Chapitre 14 -- Quel morceau écouter ?

Par Capella

Le château de Moderato se dressait comme un ultime rempart à leur chemin, haut et grand, de cuivre vanille. Derrière, l’horloge comtoise qu’était la Grande Aiguille les toisait avec une colère sourde contenue dans chaque mouvement d’aiguille.

Avec un souffle composé de tout ce qu’il fallait de nervosité pour se sentir l’envie irrépressible de faire demi-tour en courant.

« Je pense que les gardes vont nous réserver un très bel accueil », fit Armand, légèrement moqueur.

Emily haussa les épaules, un sourire jaune sur le visage, car elle ne s’attendait pas à moins.

De fait, en entrant proche du palais et en se révélant aux gardes, ils devinrent la source d’agitation de ces derniers. Emily leva les mains en l’air, de même que son Opéra, et les Mesurr leur mirent les mains derrière le dos avec tout de même beaucoup de violence.

Comme convenu, Armand demanda à voir le Cor de la Maladie, mais son inquiétude de plus en plus palpable laissait à penser qu’on ne leur ferait pas cet honneur.

Bah. Prévisible. Elle viendra nous voir après quelques heures aux cachots. Mais puisqu’ils vous nous emmener vers le Roi, je pense qu’Armand va pas passer à l’échafaud tout de suite.

Sans doute fut-ce pour cette raison qu’elle parvint à garder son calme tout en étant entraînée en direction du château. En même temps, elle avait surtout le sentiment qu’il y avait dans sa sérénité plus de résignation et d’épuisement que de réelle confiance. Ces derniers jours s’étaient enchaînés au rythme d’un train lancé à bride abattue.

Ce fut avec une folle envie de dormir qu’elle traversa les couloirs du château, guidée par les gardes qui ne prenaient pas spécialement en compte son statut de princesse et de jeune femme pour la transporter.

Elle vit une silhouette traverser le hall du château à toute allure. Tenant sa robe entre ses doigts pour s’empêcher de s’empêtrer dedans, elle filait aussi vite qu’un soldat lancé en course vers des prisonniers. La présence d’Oléna lui fit un certain bien, même s’il restait possible que désormais, elle fût une ennemie.

S’arrêtant en freinant tant et si bien qu’Emily crut voir de la fumée sortir de ses chaussures, la jeune femme, essoufflée, adressa un regard à Armand, à la princesse, puis aux gardes qui les guidaient vers leur nouvelle chambre. Elle leur parla d’une voix rapide et impérieuse, et au bout d’un moment, ils étaient libérés.

« Elle a déclaré nous prendre sous sa responsabilité, et puisque le Roi n’a émis aucun ordre spécifique concernant notre capture, elle peut en profiter », signa aussitôt Armand pour expliquer à son amie ce qu’il en retournait.

Emily adressa alors un signe radieux à Oléna, mais celle-ci tourna les talons et leur intima à suivre d’un signe de main. Plus de sourire plaqué sur le visage, la jeune femme était plus que sérieuse.

« Où je vous dépose ?

— Chambre du Cor de la Maladie, s’il vous plaît.

— Oh… Soit. »

Elle ouvrit la marche, avançant avec un sacré coup de talon. Ce n’était pas pour déplaire à la princesse qui aurait même accepté que l’on s’y rendît en un grand sprint.

« Quelle situation…

— À ce propos ! réagit Emily. Madame, merci de nous aider, mais… Ma promesse n’aboutira pas. Il se trouve que je dois fuir, je ne pourrais vous offrir votre Mémoire Musicale. »

La femme se retourna, et de surprise, ses traits se firent rieurs, une main devant les lèvres pour retenir un probable rire.

« Je m’en étais déjà douté, au vu de la tournure des événements. Cela n’est pas grave, j’aurais aidé la princesse Emily, je trouve toujours un moyen de me mettre dans les grâces d’un autre Roi, au bout du compte, non ? »

Ce fut à son tour de léguer la peine au rire quand ces mots lui parvinrent. Emily était rudement heureuse d’avoir cette femme à côté d’elle. Au moins, tout dans ce palais n’était pas à jeter aux oubliettes. Ce qui était, après réflexion, plutôt dommage. Prendre possession de la Grande Aiguille et raser le palais pour le reconstruire de zéro aurait été une solution moins éreintante.

Au dernier étage du palais, la jeune femme se sentit légère. Elle avançait vers une mort ou une liberté, désormais, peu lui importait, le résultat serait de toute façon signe de repos.

À moins que mère me garde en vie pour me torturer ?

Elle regretta d’avoir eu cette pensée, car désormais, elle arborait une expression désabusée qui cachait beaucoup de terreur.

Mais au fond du couloir, une forme de petit garçon vint lui épargner ces angoisses. Elle l’avait reconnue alors même qu’il n’était qu’une forme absconse dans le lointain couloir, mais ce fut bel et bien son frère, qui se tenait là, leur barrant la route avec autant de droiture que lui offrait sa posture imitant celle d’un souverain.

« Emily ! Que comptes-tu faire ?

— Parler à ma mère. Sans la tuer, si ça t’inquiète. Je dois négocier la maladie d’Armand et ma liberté. »

En vérité, je devrais probablement la tuer, mais trouver une ouverture alors qu’elle se méfie, bon courage…

« Je peux le faire ! répliqua son frère. Avec dame Aria et monsieur Melodi, nous pourrions…

— Non. Toi, ce que je te demande, c’est bien autre chose. »

Elle avança jusqu’à rejoindre le petit garçon devant lequel elle s’accroupit. Elle ne parvint pas à étirer ses lèvres ni à plisser ses yeux dans le sourire de ses joues, aussi misa-t-elle, faute de choix, sur un sérieux de circonstance.

« Pour les Opéra, c’est trop tard, ils ont fait des gaffes, ils sont forcés de vivre reclus pour le restant de leurs jours. Pour moi aussi, c’est trop tard. Ce royaume aura été si cruel envers moi que tu n’auras pas suffi à me faire me sentir à ma place malgré tout l’amour que je te porte, ma chère berceuse de mon silence. Je veux m’en aller. Est-ce que tu l’acceptes ?

— Bien sûr que non ! répliqua-t-il comme s’il répondait à une question parfaitement stupide.

— Plutôt prévisible… »

Elle porta une main à la tête de ce bambin et lui caressa doucement les cheveux avant de ramener son bras à elle.

« Je ne fuis pas parce que je suis recherchée, parce que j’ai trahi des gens, tout ça tout ça, je fuis pour être heureuse. Bon, c’est un peu cruel à dire, alors je préfère préciser que je pourrais avoir la force de vivre avec toi, bien sûr, mais, en échange, je devrais subir les brimades. Et puis, avec Armand, il y aura des gens plus proches de mon âge, je pourrais rire plus souvent, aider un peuple à se développer, vivre avec lui ! Je pars là où je serais heureuse et, si tu me retiens, je ne le serais pas. »

Elle savait bien que ses mots n’allaient pas être agréables à entendre, et les yeux de son frère qui s’embuèrent l’attestèrent bien assez. C’était désormais elle, la manipulatrice, et elle espérait que Kyss ne viendrait jamais à la détester pour cela.

« Mais toi, je te fais confiance, et je compte sur toi car tu es quelqu’un que j’aime, poursuivit-elle. J’aimerais te confier une tâche. Terriblement importante. Ta sœur s’en va car notre maison a fait du tort à une famille innocente, et humaine, aussi bien que nous. Alors je t’en prie, ne laisse surtout pas la moindre maison subir la même chose. Regarde les Théârr, par exemple. Car leur pouvoir affecte les morts, on a peur d’eux, tout comme on avait peur des Opéra car ils deviennent monstres. Mais si je pars, c’est aussi car on ne m’a pas beaucoup aimé. Si tu veux être un bon Roi et faire en sorte que plus aucune grande sœur ne quitte son petit frère, alors fait de ce royaume un endroit où n’importe qui peut vivre, peu importe qu’il entende ou non, qu’il parle ou non. Tu peux faire ça pour moi ? »

Il acquiesça tristement, essuyant ses yeux pleins de larme avec douleur. Sa vue fit beaucoup de mal à la princesse ; c’était en soi une assez bonne punition pour tout ce qu’elle avait fait. Voilà qu’elle pourrait en parler à sa mère…

« Pourquoi c’est moi qui dois vivre sans toi et les autres qui doivent vivre dans un monde meilleur ?

— Hé, tu commences à partager le même esprit que moi, tiens…, fit-elle avec cynisme. Parce que si personne essaie de rendre le monde meilleur, c’est tout le monde, jusqu’à la fin des jours, qui vivra ce que tu vis. Mais enfin, moi, j’ai pris le choix de ne rien changer. On ne me laissera de toute façon pas faire, et, bon, j’abandonne, qu’on se dise les choses simplement. Par contre, je ne vais pas te demander de faire mieux que moi si tu n’en as pas envie. Que préfères-tu ? Essayer de changer le monde ou, me suivre, ou, peu importe ?

— Je peux te donner le trône, si tu veux. »

Elle claqua la langue, parce que la proposition était plutôt tentante. Armand dut le deviner, car il lui adressa un sourire désabusé.

« De toutes les promesses que j’ai faites, celle d’accompagner Armand est la seule que je veux tenir. Depuis qu’il est à mes côtés, il m’a fait me sentir à ma place, et, certes, il triche, mais il le fait depuis plus longtemps que toi, je dois l’avouer. Et, si j’étais Reine, et toi Roi, nous pourrions pousser les Opéra à revenir, leur offrir une vie meilleure. Mais il leur faudra d’abord composer avec le mépris. Il n’aura pas la vie de rêve tout de suite, et ils ont assez subi pour se permettre une autre vie de violence. Désolée, je suis forcée de partir. Si ça te pose problème, fais bien comprendre au monde ce qu’il en coute de mépriser les gens. »

Il hocha la tête sans rien dire, et finalement, il cacha ses yeux de ses mains pour en essuyer les larmes. Plus incapable de lui parler, elle décida donc de le prendre dans ses bras, ce qu’il accepta avec plaisir.

Bon, avec tout ça, j’espère qu’il ne va pas devenir un Roi trop naïf…

Elle fit brutalement reculer le garçon, lequel la regarda avec des yeux confus.

« Surtout, sois gentil, mais ne te laisse jamais marcher sur les pieds ! Sinon, les gens vont t’empêcher de parler, et le monde restera pareil. Compris ?

— Oui.

— Bien. Très bien. Je t’aime, Kyss, merci pour tout. »

Et sur ces mots, elle lui offrit une nouvelle étreinte, qui dura bien plus longtemps que la première. Durant tout ce temps, personne ne tenta de les presser, et lorsqu’ils se séparèrent, Emily promit à son frère qu’elle s’arrangerait pour lui envoyer des lettres.

« Ce qui compte pour une grande sœur, c’est d’être là pour aider son frère en cas de problème. Si je ne suis pas là mais que tu peux me parler, alors je pourrais remplir mon rôle. Il faudra que je te parle de l’une des inventions de Séon qui m’avait l’air très intéressante à ce sujet. Elle nous permettra de nous parler de partout ! »

Kyss put regagner sa chambre avec plus de joie que de peine, et en même temps, Emily et Armand dirent adieu à Oléna, n’oubliant pas de la remercier pour l’aide qu’elle avait essayé de leur porter, et celle qu’elle venait de leur offrir en ce jour.

Elle se tourna néanmoins quand, en tirant sa manche, Armand l’invita à regarder derrière elle.

« J’ai oublié quelque chose », fit Oléna. Et alors, elle mit ses mains à hauteur de poitrine, un sourire rayonnant sur son visage, avant de signer. « Bonjour. Je… m’appelle, O-L-E-N-A. »

Les épaules s’affaissant, Emily lui envoya un profond sourire. Et la douce Oléna Fa fut alors remplacée par l’austère porte de la chambre du Cor de la Maladie. Devant, Emily et Armand s’entreregardèrent un moment, s’offrirent un hochement de tête et, avancèrent.

Symphonie se trouvait devant un immense bureau oblong sur lequel était parsemé un joyeux tas d’instruments de mesures, de fioles remplies de liquides et de bocaux. Elle se retourna vers Emily, lui adressa un doux sourire, et aussitôt, la jeune femme posa un genou à terre.

« Bonjour, mère. Je viens vous demander clémence.

— À quel sujet ?

— Je… J’aimerais obtenir de vous une faveur. Plusieurs, en vérité. J’aimerais que vous me permettiez de fuir, que vous libériez Armand, et qu’en prime, vous le guérissiez de sa maladie. S’il vous plait, je sais que… Pardon. »

Elle s’essuya les yeux un instant. Quand elle releva le visage vers sa mère, elle avait oublié où elle en était de son discours.

« Pourquoi pleures-tu, ma fille ?

— Car j’ai peur que vous refusiez et que vous me punissiez.

— C’est certes ce que je devrais faire. Pourquoi devrais-je accéder à toutes ces requêtes, au juste ?

— Si vous m’aimez, comme vous le dites si souvent, je vous en supplie, ne faites pas comme mon père, et prouvez-le-moi. Je veux accéder à une vie de bonheur, je ne vous serais plus jamais d’aucun fardeau, je vous laisse tranquille, je vous en prie. »

Symphonie s’appuya contre son bureau, à demi assise dessus, les mains contre le rebord.

« S’il y a quoi que ce soit que je puis vous offrir en échange de cette demande, mère, je le ferai. S’il vous plaît, seulement, pas la mort d’Armand. »

Elle toisa sa fille un long moment, et ce fut seulement après qu’elle leva les mains à hauteur de poitrine.

« Il n’y a rien que tu puisses m’offrir. Il n’y a rien que ton départ pourrait racheter. Je ne veux pas que tu disparaisses hors de ma vue, je veux que tu guérisses. Ta maladie qu’est cet esprit rebelle, je dois te punir encore et encore pour qu’il disparaisse. Seulement ainsi, je serai satisfaite. C’est bien parce que je t’aime, que je refuse de te laisser vivre avec ce mal loin de moi.

— Ah, je comprends mieux. Vous me l’avez assez répété pour que je devine ce que vous pensez de ça. »

Elle eut un sourire cynique. Elle regarda le poing qu’elle serrait et desserrait pour s’aider à réfléchir plus vite. Elle écarquilla les yeux et se redressa avec une profonde brusquerie.

« Mère, problème réglé ! Laissez-moi partir, et votre fille sera celle que vous attendez qu’elle soit. »

Elle se leva comme un ressort, le visage lumineux.

« Savez-vous pourquoi je suis si rebelle, mère ? Parce qu’on ne me laisse pas être une fille normale. Je n’ai pas de valeur, je suis méprisée et détestée, forcément, je dois attirer l’attention ! » Plutôt bien trouvé, songea-t-elle. « Je dois me faire entendre à défaut de pouvoir entendre ! » Elle se lâchait peut-être un peu trop, ceci dit, mais la tournure était plutôt percutante. « Enfin, je dois trouver une façon d’avoir de la valeur car je ne peux être une jeune femme normale à cause de ma naissance. Mais là où je me rends, je serai Emily Ré, et non seulement la fille née brisée du Roi Adamantite. Je serais une femme banale, je n’aurais pas besoin de faire du bruit pour qu’on me regarde. Je pourrais me balader tranquillement, rire avec des gens, penser à mener une vie heureuse plutôt que de prendre des armes ! Et puis, nous allons dans le Pays brun ! Qu’est-ce que je pourrais faire, moi, là-bas. Les Opéra seront les seuls à se battre, je pourrais flâner, rester oisive et profiter d’eux. N’est-ce pas le bon moyen de me guérir, que de me laisser vivre heureuse ? »

Emily termina sa tirade avec un profond sourire, une main sur la poitrine, pressant sa mère du regard à lui offrir une réponse, à abonder dans son sens. Et Symphonie avait bel et bien les yeux écarquillés, considérant sa fille avec ce qui lui semblait tout bonnement être de la surprise, une main sur le menton pour réfléchir.

Un instant, elle se tourna vers son bureau, faisant glisser son doigt sur sa paperasse et son matériel, agitant les fioles du bout de l’index. Un autre, elle sourit à la princesse déchue.

« Je te remercie, ma fille, tu m’as offert quelque chose que je n’aurais pas soupçonné avoir besoin. Une réponse. Pour que les êtres humains de ce monde corrompu guérissent, leur donner l’impression qu’ils n’ont à se battre pour rien serait une option. Les femmes resteraient dociles, et les hommes assumeraient leur fonction. Il faut donc la paix. Mélodi n’était pas si éloigné de mes objectifs. Oh, et l’honneur d’Octave est typiquement masculin, tandis que le calme d’Aria est féminin. Je n’étais donc pas la seule à être sur la bonne voie… »

Emily eut un sourire cynique à l’entendre dire. Voilà ce qu’engendraient les travers d’être immortel. En esprit, la jeune femme souhaita bon courage à tous les jeunes hommes et jeunes femmes qui tomberaient sous le doigt de cette vieille existence infinie sclérosée dans le passé. Ceci étant, en l’état, cela l’arrangeait bien.

« Content d’avoir pu aider ! J’espère que vous parviendrez à façonner à votre… Utopie. »

Emily s’excusa cette fois auprès de sa mère, désolée de ne pas être capable de dissimuler son sourire moqueur.

Heureusement, la femme ne lui renvoya qu’un tendre rictus, et d’un mouvement de doigt, l’intima à approcher. Emily obéit, avançant vers le Cor de la Maladie, qui saisit sa fille dans ses bras dans une douce et maigre étreinte. Sentant une chaleur irradier depuis son corps, en prime de se faire réchauffer par les cheveux semblables à ceux d’une méduse de sa mère, Emily lui renvoya le câlin avec plaisir et bonheur. Fermant les yeux, elle blottit sa contre contre la nuque de Symphonie, mais trop tôt à son goût, sa mère mit fin à leur câlin.

« Mais pour toi il est déjà trop tard, fit sa mère.

— Mais non, voyons… », sourit Emily.

Seulement là, elle prit conscience du fond plus que de la forme des propos de sa mère. Elle eut un rapide coup d’œil pour Armand, et un spasme de lèvres en tentant de conserver une contenance altière.

« Te laisser fuir avec des rebelles n’attisera en rien ta maladie ? Quelle idée. Bien au contraire, tu reviendras plus enragée, avec une armée à l’avenant. Si tu t’attaches à des êtres à problème, alors ils disparaitront de ta vie par ma faute, voilà un message clair que je dois t’inculquer, et peut-être ainsi ne t’accoquineras-tu qu’avec des êtres d’honneur.

— Si tu touches à un cheveu d’Armand, il n’est pas exclu que je mette tout en œuvre dans ma vie pour te tuer.

— Eh bien voilà que tu montres ton véritable attachement pour cet esclave… Preuve en est que tu n’es qu’un problème en devenir, Emily. Il faut couper le problème à la racine.

— Si tu lui fais du mal, ne crois pas un seul instant que ta fille pourra être heureuse un jour, la mit-elle en garde. Maman, ne fais rien d’idiot.

— Tu sous-estimes le temps et le deuil ; et la raison que tu dois posséder, j’en suis certaine. Tu finiras par comprendre que ton attachement pour cet homme était malvenu. »

Emily se jeta en avant, mais d’un geste aussi vif qu’habitué, Symphonie fit apparaître son cor qu’elle porta à ses lèvres. La princesse se figea aussitôt, permettant à sa mère d’attendre quelle réaction elle adopterait, tout en lui envoyant un petit sourire mutin. Ce fut ce rictus qui acheva de décider Emily, la colère la poussant à aller de l’avant ; mais naturellement après le souffle de l’instrument et de l’explosion auditive qui résonna dans son crâne.

Quand elle reprit conscience, sonnée, elle s’était éloignée du Cor de la Maladie, Armand la gardant en position assise, accroupie. Cinq secondes avait dû s’écrouler, mais elle avait l’impression de se réveiller d’un rêve abscons tant la douleur l’avait paralysé. Elle vit alors Symphonie lever les mains tout en ouvrant la bouche.

« Armand Opéra, viens ici. »

Avec un regard angoissé pour la princesse, il obéit. Symphonie considéra le garçon avec attention tout en caressant son cor. Elle ne souriait plus, son interlocuteur ne le méritant visiblement pas.

« J’espère que ta mort servira à calmer les ardeurs de ma fille.

— Non ! »

Mais il ne put la voir, dos à elle. Emily se leva, mais le regard que lui adressa aussitôt sa mère la poussa à conserver sa place tout en docilité. Armand finit par se tourner vers Emily, leurs regards se croisant, longuement. Le garçon devait avoir aussi peur qu’elle, mais à mesure que leur échange silencieux se poursuivit, les traits d’Armand se firent plus composés, calmes, irrités, explosifs, déterminés, la transition se faisant comme un curseur que l’on montait petit à petit. Il se tourna alors vers Symphonie, rien moins qu’avec abandon. Il parla et signa en même temps.

« Vous ne gagnerez jamais. Ni contre Emily, ni contre moi. Les Opéra se sont enfuis, ils vont vers une vie meilleure ; j’ai déjà obtenu tout ce que je devais obtenir. Emily a une ribambelle d’idées pour vous vaincre ; des alliés, elle en trouvera à la pelle en secouant simplement un arbre ! Personne n’osera jamais porter la main sur vous, car vous êtes un Cor ! Alors ce sont les femmes et les hommes rebelles, d’après vos dires, tels que l’est Emily, qui pourront vous vaincre, et elle le fera ! Sinon elle, une autre femme à qui elle aura enseigné les mêmes choses, sinon une autre encore après elle ! Ce n’est pas en me tuant que vous pourrez la tuer, jamais ! Ce n’est pas en me tuant que vous ferez souffrir quiconque. » Il haussa les épaules avant de conclure, non sans un clin d’œil que la princesse lui vit après s’être déplacée pour mieux le voir s’exprimer. « Je vous l’ai dit, j’ai déjà gagné, moi. »

Les sourcils froncés et les lèvres pincées, elle dut délier celles-ci pour y glisser son instrument, le Cor de la Maladie observant l’esclave de façon passablement aiguë. Armand garda le sourire. Alors, il y eut le grave tremblement de l’instrument qu’elle ne pouvait que ressentir lorsqu’il ne lui était pas adressé directement.

Mais rien ne se produisit. Alors qu’Emily ouvrait des yeux pleins d’espoir, le garçon finit par vomir du sang, son sourire toujours plaqué sur le visage, avant de s’écrouler. Ce fut en voyant sa mère être aussi surprise qu’elle que la princesse comprit que l’Opéra s’était mordu la langue pour ne subir aucune des souffrances affreuse qu’aurait envisagé de lui soumettre la Maladie par punition envers son insolence.

Il avait bravé sa mère, avait souri jusqu’au dernier instant, s’était montré aussi rayonnant qu’un soleil, mais en finalité, il était mort comme n’importe quel être humain. Armand venait de disparaître de sa vie sans qu’elle eût ne serait-ce qu’obtenu un trône ou une vengeance en compensation.

Comme Symphonie s’accroupit devant elle, la princesse comprit que cela faisait déjà quelques minutes qu’elle tentait d’attirer son attention, en vain. Emily leva vers elle son visage, mais ses yeux revenaient quelquefois sur le cadavre.

« Tu as tout perdu, ma fille, tout ce qui te faisait virulente. Que comptes-tu faire, maintenant ? »

Symphonie était à porter de bras, mais son cor, toujours dans les mains. Agir et échouer résulterait d’une nouvelle punition, et dans son état, elle n’estima pas être capable d’assaillir sa mère de façon efficace.

« Comptes-tu poursuivre l’idéologie de cet esclave, ou vas-tu enfin devenir une femme respectable ? »

Ce que je veux devenir ? répéta-t-elle en esprit.

Alors, Emily eut un petit souffle du nez moqueur. Rien que cela.

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