Julienne, une épaule appuyée contre l'un des tréteaux de la serre, regardait Héléna s'émerveiller, avec un brin d'impatience. Il y avait bien dix minutes qu'elles étaient là, et Héléna continuait de pousser des cris réjouis devant chaque nouveau pot qu'elle découvrait. Elle était passée devant tous les établis, plusieurs fois, et trouvait encore de nouvelles pousses devant lesquelles s'extasier, à chacun de ses passages. Julienne avait l'impression irritante qu'elle en avait pour des heures, alors qu'elle était censée, avant la fin de la journée, terminer de ranger la remise – qu'elle avait dû laisser de côté le temps que son bras guérisse.
Héléna ne cessait de prononcer, avec un enthousiasme que Julienne n'essayait pas de partager, des noms de plantes qu'elle n'avait jamais entendus et qu'elle oubliait aussitôt. Héléna était visiblement très fière de lui montrer qu'elle connaissait chacune des espèces réunies là, et ne paraissait pas remarquer l'attente de Julienne. Elle lui expliquait les noms, les formes, les couleurs, lui parlait floraison, arrosage et germination. Julienne écoutait d'une oreille, en jetant de temps à autres un regard nerveux à sa montre. Héléna, toute à son ravissement, ne remarquait rien, et continuait à parler et à s'écrier. Julienne crut seulement comprendre que la collection de Monsieur Gérard était impressionnante et passionnante, ce qu'elle avait toujours entendu dire.
"Il faut qu'on y aille, finit-elle par dire. Je dois travailler dans la remise aujourd'hui."
Héléna eut une grimace douloureuse, et se mit à regarder plus vite autour d'elle, désespérée à l'idée de n'avoir peut-être pas tout vu.
"On pourra revenir un autre jour, si tu veux", lui dit Julienne.
Elle n'en avait aucune envie, mais elle était prête à tout, à cet instant, pour convaincre Héléna de sortir de la serre. Celle-ci fit une moue de résignation, adressa un dernier regard affligé aux plantes et à leurs pots, et la rejoignit à l'entrée de la serre. Elle laissa Julienne la précéder à l'extérieur, puis refermer la porte derrière elle, avec un grincement de ferraille rouillée. Alors que Julienne, avec un effort, faisait tourner la clé dans la serrure, le regard d'Héléna dériva vers la troisième serre, dont elle avait pensé que Julienne la lui montrerait également.
"Et dans celle-ci? demanda-t-elle. Il y a quoi?"
Julienne, qui se battait toujours avec la vieille serrure, se tourna vers elle et suivit son regard.
"Aucune idée, dit-elle. Je n'y suis jamais allée."
Il n'en fallait pas moins pour piquer la curiosité d'Héléna, bien trop vivement pour qu'elle puisse résister. Elle esquissa quelques pas vers la troisième serre.
"On ne peut pas, la prévint aussitôt Julienne. Monsieur Gérard interdit à qui que ce soit d'entrer. C'est pour ça qu'il y a toujours un cadenas."
Elle parvint enfin à faire tourner la grosse clé, et souffla.
"Il n'y a pas de cadenas, lui dit Héléna, après une courte inspection.
_Quoi?"
Julienne s'approcha à son tour, constata, elle aussi, que le loquet ne portait pas son cadenas habituel, et eut un soupir.
"Monsieur Gérard est un peu ailleurs, en ce moment, expliqua-t-elle. C'est la deuxième fois qu'il oublie de refermer derrière lui. Je le préviendrai en partant. Viens, maintenant."
Mais Héléna tourna vers elle un visage exalté, se mordant les lèvres de curiosité. Julienne, aussitôt, hocha vigoureusement la tête.
"Je viens de te dire que c'était interdit. Viens."
Comme elle s'en doutait, Héléna ne bougea pas, et reporta toute son attention sur la porte.
"On n'a même pas à entrer, fit-elle. On n'a qu'à ouvrir la porte, et à jeter un tout petit coup d'oeil. Tu n'as pas envie de savoir, toi?
_Savoir quoi?
_Quel genre de plantes il garde là-dedans."
Julienne haussa les épaules.
"Je ne saurais pas faire la différence avec celles qu'on vient de voir.
_Je t'expliquerai.
_Si Monsieur Gérard m'a toujours empêchée d'aller là-dedans, il y a bien une raison. Ce sont sûrement des plantes très fragiles. Tu ne voudrais tout de même pas les abîmer? ajouta-t-elle en haussant un sourcil."
Mais Héléna avait déjà comblé l'espace qui la séparait encore de la serre d'un grand pas en avant, et avant que Julienne ait pu faire quoi que ce soit pour l'en empêcher, elle avait actionné la poignée, et ouvert la porte.
Julienne sentit son coeur battre, et ressurgir sa peur d'enfance en imaginant la colère du vieil homme, qui n'allait pas manquer de s'abattre sur elle. Elle se pétrifia, et regarda Héléna froncer peu à peu ses sourcils blonds. Oubliant bien vite sa promesse de rester sur le seuil, elle fit un premier pas à l'intérieur de la serre, qui fit se dresser les cheveux sur la nuque de Julienne. Héléna s'avança encore un peu, et Julienne s'approcha autant qu'elle pouvait, ne pouvant se résoudre à entrer à son tour.
"Reviens! ordonna-t-elle, dans un murmure fiévreux.
_Pourquoi tu chuchotes? s'étonna Héléna. Monsieur Gérard est chez lui."
Cette pensée inquiéta Julienne un peu plus encore. Le vieil homme, depuis ses fenêtres, avait très bien pu les voir entrer. Elle l'imagina attraper sa canne et sa veste dans un mouvement de rage, claquer la porte de chez lui et descendre la colline de son pas claudiquant et empressé, et elle eut un frisson.
"C'est très bizarre... fit Héléna, bien loin de ces préoccupations.
_Quoi donc?"
Julienne, qui n'avait pas encore adressé un regard au contenu de la serre, l'embrassa d'un rapide coup d'oeil, et ne vit rien d'étrange.
L'intérieur de la troisième serre, loin de tout ce qu'elle avait imaginé lorsqu'elle était enfant, lui paraissait en tout point identique à celui des deux autres, qu'elle avait déjà visitées des dizaines de fois. Il y avait là cette même atmosphère particulière, ouatée, sous les bâches transparentes qui les enserraient, et cette même odeur âcre de terre qui lui prenait tout le nez. La petite fenêtre, face à elles, laissait un grand rayon de soleil transpercer les bâches, et éclairer tout le centre de la serre d'une lumière jaune. Héléna, lorsque Julienne arriva, lui tournait le dos, et se tenait au centre du rectangle lumineux que ce rayon formait sur le sol.
Les feuilles qui jaillissaient de partout, de sur et de sous les longs établis, étaient d'un vert brillant, et frémissaient très légèrement sous les courants d'air. Elles étaient indénombrables, se mélangeaient les unes aux autres, les plus larges couvrant les plus petites. Il y en avait qui s'élançaient vers le haut, encombrant chaque parcelle de vide à leur portée, grimpant sur tout ce qu'elles pouvaient atteindre, colonisant jusqu'aux tréteaux de la serre, courant même le long de ceux qui soutenaient le plafond, au-dessus de leurs têtes. D'autres rampaient en tiges épaisses et noueuses jusqu'au sol, couchées sur le vieux carrelage jonché de terre. Héléna les enjambait machinalement, tout à sa contemplation intriguée.
"Qu'est-ce qu'il y a de bizarre? voulut savoir Julienne.
_Je ne connais aucune de ces plantes, répondit Héléna, que cet aveu semblait meurtrir et stupéfier."
Julienne fit rouler ses yeux, guère préoccupée par les lacunes de la jeune fille.
"Reviens dans ce cas, dit-elle dans une énième tentative. Tu pourras demander à Monsieur Gérard de t'expliquer ce qu'il garde ici, si tu veux. Sans lui dire que tu es déjà entrée, évidemment."
Héléna, qui s'approchait déjà de l'une des innombrables plantes – que Julienne aurait eu bien du mal à distinguer vraiment des autres –, ne l'écoutait plus. Elle avança un index hésitant vers les grandes tiges toutes droites qui se dressaient devant elle, recouvertes d'une fine écorce rigide. La plante en comptait des dizaines, agglutinées au centre du pot. Héléna passa son doigt le long de l'une d'elles, délicatement, de sa base jusqu'à son extrémité, perdue au milieu de l'amas de petites feuilles en forme d'amande qui couronnait la plante. Julienne la vit faire la grimace, alors que sa main avait disparu parmi le feuillage. Elle l'en ressortit, et elles constatèrent toutes deux que son index était recouvert d'un épais liquide noir, qui s'écoulait en filets entre ses doigts, jusqu'à sa paume. Julienne, en regardant Héléna baisser précipitamment sa main pour empêcher le liquide d'atteindre son poignet, la mit en garde.
"Si tu croises Monsieur Gérard, ne le laisse pas voir ça. Il comprendrait peut-être que tu es venue ici.
_C'est dégoûtant, murmura Héléna, qui ne savait plus que faire de sa main."
Elle prit le parti de la garder baissée, écartée de son corps, et Julienne vit avec inquiétude que des gouttes noires continuaient de s'écouler sur le sol, comme autant de preuves de leur passage. D'autant que Héléna ne semblait pas décidée à revenir vers elle. Au contraire, elle s'enfonça un peu plus dans la jungle qui les entourait. Ses yeux brillaient plus encore que dans les autres serres.
"Tu crois que c'est Monsieur Gérard qui a créé toutes ces espèces?" demanda-t-elle, fascinée.
Julienne esquissa une moue dubitative.
"C'est possible, ça?"
Elle devait admettre qu'elle n'avait pas la moindre idée de la façon dont on pouvait bien créer une plante.
Oubliant bien vite sa mésaventure avec la plante cracheuse de goudron, Héléna poussa une exclamation émerveillée en découvrant, au milieu de la multitude de feuilles, une fleur gigantesque et sublime. Julienne n'en avait jamais vues de cette forme. Les pétales, dont le nombre semblait infini, étaient à leur base étroitement enserrés, en un long tube qui s'évasait peu à peu, jusqu'à les libérer de son étreinte et les laisser jaillir en tous sens. Le plus surprenant était la couleur de ces pétales. D'un pourpre presque noir, ils s'éclaircissaient peu à peu en s'échappant du tube, jusqu'à atteindre, à leur extrémité, un jaune pâle.
Héléna, ne pouvant résister à cette fleur, d'autant plus saisissante qu'elle s'échappait, seule, de la forêt dense qui l'enveloppait, s'en approcha avec hâte, et se pencha sur elle. Elle la respira, et aussitôt se rejeta en arrière en portant celle de ses mains qui ne dégoûlinait pas à son visage.
Julienne eut un mouvement de stupeur inquiète, et resta clouée sur place, à l'entrée de la serre, en regardant Héléna éternuer plusieurs fois, brusquement, les épaules secouées de tressautements. Une minute se passa ainsi, avant que Héléna, reniflant bruyamment, puisse relever la tête. Julienne, avec une grimace, contempla ses yeux bouffis et injectés de sang, et son nez écarlate qui continuait de couler malgré ses reniflements.
"Ça va?" lui lança-t-elle depuis l'entrée.
Héléna lui répondit par un haussement d'épaules, embêtée par son nez encombré, obligée de respirer par la bouche.
À cet instant, une grosse plante qui se trouvait près d'Héléna, surélevée par rapport aux autres, commença lentement à déplier l'une de ses longues feuilles étroites, si lentement qu'elles ne s'en aperçurent pas. Elles ne l'avaient toujours pas remarquée lorsque la feuille, continuant à se dérouler à la manière d'une gigantesque vouivre, atteignit un paquet de mouchoirs qui avait été judicieusement placé à proximité de la plante que Héléna venait de humer pour son plus grand malheur. Ce n'est que lorsque la grosse liane, s'aidant de son extrémité, plus étroite que sa base, se fut emparée d'un mouchoir, avant de continuer à se dérouler pour pouvoir l'apporter à Héléna, qu'elles tournèrent enfin les yeux vers elle. Sans un mouvement ni une parole, trop stupéfaites pour n'esquisser ne serait-ce qu'une moue interloquée, elles regardèrent le mouchoir s'approcher tout doucement d'Héléna, dans le plus grand silence. Quand il arriva à portée de sa main, Héléna saisit le mouchoir, machinalement, sans pouvoir lâcher des yeux la tentacule végétale qui s'était arrêtée devant sa poitrine.
"Merci", murmura-t-elle, dans une sorte de réflexe.
La feuille démesurée eut un frémissement, que les filles interprétèrent, curieusement, comme du contentement. La feuille s'approcha un peu plus d'Héléna, et dans un mouvement fugace, lui effleura la joue. Héléna, tendue, faillit rejeter sa tête en arrière pour lui échapper, mais la caresse prit fin avant qu'elle en ait eu le temps. La plante, se détournant déjà d'elle, recommença à se déplier, comme si elle eut été capable de se dérouler à l'infini. Elle sembla cette fois vouloir s'élancer vers l'entrée de la serre. Dès qu'elle s'en rendit compte, Julienne voulut faire un pas en arrière, mais la feuille, rapide comme l'éclair cette fois, l'avait déjà atteinte, et se faufilait autour de son cou. Julienne se pétrifia.
Héléna, avec une exclamation étouffée, bondit en avant pour voler à son secours, tandis que la longue liane s'agitait contre la nuque de Julienne. Héléna la saisit à deux mains, prête à tirer de toutes ses forces, mais déjà la feuille émergeait de nouveau, tenant le col de la veste de Julienne, qu'elle avait une fois de plus laissé rentré. La plante remit délicatement le col en place, alla jusqu'à lisser la veste sur les épaules de Julienne. Puis, satisfaite de sa besogne, elle se plaça à hauteur de son visage, et s'immobilisa, en attente. Julienne, interdite, la regarda pendant un long instant de flottement.
"Dis-lui merci."
Julienne coula un regard désorienté vers Héléna, qui haussa les épaules avec un sourire amusé, son mouchoir plaqué contre son nez gonflé. Julienne, reportant son attention sur la tentacule qui attendait toujours, se sentit stupide en articulant un incertain :
"Merci."
Aussitôt, la longue tige s'abaissa légèrement devant elle, comme s'inclinant. Puis elle se ré-enroula sur elle-même, lentement, sans un bruit, pour reprendre sa posture initiale.
Avec l'interdit, la curiosité d'Héléna, la plante-goudron et celle qui déclenche des allergies, je trouve un petit côté barbe-bleue dans ce chapitre amusant. J'aime beaucoup la plante attentionnée qui fait peur au début, et nous surprend par son excès de zèle. Très agréable !
Petites remarques :
- les bâches transparentes qui les encerraient => enserraient
- poussa un soufflement => le mot "soufflement" est un peu étrange, on attendrait "soupir", mais attention, il est utilisé trois lignes plus loin.
- Il y en avait qui s'élançaient vers le haut, encombrant chaque parcelle de vide à leur portée, grimpait sur tout ce qu'elles pouvaient atteindre, colonisant jusqu'aux tréteaux de la serre, courant même le long de ceux qui soutenaient le plafond, au-dessus de leurs têtes => grimpaient ou grimpant
- L'intérieur de la troisième serre, loin de tout ce qu'elle avait imaginé lorsqu'elle était enfant, lui paraissant en tout point identique à celui des deux autres, qu'elle avait déjà visitées des dizaines de fois. => le "lui paraissant", fait-il référence au passé de l'enfance de Julienne ou au présent de l'action ?
A très vite !
Claire
J'ai beaucoup aimé écrire ce chapitre, contente qu'il t'ait plu
Je n'avais pas du tout fait le lien avec le conte de Barbe-Bleue, mais ça me plaît bien! Ce n'est pas la première fois que je découvre après coup des similitudes avec les contes (par exemple avec le Petit Chaperon Rouge, au moment de l'attaque du loup aux yeux rouges dans les bois ^^)
Merci pour toutes tes remarques judicieuses, et à la prochaine !