La galerie descendait en pente douce, bientôt l’obscurité devint moins dense et ils débouchèrent dans une vaste caverne couverte de concrétions, éclairée par des reflets phosphorescents le long des parois. Le plafond et le sol étaient hérissés de myriades de stalagtites et de stalagmites lactescents qui se renvoyaient les rayons de lumière et donnaient à l’espace clos une perspective d’infini. Une rivière surgissait d’un côté et se transformait en un lac souterrain, entouré d’une plage de sable fin. Une odeur désagréable émanait de l’étendue liquide dont la teinte était verdâtre, Zeman leur interdit aussitôt de toucher à l’eau sous peine d’empoisonnement.
Lorsqu’ils se retournèrent vers Zanzar qui déboucha à son tour de la galerie, ils s’aperçurent qu’aucun pirate ne le suivait. Zanzar vit leur expression de surprise.
- Quoi ? ils étaient comme des boulets qu’on traîne, à la moindre opportunité ils nous auraient trahis. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’ils se taisent à jamais, dit-il avec un geste d’indifférence, comme si ses crimes n’avaient aucune importance.
A sa ceinture pendait sa dague couverte de sang, ses vêtements et ses bottes étaient éclaboussés de gouttelettes à peine coagulées et ses mains meutrières avaient grossièrement été essuyées sur ses chausses de cuir. Tous le regardèrent avec l’expression de dégoût et de mépris que leur inspirait la lâcheté d’un être capable de couper les gorges de ses hommes dans le noir.
- Poursuivons puisque nous ne pouvons plus rien faire pour eux, enchaîna Zilia qui avait trouvé la suite de la galerie et voulait fuir ce lieu sinistre, inutile de moisir ici.
- Nous n’avons pas eu notre mot à dire, insista Tizian, furieux de la tournure des événements et décidé à surveiller de près le traitre.
La galerie s’enfonçait plus profondément dans les entrailles de la terre. De l’eau suintait parfois le long des parois, et formait des flaques sur le sol, c’était de l’eau salée.
- Nous marchons sous la mer, analysa Zilia. Nous ne sommes peut-être pas arrivés directement sur le continent, mais sur une île ou une presqu’île. Il faut donc passer sous la mer pour rejoindre la terre ferme.
- Est-ce que la galerie risque de s’effondrer et de nous enterrer vivants sous des montagnes de rochers ? demanda Zanzar avec insolence.
Après son exploit macabre et la réprobation des voyageurs, il voulait rompre avec le groupe, il n’avait plus envie de se soumettre à la volonté de Tizian ni à celle de personne, et il avait bien l’intention de le faire savoir. Et il masquait aussi sa peur profonde par son insolence et ses provocations.
- Lamar nous protège, c’est lui qui nous a amenés ici, j’ai confiance en lui, rien ne va nous arriver, répondit Tizian pour couper court à toute spéculation hasardeuse de Zanzar susceptible d’angoisser les voyageurs, et surtout il n’avait pas envie de cautionner son mauvais esprit.
Il faisait à nouveau très sombre et ils entendaient distinctement un grondement sourd et régulier au dessus de leurs têtes, probablement le ressac. Cette marche sous l’océan était anxiogène car ils ne savaient pas où ils étaient ni où ils allaient, ils étaient complètement perdus dans un monde inconnu. Même Zilia qui ne craignait pas les ténèbres ne se sentait pas à l’aise dans cette étroite galerie entre l’océan et les profondeurs de la terre.
Après une avancée monotone qui sembla durer plusieurs heures, la pente commença à monter de manière irrégulière et le bruit du ressac cessa d’être audible. La roche se mit à changer, à devenir plus friable, ils sentirent du sable sous leurs pieds. Ils traversaient de plus en plus de cavernes et enfin Zilia les avertit qu’ils étaient arrivés au bout, dans la grotte finale. Elle chercha la sortie et découvrit une mince anfractuosité masquée à l’extérieur par un bouquet d’arbres malingres d’où provenaient quelques rais de lumière. Elle poussa les branches et regarda derrière, ils se trouvaient sous une colline recouverte de sable, une dune comme les autres en plein désert, avec ici ou là une touffe de végétation qui venait briser l’uniformité du paysage. Au dehors, l’océan n’était plus visible, il se trouvait peut-être derrière les vagues de dunes qui ondulaient à perte de vue. Il faisait très chaud à l’extérieur, alors que la grotte restait fraîche. Ils décidèrent de se reposer avant de prendre la route du désert, il était peut être plus sage de se déplacer de nuit.
Rassurés d’être sortis sains et saufs de leur expédition souterraine et surtout soulagés de ne plus entendre le bruit de l’océan comme une menace permanente au dessus de leurs têtes, ils commencèrent par nourrir et panser les chevaux. Puis ils s’assirent sur les rochers qui affleuraient sur le sol de la grotte et partagèrent un repas de galettes, de fromage et de poisson séché. Harassés, ils s’étendirent sur le sable et s’endormirent, mais ils ne relâchaient jamais la surveillance et montèrent la garde tour à tour à l’entrée de la caverne. Même Amédée, exténué lui aussi, était resté au frais avec eux et avait accepté un peu de restes de poisson sans aller chasser sa nourriture.
Quand la nuit fut tombée et que le ciel ne fut plus éclairé que par la lune ronde et argentée, ils élargirent la fissure en détachant suffisamment de rochers pour faire passer les chevaux et sortirent de la grotte. Puis la troupe se mit en route. Zanzar, qui n’avait pas de monture, suivait en marchant et trouvait que cet arrangement ne lui convenait pas. Tizian le suivait de près pour qu’il se tienne tranquille, et Amédée marchait à ses côtés, n’hésitant pas à montrer les dents pour lui rappeler qu’aucune facilité ne lui serait accordée car il n’était pas le bienvenu.
Comme il butait contre une pierre à demi enterrée dans le sable, Zanzar tomba par terre et se mit à pousser des hurlements sinistres. Ils entendirent alors un froissement suivi d’un glissement furtif entre les herbes qui poussaient ça et là, tandis que Zanzar gémissait doucement. Tizian alluma une torche et ils virent le pirate se tordre de douleur sur le sol. Amédée et Eostrix se lancèrent à la poursuite du serpent, mais celui-ci avait déjà disparu. Zeman descendit de cheval et sortit des fioles de ses poches et de sa besace, il s’approcha de Zanzar et lui glissa quelques gouttes dans la bouche. Puis il chercha la morsure de serpent sur le corps et la découvrit sur le torse. Zanzar avait dû chuter sur le reptile qui s’était vengé par une cruelle morsure. Zeman frotta la blessure avec un peu d’onguent à la pimpiostrelle et peu à peu Zanzar se calma et sombra dans un état comateux. Zeman essayait de faire sortir le venin en appuyant sur la lésion, en même temps il continuait à masser la partie douloureuse avec la plante magique. Mais la peau du pirate devenait affreuse, elle se plissait et noircissait à vue d’oeil, comme si elle se nécrosait devant eux.
Lorsque Zeman leur indiqua qu’il ne pouvait pas faire davantage pour le soigner et qu’ils pouvaient repartir, ils hissèrent Zanzar à demi inconscient sur le dos de Berthe et continuèrent leur périple. Ils marchèrent toute la nuit et quand le soleil se leva sur le désert, disque rouge qui sortit de l’horizon de sable et embrasa le ciel, ils virent devant eux une forêt de monolithes plantés dans le sable, qui formait des rangées régulières. Ils contournèrent les pierres dressées et longèrent les alignements jusqu’à leur extrémité. Comme ils s’y attendaient, ils trouvèrent une petite oasis et un campement à proximité des mégalithes.
Au loin, dans la lumière cinglante du matin, ils aperçurent des pyramides rouges qui s’élevaient majestueusement vers le ciel. L’endroit semblait complètement abandonné, mais quand ils approchèrent du campement, ils virent sortir d’une cabane rudimentaire une vieille femme toute courbée qui se dirigea vers eux.
- Bienvenue, nobles voyageurs, dit la femme en les saluant avec respect. D’où arrivez-vous gentes dames et messeigneurs, vous n’êtes pas d’ici ?
- Nous venons de fort loin et nous avons un blessé avec nous, répondit Girolam.
- Ah, répondit la femme en regardant Zanzar affalé sur le dos de Berthe, que s’est-il passé ?
- Il a été mordu par un serpent, nous avons essayé de le soigner, Zeman ici présent est notre guérisseur, expliqua Ombeline. Mais rien n’y fait, on dirait que le poison se répand dans son corps sans qu’aucune potion n’agisse pour arrêter la progression du mal.
Avec l’aide de la femme, ils descendirent Zanzar du dos de Berthe et le déposèrent sous l’auvent de la cabane. Il était brûlant et délirait. La femme lui fit boire de l’eau et Zeman le soigna à nouveau avec de la pimpiostrelle, mais l’herbe magique semblait impuissante à soigner cette blessure. Toute la journée, le guérisseur s’occupa du pirate qui oscillait entre la vie et la mort, et lorsque la fraîcheur de la soirée tomba, Zanzar finit par sombrer dans un sommeil agité. La femme qui s’appelait Lafisa leur donna des dattes et de l’eau. Ils mirent à cuire sur un feu de bois des lapins du désert que Zilia avait habilement chassés avec des flèches et qu’Amédée avaient rapportés dans sa gueule. Ils dînèrent avec la femme qui leur expliqua qu’elle vivait seule dans cette oasis maintenant que tous les hommes du pays avaient été réquisitionnés par Jahangir pour entrer dans son armée. Sous la menace des recruteurs qui étaient venus les chercher, son mari et ses fils avaient dû partir et elle se retrouvait sans ressources, sans compagnie et sans protection. Lafisa pleura longuement sur sa solitude et le fait qu’elle n’avait aucune nouvelle de sa famille. Elle continuait à vivre et à remplir ses tâches quotidiennes, sans savoir dans quel but car elle était certaine de ne plus jamais revoir les siens. Une grande tristesse la rongeait, elle avait aussi pitié de Zanzar qui souffrait, mais elle dit à Zeman:
- Cet homme une âme trop noire, même tes onguents magiques ne peuvent pas le guérir. Je crois qu’il va mourir ici. Ne t’acharne pas, tu ne peux pas le sauver.
La femme avait raison, Zeman l’avait bien compris. Zanzar expira dans la nuit et ils l’enterrèrent aussitôt à l’écart de l’oasis, dans l’une des rangées de monolithes, sous une pierre que Lafisa leur indiqua et qu’ils dressèrent au dessus de la tombe.
- Ces monolithes sont-ils des pierres tombales ? s’enquit Ombeline
- Je ne sais pas, répondit Lafisa, mais probablement. Nous sommes arrivés ici avec mon époux il y a longtemps, et tout était déjà ainsi, les pierres dressées et les pyramides. Cet ensemble a été réalisé par le passé, nous avons simplement profité de l’oasis pour construire notre cabane et élever nos fils. Avant il y avait du monde et du passage ici, c’était un endroit vivant, même si les gens venaient pour le culte des morts. Nous nous occupions des voyageurs qui se recueillaient ici et profitaient de ce coin de paradis. Maintenant il n’y a plus que moi, et plus personne ne vient jamais. Sauf vous aujourd’hui. Allons, j’ai beaucoup parlé de moi, mais je ne sais rien de vous. D’où venez-vous nobles voyageurs ? quel est le but de votre visite ?
- Nous venons de très loin, d’un autre continent, de l’autre côté de l’océan.
- Et qu’êtes-vous venus faire dans ce territoire hostile ?
- Nous cherchons Jahangir.
- Ah ! dit Lafisa, vous vous lancez dans une drôle d’aventure.
Lafisa et son époux avaient fui la grande ville quand Jahangir avait pris le pouvoir et étendu sa domination sur les vies privées de ses habitants. Il était un magicien très puissant, c’était comme s’il devinait les intentions des gens. Dès que quelqu’un avait la moindre velléité de se rebeller, il était tout simplement enlevé et éliminé ou emprisonné dans des camps de travail. Il y avait beaucoup à construire pour assouvir la soif de Jahangir de soumettre son peuple et de montrer son omnipotence. Chérissant leur liberté, Lafisa et son époux avaient préféré s’éloigner et s’isoler dans le désert afin de rompre l’hégémonie du monarque absolu sur leurs destinées. Ils avaient aussi eu envie de protéger leurs enfants de la propagande destructrice et infantile de ce fou de pouvoir. Mais Jahangir avait su les retrouver quand il avait commencé à constituer son armée pour conquérir l’univers, et il avait soustrait son époux et ses fils à cette femme qui se retrouvait abandonnée et misérable dans sa pauvre cabane.
Lafisa pleurait avec émotion tandis qu’elle racontait la triste histoire de sa vie. Sa famille et elle avaient toujours vécu traqués, sauf pendant quelques années dans ce lieu isolé du monde, tant que personne ne s’intéressait à la signification des rangées de monolithes. Ensuite les choses avaient bien changé, on ne savait pourquoi, des voyageurs venaient de partout pour visiter cet endroit si étrange. Lafisa et son époux étaient devenus trop vieux et ils n’avaient pas eu envie de quitter leur oasis au pied des pierres dressées. Depuis que Jahangir avait commencé à rassembler des hommes pour faire son armée, l’endroit avait de nouveau été déserté, plus aucun voyageur ne s’y arrêtait.
Lafisa se savait condamnée à finir sa vie au pied des pyramides rouges, qu’elle voyait tous les jours de sa vie se hérisser dans le lointain, espérant pouvoir un jour rejoindre l’une de ces villes qu’elle imaginait sans en en connaître l’existence, pour y retrouver les siens.
Ils firent provisions de dattes et d’eau fraîche et repartirent à la fin de la journée. Ils avaient longuement parlé de leur voyage avec Lafisa qui, malgré leurs sollicitations, refusa de venir avec eux pour rompre sa solitude, car elle voulait rester là où elle avait toujours vécu. Pour atteindre le palais de Jahangir qui se trouvait bien loin de là dans la ville de Coloratur, la vieille femme leur avait expliqué qu’il fallait continuer à marcher dans le désert jusqu’à un très large fleuve, le Tombo, dont ils devraient longer les flots tumultueux jusqu’à une grande ville, Varnese, où ils pourraient trouver un bateau pour traverser et passer sur l’autre rive. Au delà, elle ne savait pas comment se rendre vers la demeure du magicien.
Avant de partir, Tizian planta la graine de l’arbre de paix à côté de l’oasis, dans le sable humide, ainsi l’arbre ne manquerait jamais d’eau. Ils quittèrent l’oasis de nuit et à peine avaient-ils fait quelques lieues que Tizian leur dit :
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée d’aller dans une grande ville, tout le monde nous remarquerait à Varnese, nous avons l’air d’étrangers et nous serions suspects. Si Jahangir sait que nous sommes à sa poursuite, nous ne ferons pas long feu ici, il lancera une armée contre nous et nous ne pourrons pas lutter.
- Je partage ton idée, répondit Girolam. C’est comme ça que nous avons fait depuis le début de notre voyage, personne ne nous a jamais vraiment porté attention et ça nous a réussi.
- Je suis d’accord avec vous, renchérit Zilia.
Tizian était de plus en plus persuadé qu’ils ne parviendraient à approcher Jahangir que par la ruse. A force de tourner ses idées dans tous les sens, il avait fini par penser que Rose devrait faire partie de leur expédition. Mais comment cela serait-il possible maintenant qu’un océan les séparait ? A cette idée, Tizian repensa soudain au coquillage de Lamar et le tirant de sous son habit, se mit à le caresser entre le pouce et l’index.
- J’ai bien envie de faire appel à Lamar, dit-il.
- Et pourquoi ? demanda Ombeline.
- Je suis certain que nous allons avoir besoin de Rose car elle sait se rendre invisible, elle pourrait s’approcher de Jahangir et recueillir des informations. Et je voudrais demander à Lamar d’aller la chercher.
- N’est-ce pas risqué de la faire venir pour la jeter dans les pattes de Jahangir ? s’enquit Zilia
- Si personne ne la voit, où est le risque ? répondit Tizian
- Jahangir n’est-il pas un magicien puissant ? ne saura-t-il pas remarquer même un être invisible ? interrogea Zeman.
- Nous devons le tenter, répondit Tizian.
Joignant le geste à la parole, il appela le roi des mers dans le coquillage.
- Lamar, ô roi des mers, c’est moi Tizian, fils de Xénon, je souhaite te parler, dit-il en s’adressant à la conque.
- Je suis là, répondit aussitôt la voix de Lamar qui semblait à la fois proche et lointaine. Que me veux-tu ?
- Je voulais déjà t’informer que nous sommes bien arrivés sur le continent. Nous traversons actuellement un désert et nous marchons vers le fleuve Tombo. Tous les pirates sont morts, Zanzar a tué ses hommes dans la grotte et a lui-même été empoisonné par la morsure d’un serpent, nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais nous n’avons pas réussi à le sauver.
- Ce pirate était mauvais, il méritait de finir en misérable, c’est chose faite. Quelle est donc ta requête, viens-en au fait, dit le roi avec son impatience coutumière.
- Serait-il possible de faire venir notre amie Rose sur le continent ? demanda Tizian.
- Pourquoi as-tu besoin de cette fille ? vous n’êtes pas suffisamment nombreux ?
- Rose a le don de se rendre invisible. Je pense que nous aurons besoin d’elle pour approcher Jahangir.
- C’est un argument de poids, en effet, répondit Lamar, où est cette Rose ?
- Elle voyage avec un compagnon et un âne, expliqua Tizian, je peux aller la chercher moi-même, si vous me faites traverser l’océan.
- Tu fais bien des complications, Tizian, fils de Xénon, mais j’ai envie de te faire confiance. Essayez d’aller en bord de mer et je viendrai te chercher avec mon char, car tu n’as plus de bateau et plus de capitaine, dit Lamar.
- Nous allons longer le fleuve Tombo jusqu’à son embouchure, et vous pourrez venir me chercher, répondit Tizian.
- Alors c’est entendu, rappelle-moi quand tu es en bord de mer, et je viendrai.
- Merci à toi, Lamar, ô roi des mers, pour ton aide précieuse.
A la lumière de la lune, les autres voyageurs regardaient Tizian d’un air consterné tandis qu’il glissait le coquillage sous son armure.
- Pourquoi repartir en arrière ? nous perdons du temps, dit Girolam
- Donne-moi une bonne façon de nous approcher de Jahangir et de mettre au point une stratégie ? le défia Tizian. Cette question me trotte dans la tête depuis des jours et des jours, et je ne sais pas comment faire autrement.
Vaincu par la logique de Tizian et surtout parce qu’il n’avait aucune autre idée, Girolam s’inclina et la petite troupe continua sa marche. Ils atteignirent assez rapidement les rives du Tombo dont ils virent les eaux puissantes miroiter sous les éclats de l’astre de la nuit. Ils descendirent le long des bords du fleuve, où poussaient en abondance les roseaux, les saules et les plantes aquatiques. Quand le soleil se leva, ils se firent un abri de roseaux pour se protéger des rayons brûlants du soleil et dormirent à l’ombre maigre de quelques acacias. Il y avait de nombreux oiseaux dans cette végétation foisonnante et, masqués au milieu des hautes herbes, ils virent passer des quantités de chaloupes et de barques qui descendaient le fleuve dans la journée.
Ils mirent deux jours à atteindre l'extrémité du delta du fleuve, restant cachés pendant la journée au milieu de la végétation, et se déplaçant la nuit. Longeant le rivage de l’océan, ils s’éloignèrent de l’embouchure et trouvèrent une crique déserte en bord de mer avec une petite plage et une grotte où ils pourraient dormir et de se dissimuler quand il ferait jour. Lorsqu’ils eurent monté le campement et furent installés, il faisait tout à fait nuit, Tizian appela une nouvelle fois Lamar.
Le roi des mers arriva un court moment plus tard, debout sur sur son char et invita aussitôt Tizian à monter à ses côtés. Le prince escalada la rambarde et se rapprocha de Lamar, il semblait minuscule à côté du roi géant, qui se moquait gentiment de lui. Puis Lamar lança ses dauphins et l’équipage se mit à voler sur les crêtes des vagues, s’éloignant de la plage à grande vitesse sous la lumière blafarde de la lune. A contrecoeur Tizian laissait son cheval derrière lui, Borée resta sur la plage, Girolam et Zilia s’occuperaient de lui. Mais il emmena Eostrix qui l’aiderait à trouver Rose.
Tandis que le char dévorait la distance et trouvait sa route dans la nuit profonde, Lamar dit à Tizian qu’une armée était arrivée dans le port d'Astarax et que des bateaux de guerre étaient en train d’être construits. Il pensait que c’était une bonne destination pour commencer à chercher Rose.
Avant l’aube, Lamar déposa Tizian et Eostrix sur une plage déserte à l’ouest d'Astarax. Ils venaient de passer devant le port d’Athaba qui dormait encore à cette heure très matinale, profitant de la fraîcheur nocturne. A peine les pieds posés sur la terre ferme, Tizian se mit en marche, alors que Eostrix partait explorer les alentours à tire d’aile. Le soleil se leva et le paysage fut inondé de la lumière du matin. Tizian avançait sur le chemin qui longeait l’océan en prenant soin d’éviter toute rencontre et de rester incognito.
Vers midi il arriva dans les faubourgs d'Astarax et, comme il était habillé en soldat passa inaperçu au milieu des troupes cantonnées dans la ville. Il parcourut les rues à la recherche d’une information et finit par s’asseoir dans une auberge pour écouter les bavardages. Il apprit ainsi que le roi Matabesh dirigeait l’armée et préparait l’offensive dont l’objectif était d’atteindre le continent de Jahangir et de vaincre le magicien par la force. Questionnant les recrues autour de lui sur les autres rois qui accompagnaient Matabesh, il eut enfin des nouvelles de son père et sut que Xénon avait refusé de combattre et de laisser partir ses soldats. Déçu par la lâcheté du souverain de Phaïssans, Tizian reprit la route et comme il passait à côté du campement militaire, il aperçut entre des tentes le roi Matabesh à cheval qui passait une troupe en revue. Il le reconnut aussitôt et tourna la tête car il ne souhaitait pas que Matabesh se souvint de lui.
Avant de quitter la ville, Tizian paya un cheval deux fois son prix à un soldat, et reprit ses recherches. Il ne resta pas en bord de mer et s’enfonça dans les terres avec sa nouvelle monture. Partout il interrogeait les fermiers et les villageois en leur demandant s’ils n’avaient pas rencontré une jeune fille et un jeune homme avec un âne et un chien, et la réponse était toujours négative. Bientôt la nuit tomba et Tizian trouva un petit bois pour se reposer. Il mangea quelques galettes de seigle qu’il avait achetées à une fermière, mais l’angoisse de ne pas trouver Rose et Olidon lui serrait tant la gorge qu’il avait du mal à avaler. Il dormit mal, par intermittences, et quand le jour se leva, reprit la route aussitôt. Il attendit le retour d’Eostrix pendant deux jours, mais vit revenir l’oiseau avec un petit mouchoir attaché à sa patte et sut qu’Eostrix avait réussi. Dès lors, son coeur battit à tout rompre et il suivit au galop l’oiseau qui volait devant lui, et qui au lieu d’aller vers l’ouest repartit dans la direction opposée. Ils arrivèrent à une intersection où l’oiseau prit le chemin que Tizian n’avait pas suivi.
- Sans toi, murmura Tizian, je ne l’aurais jamais retrouvée, je n’avais pas pris la bonne voie.
Enfin au bout de la route, il aperçut Rose et Olidon qui avançaient lentement, Rose était à califourchon sur Fleur de Coton et Poil Noir gambadait autour d’eux. Quand ils entendirent le bruit des sabots du cheval, Rose et Olidon se retournèrent et reconnurent immédiatement Tizian qui venait à leur rencontre. Il arrêta son cheval, descendit de sa monture et se tint debout devant eux, si ému de revoir la jeune fille qu’il ne parvenait pas à dire un mot. Poil Noir s’approcha en jappant et se mit à sauter autour de lui.
- Tizian ! s’écria Rose en sautant à bas de Fleur de Coton et se précipitant vers lui, mais que fais-tu là ? Eostrix est venu nous rendre visite et je lui ai noué un petit mouchoir à la patte. Mais n’êtes-vous pas allés sur Odysseus ? Et où sont tous les autres ? et pourquoi as-tu un nouveau cheval, où est Borée ?
- Du calme Rose ! dit Olidon en riant, tu poses trop de questions, le pauvre Tizian ne sait plus comment te répondre !
- Je suis si heureuse de te voir, Tizian, mais que t’arrive-t-il ? demanda Rose.
- Je suis venu vous chercher, répondit Tizian qui retrouva l’usage de la parole, nous avons besoin de vous sur l’autre continent, nous avons besoin de toi Rose pour nous aider à approcher Jahangir. Sans toi qui peux te rendre invisible, nous n’avons pas de solution.
- Mais d’où viens-tu ? questionna Rose qui ne comprenait rien au discours de Tizian.
- Venez, je vais vous expliquer, dit Tizian.
Alors il raconta tout ce qui s’était passé depuis leur séparation, la longue marche le long de l’océan, la ville fantôme, le raz de marée, le port d’Athaba et les pirates, le voyage sur le bateau de Zanzar et la rencontre avec Lamar, le roi des mers, le débarquement dans la grotte, les galeries souterraines, le désert, la mort de Zanzar, l’oasis où il avait planté la graine de l’arbre de paix, le retour sur le bord de mer en longeant le fleuve Tombo, le coquillage de Lamar et le traversée sur son char tiré par des dauphins pour venir la chercher.
Rose et Olidon étaient stupéfaits par toutes ces aventures prodigieuses. Ils avouèrent à Tizian que tous leurs amis leur manquaient et que parfois ils se sentaient bien seuls, puis à leur tour ils contèrent leur périple, la traversée de l’isthme, la tempête, la rencontre avec Domophon, l’arrivée sur la presqu’île, la montée au volcan, la cueillette des fruits de l’arbre de paix, la mort de l’arbre et la fuite avant l’explosion, l’arrivée in extremis sur la falaise avant le raz de marée, la première visite d’Eostrix. Et depuis leur départ de la maison de Domophon, leur voyage se déroulait tranquillement, ponctué de discussions sans fin pour choisir les meilleurs emplacements pour planter les graines de l’arbre de paix, il y en avait déjà une dizaine en terre. Et puis la deuxième visite d’Eostrix…
Tizian ne mit pas longtemps à les convaincre de le suivre. La perspective de faire un voyage extraordinaire sur l’océan et de retrouver leurs amis les décida sur le champ. Comme il y avait urgence, Rose grimpa sur le cheval derrière Tizian et s’accrocha à lui, et Olidon monta sur le dos de Fleur de Coton. Ils reprirent la route d'Astarax pour arriver au bord de l’océan le plus vite possible. En sentant les bras de Rose qui entouraient sa taille, Tizian se dit qu’il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie.
Le petit âne suivait le cheval tant bien que mal, Olidon avait pris Poil Noir dans ses bras pour le reposer et ils avançaient à bonne allure. Le soir même ils virent la mer apparaître au loin au détour des collines, et continuèrent à marcher malgré l’arrivée de la nuit. Ils s’arrêtèrent sur une plage avant Astarax, dès qu’ils trouvèrent un accès à l’océan. Tizian appela Lamar avec le coquillage, et le roi des mers apparut quelques instants plus tard, majestueux avec son torse musclé et sa grande barbe frisée sur son char. Il fit la grimace quand il vit l’âne et le cheval, mais ils purent loger tout le monde sur le quadrige qui reprit la mer en pleine obscurité.
- Alors te voici Rose, toi qui sait te rendre invisible, dit Lamar d’un ton séducteur en regardant la jeune fille d’un oeil admiratif, tout en pilotant ses dauphins avec dextérité
- Mais oui, noble roi Lamar, je vous remercie d’être venu nous chercher, je n’étais jamais montée sur un bateau, alors imaginez mon bonheur de traverser l’océan sur votre char !
- Ha ha ha, Lamar partit d’un rire tonitruant, je comprends bien pourquoi tu tenais tant à aller chercher la demoiselle, elle a beaucoup d’esprit et elle est très jolie !
Tizian se mit à rougir, il était aussi écarlate que sa barbe rousse, mais nul ne vit son visage dans la pénombre nocturne. Tous étaient heureux de sentir le vent et l’écume sur leurs joues tandis que le char avançait à vive allure sur la crête des flots. Avant le lever du soleil, le lendemain matin, Lamar les déposa sur la plage où les attendaient Girolam, Zilia, Ombeline, Zeman, Clotaire, Désie, Amédée et les chevaux. Le roi de la mer salua les voyageurs avant de repartir vers l’horizon, non sans avoir précisé qu’il attendait de leurs nouvelles régulièrement.