Marianne étouffa un juron en portant son pouce à sa bouche. À force de le mordiller elle avait fini par se blesser, encore une fois. Elle fit quelques pas pour rejoindre l'évier, et aspergea son doigt d'une eau beaucoup trop froide, qui la fit de nouveau grimacer. Puis, sans prendre la peine d'aller mettre un pansement, elle retourna devant la fenêtre, et s'assit sur la chaise qu'elle avait installée devant. Elle avait mis en place un véritable petit poste d'observation, qu'elle occupait aussitôt rentrée du travail, et qu'elle s'empressait de démonter dès que la silhouette de Julienne émergeait d'entre les arbres. Elle avait même une petite pile de livres, sur le rebord de la fenêtre, qu'elle feuillettait en attendant le retour de sa fille, jour après jour. La pile se réduisait très rapidement, et elle aurait pu se vanter de n'avoir jamais autant lu de toute sa vie si elle avait véritablement compris un seul des bouquins qu'elle avait ainsi avalés. Il faut dire, à sa décharge, que c'était loin d'être une tâche aisée que d'être absorbée par une histoire tout en ayant un oeil constamment tourné vers la fenêtre, et vers les bois. Marianne, n'étant pas un caméléon[1], n'avait aucune chance.
Elle prit un livre au hasard, sans même vérifier que c'était bien celui qu'elle avait commencé une heure auparavant, l'ouvrit au milieu et le posa sur ses genoux, à l'envers. Le visage résolument braqué vers la fenêtre, elle tournait une page de temps en temps, régulièrement.
Le problème de cette mission de surveillance, c'était qu'elle lui laissait tout loisir de penser. Or les journées de Marianne, depuis quinze ans maintenant, étaient justement organisées de façon à lui laisser le moins de temps possible pour penser. Car chez elle, la pensée menait inévitablement à la rumination, et rien de bon n'en sortait jamais.
Lorsque les images se firent trop fortes, trop violentes, à tel point qu'il lui semblait les voir se former devant elle et jaillir de l'obscurité des bois, elle se prit la tête dans les mains. Avec une grimace, elle se frotta rudement les tempes, comme si cela lui avait déjà permis de se nettoyer l'esprit.
Elle se leva brusquement, passa des mains fébriles sur sa nuque. Debout devant la fenêtre, elle regardait toujours les bois, et maudissait sa fille.
Depuis qu'elle en avait eu assez de se faire toujours escorter de chez elle jusqu'au domaine, puis du domaine jusque chez elle, Julienne refusait catégoriquement de se faire accompagner. Elle n'avait pas peur du chien errant – comme elle s'obstinait encore à l'appeler, et Marianne se gardait bien de la reprendre. Julienne avait vu de quelle manière il avait détalé lorsque Héléna l'avait menacé de son couteau, et elle était persuadée que celui qu'elle-même mettait désormais dans sa poche avant de sortir suffirait à le faire fuir si jamais elle le recroisait. Et puis elle estimait les probabilités de retomber de nouveau sur ce même chien, dans ces bois immenses, trop faibles pour avoir à s'en inquiéter. Elle tentait de rassurer sa mère en lui expliquant qu'elle faisait le plus de bruit possible en marchant, pour ne pas le surprendre comme la dernière fois, ce qui selon elle l'avait sûrement poussé à une réaction aggressive. Marianne n'était pas du tout rassurée.
Les premiers jours, après l'attaque, Julienne avait accepté de la laisser l'emmener chez Claude Gérard quand elle n'était pas au travail, ou d'attendre que le vieil homme vienne lui-même la chercher, les jours où elle n'était pas disponible. Elle se faisait aussi raccompagner, de mauvaise grâce. Puis, agacée, elle avait fini par partir sans prévenir personne, à l'heure qui lui chantait. Elle allait saluer Monsieur Gérard en arrivant chez lui, prenait ses instructions du jour, remplissait la tâche qui lui avait été confiée, puis repartait seule, sans prévenir son ami. En s'en apercevant, il avait essayé de la surveiller de loin, de guetter le moment où elle terminait son travail et s'apprêtait à partir, puis de l'intercepter avant qu'elle en ait eu le temps. Mais il était lui-même très affairé, et n'y parvenait pas toujours.
Julienne ne comprenait pas leur attitude. Elle trouvait ridicule leur inquiétude de chaque instant, surtout depuis que son bras allait mieux et qu'elle commençait à oublier ce qu'elle ne considérait que comme un incident. Marianne aurait voulu qu'elle ressente la même peur qu'elle, mais ne pouvait pas lui expliquer pourquoi elle aurait dû être terrifiée. Elle était coincée.
L'immobilité des arbres, au loin, commençait à la rendre folle. Elle n'en pouvait plus, de fixer jour après jour les mêmes troncs, en attendant d'en voir peut-être émerger sa fille. Elle devait s'éloigner de cette fenêtre, si elle ne voulait pas perdre la tête.
Elle fit quelques pas, au hasard dans la cuisine, autour de la table à manger, sans savoir à quoi occuper ses mains et ses pensées. Maintenant qu'elle avait échappé à l'attraction de la fenêtre et des bois, une autre la prenait, plus dangereuse.
Elle ne résista pas longtemps, et ses jambes la menèrent, presque malgré elle, vers les escaliers, puis vers sa chambre, au bout du couloir. Elle alla, tremblante, s'asseoir sur le rebord de son lit. Elle faisait face à la fenêtre, et les bois s'étendaient là aussi, juste devant son regard. La silhouette de Julienne n'y apparaissait toujours pas.
Elle étouffait, respirait par saccades en se tordant les mains. Son corps tout entier était tendu, dans la lutte qu'elle se faisait de ne pas regarder vers sa table de nuit. Mais elle n'avait pas pu s'empêcher de monter jusqu'à sa chambre, de venir jusque là. Elle savait qu'elle ne tiendrait pas longtemps, qu'elle finirait par glisser une main derrière le meuble, et par en sortir, encore une fois, la photographie qui était là depuis quinze ans. Elle les regarderait sûrement pendant un long moment – jusqu'au retour de Julienne –, les visages de la femme, de l'homme et des deux enfants.
[1] Petit reptile du Là-Bas, étrange à bien des égards, parmi lesquels sa capacité à faire pivoter ses yeux indépendamment l’un de l’autre.