Ses lèvres étaient glacées contre les miennes. Elles avaient un goût amer, comme les cauchemars que je vomissais.
Quand il s’écarta enfin, j’eus envie de pleurer. Lui souriait, satisfait comme un gosse qui venait de faire une farce et était ravi du résultat. J’aurais voulu hurler, le gifler, réagir, mais mes membres ne répondaient plus, tétanisés. Une larme coula, il la cueillit sur ma joue avant de la lécher, un sourire bien trop grand aux lèvres.
Ce baiser avait été si tendre… j’étais complètement sonnée et terrifiée et mortifiée. Pourquoi avait-il fait ça ? Que voulait-il donc de moi ? Il m’avait volé mon premier baiser, celui que j’avais imaginé partager avec Rhen. Celui que je rêvais de partager avec Rhen.
Je me sentais souillée. Mes lèvres me démangeaient. J’avais envie de les griffer jusqu’au sang, je voulais les arracher, ne plus sentir ce froid mordant qui s’était répandu sur elles lorsqu’il posa les doigts dessus.
Je fermai les yeux, serrai les dents en tremblant. Des sanglots me remontaient dans la gorge alors qu’il continuait à jouer négligemment avec mes cheveux, effleurant ma joue.
— Douce, douce Adaline, souriait-il. Comme ce fut ardu de te retrouver dans ce vaste monde.
Je déglutis bruyamment. Sa voix n’avait rien à voir avec celle d’Asling, douce et bienveillante. Celle-ci était rauque, désagréable, piquante. Chacun de ses mots me labourait l’esprit avec tellement de force qu’une migraine me vint. Quand j’ouvris de nouveau les yeux, je découvris le dieu perdu dans de lointaines pensées, un sourire tendre aux lèvres. Il fredonnait quelque chose, m’étudiant avec attention.
— Tu sais, reprit-il après un silence, pendant un instant, j’ai sincèrement pensé que tu me fuyais.
Je tressaillis. Le dieu disparut soudain dans une nuée de papillons de nuit. L’instant d’après, je le sentis derrière moi, son corps se pressant contre le mien. L’une de ses mains glissa sur mon épaule jusqu’à ma gorge, me faisant relever la tête alors que ses lèvres se frayaient un chemin jusqu’à mon oreille.
— Douce, douce Adaline… que se passerait-il pour toi si tu te refusais à moi ?
Je sentis mon estomac me remonter dans la gorge à ses mots. Me refuser à lui ? Alors… c’était moi qu’il voulait ? Pas ma mort, juste… moi ? Les larmes me brouillèrent la vue. C’était encore pire que tout ce que j’avais pu me figurer !
Je tremblais comme une feuille et n’osais plus émettre un son alors que le dieu plantait compulsivement ses griffes dans mes épaules, transperçant ma chair comme autant de lames chauffées à blanc. La douleur m’arracha un gémissement, les larmes débordèrent.
— Délicieuse, courageuse Adaline, continua-t-il de murmurer à mon oreille alors que mon souffle se faisait de plus en plus laborieux. Toi qui dévore me précieux cauchemars depuis tant d’années.
La douleur se volatilisa. En baissant les yeux, je découvris les bras du dieu m’enlaçant tendrement. Je serrai les dents.
— Comment n’ai-je pas remarqué un pouvoir aussi incroyable plus tôt ? murmura-t-il plus pour lui-même que pour moi.
Il plongea son visage dans ma nuque et inspira profondément, comme cherchant à se repaître de mon parfum. L’horreur me fit frissonner. Intérieurement, je priai les dieux, n’importe qui, de me venir en aide.
— Et si nous passions un accord ? proposa-t-il à brûle-pourpoint en relevant le nez.
— Un… Un accord ? coassai-je misérablement.
Ma bouche était pâteuse, ma voix tremblante. Je me maudissais de paraître aussi terrifiée. J’aurais tellement voulu que Rihite soit là. Il aurait fait éclater une tempête et aurait foudroyé le dieu avant de l’écarter et de me serrer dans ses bras. Rihite… pleurai-je en moi-même.
Ciaran eut un rire, caressant ma gorge de ses griffes.
— Accepte de t’abandonner à moi, tout entière…
— Et si je refuse ?
J’avais lancé ça si vite, et, pendant une très courte seconde, j’en fus fière. Fière de ce maigre courage qui m’avait poussée à répondre. Pourtant, un instant plus tard, je le regrettai amèrement.
Dans mon dos, je sentis le dieu perdre son sourire. Il disparut brusquement pour réapparaître devant moi. Ses yeux luisaient de colère. J’étais terrifiée.
D’un geste rapide, il me saisit à la gorge et serra. Je suffoquai sous sa poigne, agrippant sa main glacée dans des miennes, essayant de le repousser, cherchant désespérément de l’air. Mais, plus je me débattais, plus la panique m’assaillait et plus il serrait. Bientôt, je vis des tâches noires danser devant mes yeux.
— Refuse, dit-il d’une voix pleine de venin, son nez frôlant le mien, et j’anéantirai tous ceux auxquels tu tiens.
Je cessai de me débattre, pétrifiée. Mes yeux s’ouvrirent grands de terreur. Des images de mes frère et sœurs agonisant sous son emprise m’assaillirent, leurs sanglots et leurs cris déferlant dans mon esprit. Pas ça… songeai-je anéantie. Tout mais pas ça… Pas encore…
Le dieu eut un sourire mauvais, puis il disparut dans une nouvelle nuée de papillons de nuit, me libérant de son étreinte. Je m’effondrai sur les pavés, cherchai mon souffle. L’air me brûlait les poumons alors que j’inspirais, toussais, sifflais. Je passai une main sur ma gorge endolorie. J’avais tellement mal… Les larmes coulèrent. J’entendais encore l’écho de son rire autour de moi.
— Penses-y, jolie Adaline.
Et le silence revint sur la ruelle. Les ombres se dissipèrent, et les pavés brillèrent doucement à nouveau.
Une fois bien certaine que le monstre s’était volatilisé, je pleurai tout mon soûl, mon corps secoué par les sanglots qui me déchiraient la gorge. Le peu de courage que j’avais amassé s’évapora, ne laissant derrière lui que le désespoir dans lequel j’avais l’impression de me noyer lentement.
Quand des bruits de pas me parvinrent, je me redressai, paniquée à l’idée de me retrouver à nouveau face au Dieu des Cauchemars. Mais ce ne fut pas Ciaran que je vis apparaître dans la ruelle.
— Rhen…
Ma voix était rauque, tant à cause de mes larmes que de ma trachée comprimée.
En le voyant approcher, j’éclatai en sanglots à nouveau. Nos regards se croisèrent et Rhen se précipita vers moi, se laissant tomber à genoux. Il me serra dans ses bras, soulagé. Puis il encadra mon visage de ses mains, cherchant mon regard.
— Adaline, que s’est-il passé ? Tu as disparu si soudainement… je ne parvenais plus à te trouver.
— Il est venu… pleurai-je de ma voix rocailleuse. Il est venu…
— Qui ? Ciaran ?
Je hochai la tête, incapable d’en dire plus et m’effondrai sur lui. Il me laissa du temps pour me calmer, me serrant contre lui, caressant mes cheveux. Entre deux sanglots, je parvins à tout lui raconter. Rhen m’écouta, silencieux, mais ne parvint pas à cacher sa colère. Ses bras s’étaient raidis autour de moi et, quand je levai les yeux, je découvris les siens irradiant de haine.
— Montre-moi ton cou.
Sa voix était tellement froide… on aurait dit une autre personne. Je finis par obtempérer et levai la tête. Il me fallut un moment pour réaliser qu’il ne me vouvoyait plus. Et, au final, cela ne me parut plus qu’un infime détail sans importance.
Devant moi, Rhen contracta les mâchoires.
— C’est si moche que ça ? demandai-je d’une petite voix en baissant la tête pour le regarder dans les yeux.
Rhen détourna les siens.
— Non, les marques devraient rapidement s’estomper.
Je le regardai longuement, essuyant mes dernières larmes.
— Alors… pourquoi cette expression ?
Il se tourna vers moi, surpris.
— Quoi ?
— Tu sembles…
Je buttai sur les mots. Le tutoyer semblait à la fois tout naturel et étrangement déplacé.
— Tu sembles en colère.
— Je suis en colère.
Je sentis comme un coup de poignard me percer l’estomac à ces mots. Je détournai les yeux. En colère… Qu’aurais-je dû ressentir, moi ?
En voyant mon expression accablée, Rhen se décomposa.
— Non, non, ce n’est pas…
Il soupira, se passa une main sur le visage.
— Je ne suis pas en colère contre toi, dit-il enfin, si bas que je peinais même à l’entendre. Je suis en colère contre moi, et contre ce maudit Dieu des Cauchemars.
Il y eut un silence durant lequel je le regardai plus attentivement. Il semblait si affligé, la culpabilité brillant dans ses yeux pâles. Je m’en voulus de lui infliger une telle épreuve. L’impuissance…
Je reniflai et lui pris la main.
— Nous devrions rejoindre les autres, dis-je d’une voix chevrotante.
Rhen me regarda me lever et me suivis sans un mot. Quelques rues plus loin, nous aperçûmes la fête. J’en fus soulagée. Je rêvais de retrouver ma famille et de rentrer chez moi pour me plonger dans mes draps. Je voulais tout oublier, je voulais qu’on me réconforte, qu’on me dise que rien ne s’était passé, que Ciaran ne m’était jamais apparu, que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar et que je pouvais me rendormir sans crainte.
Mais, avant de rejoindre la foule, Rhen s’arrêta. Il s’immobilisa si brusquement que je manquai de tomber à la renverse. Confuse, je me retournai.
Rhen m’observa longuement, si longtemps en fait qu’il me sembla voir passer une petite éternité durant laquelle j’eus la sensation de me perdre dans son regard. Puis, comme n’y tenant plus, il m’attira à lui. Je trébuchai sur les pavés et tombai dans ses bras. Alors que je relevai la tête pour lui demander ce qu’il se passait, il m’embrassa.
J’ouvris des yeux immenses avant de me laisser doucement aller à ce baiser. Il n’avait rien à voir avec celui de Ciaran, vorace et douloureux. Rhen était doux, ses lèvres comme de la soie sur les miennes. J’aurais voulu qu’il ne recule jamais, j’aurais voulu rester ainsi pour toujours. Comme dans un rêve…
Quand Rhen s’écarta, j’eus l’impression de flotter sur un nuage. Mes lèvres picotaient, comme réclamant les siennes. Je voulais qu’il recommence, je voulais qu’il ne voie et n’embrasse que moi.
En relevant les yeux, je croisai son regard assombri. J’y lus ces sentiments dont je rêvais depuis notre rencontre et, brusquement, je fus certaine que mes yeux devaient briller du même éclat.
Rhen papillonna subitement des paupières, comme revenant à la réalité, et fit un pas en arrière. Il n’était pas si loin, pourtant j’eus l’impression qu’un gouffre immense venait de s’ouvrir entre nous. Et je rêvais de le franchir pour me tenir à nouveau dans ses bras, sentir son souffle sur ma peau, ses lèvres sur les miennes. Je le voulais tellement… J’en pris brusquement conscience à cet instant. Je ne voulais plus laisser Calista se pendre à son bras, je ne voulais plus qu’aucune autre fille ne lui tourne autour. Je voulais qu’il soit mien, pour toujours.
Avec surprise, je remarquai alors le rouge qui lui montait aux joues et la main qu’il avait plaquée sur sa bouche. Je sentis la peur m’envahir. Regrettait-il ce baiser ? Moi, j’en voulais tellement d’autres…
— Pardon, fit-il précipitamment, je n’aurais pas dû faire ça.
Un froid polaire me traversa. Je voulais qu’il se taise. Ses mots faisaient trop mal. Était-il seulement conscient de leur pouvoir sur moi ?
— Je ne sais pas ce qu’il m’a pris…
Je ne l’écoutai même plus. Je voulais tellement qu’il se taise… Alors je m’avançai et, me hissant sur la pointe des pieds, je l’embrassai à mon tour. Je voulais qu’il comprenne, je voulais…
En m’écartant, je croisai son regard troublé. Je ne pus m’empêcher de passer une main sur sa joue, le sentant frémir sous mes doigts. Mes yeux étaient brillants et un sourire incertain vint orner mes lèvres. J’avais si peur de me tromper…
— Je ne crois pas avoir dit que ça m’ait déplu.
À mon plus grand soulagement, son regard s’illumina. Il me prit à nouveau dans ses bras, me serrant fort contre lui, comme si je risquais de disparaître.
— Jamais je ne permettrai à Ciaran de t’avoir, dit-il dans mes cheveux, les Dieux m’en soient témoins.
Je m’accrochai à lui de toute mes forces, plongeant mon visage dans son cou. Comme j’aurais aimé que les Dieux l’entendent, qu’ils nous viennent en aide.
Mais, même alors que je me sentais si bien dans ses bras, je ne pouvais m’empêcher de me demander quelles horreurs Ciaran nous préparait.
Ciaran ne dit pas ce qu'Adaline gagnerait à se "donner toute entière" à lui. Je trouve presque dommage qu'il ne lui offre pas une contrepartie, autre que juste "je laisse vivre ta famille en paix". J'imagine que pour elle, "s'allier" avec le dieu des cauchemars alors qu'elle est censée avoir une certaine fidélité à Asling (jimagine ?) n'est pas sans risque non plus. Généralement ce sont toujours les humains qui paient pour les caprices des dieux : Asling s'en prendrait à elle plutôt qu'à celui qui la fait chanter, dans cette logique, et si ces dieux sont aussi cruels que ceux des Romains.
Plein de bisous !
Sinon, on peut diviser ce chapitre en deux parties : Ciaran et Adaline, puis Rhen et Adaline.
Rhen et Adaline.
Je trouve que c'est bien écrit. Voir Rhen après Ciaran fait du bien (même pour moi), et sa rage assez remarquable me fait poser des questions à nouveau. Ensuite, son baiser, je le trouve assez naturel. Ça peu paraitre assez... mal placé d'embrasser juste après qu'Adaline s'est faite agressée, certes, mais justement il s'en rend compte lui-même et s'excuse. Et je peux comprendre aussi qu'Adaline ait vraiment besoin de douceur après ce qu'il s'est passé. Donc ouais, plutôt bon.
MAIS, Ciaran et Adaline.
Cette première moitié est tellement bonne que je m'en fous un peu de la deuxième (désolé Rhen).
J'aime les méchants, et pas les "non mais il fait des trucs pas sympas mais il faut le comprendre il a eu un passé tragique". Écrire le Mal (le grand M est important), est bien plus difficile qu'on ne le pense. On tombe trop facilement dans les antagonistes grotesques et vides, et il faut être à la fois subtil et imaginatif pour réussir à convaincre le lecteur. Tout le monde n'est parvient pas à être un Sauron ou un Hannibal Lecter, après tout.
Ciaran, ici, est l'exemple parfait du Méchant réussi. Une vraie noirceur se dégage de lui. Ce dieu est mauvais, et il le fait bien sentir. Le jeu sur les papillons de nuit, son amour tordu, sa menace, ses dialogues, le fait que toute cette scène s'apparente à une scène de viol... La menace est totale, il est vraiment terrifiant.
Et puis j'adore que tu justifies un peu son amour. Il est fasciné par le pouvoir d'Adaline, c'est génial, ça créé un lien fort entre les deux, un yin et yang diabolique. Il prend le fait qu'elle détruise ses Cauchemars comme une qualité ! C'est délicieusement tordu, j'adore.
Donc voilà, Ciaran = best worst boy
voili voilou
Pour ce qui est de la rapidité par contre, c'est surtout de l'impatience de ma part XD si je pouvais, je crois que je posterai mon histoire d'un coup ! Trop hâte de poster la suite !!
A bientôt ! ^^