envers la république. Mais ne désespérez pas, pour mater ceux qui ont cédé aux sirènes du populisme, nous proclamons l'instauration de la loi martiale. Tous ceux ayant dévié seront déférés devant la justice et répondront de leurs crimes et de leurs inclinaisons destructrices ! » hurle-t-elle en s'agaçant.

Pendant ce temps Théo tente de traverser le chaos. Il l'a entendu plus tôt, les exploitants du monde se cacheraient dans un bistro. Un café où chacun saurait qu'ils s'y tapiraient. C'est un secret de polichinelle, les puissants y façonnent le monde. Ensemble, ainsi qu'avec d'autres bourgeois aux intérêts communs ils profitent de l'action de la main qui, telle la loi de la jungle, leur offre un terrain de chasse où tout est à acheter, tout est à saigner, à capitaliser.

Théo parcourt pour le moment une étrange jungle. Le pays est en proie à l'incertitude. Il ignore ce que sont devenus ses amis, sa famille. Depuis le début de cette folle aventure, plus d'une certitude est tombée. Qu'en sera-t-il quand il sortira d'ici ? Derrière cette porte de bois et de verre soutenue par une armature d'acier se cache ta lutte, ton destin Théo ; tes choix.

 

Théo tourne la poignée d'acier...

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez