Lorsqu’il aperçut le toit enneigé de la vieille grange, Soreth sut que leur fuite touchait à sa fin. Il avait passé la nuit à pousser leurs montures afin de distancer les bandits, mais il ne pouvait pas ignorer éternellement leur fatigue et les blessures de Lyne. Elle était aussi pâle qu’un spectre, malgré le baume d’achillée qui l’empêchait de se vider de son sang, et il fallait qu’il retire la flèche avant qu’elle s’infecte ou cause de nouvelles lésions.
Il inspecta brièvement le bâtiment recouvert de lichens, l’épée à la main, puis y fit entrer Zmeï et Apalla, chargée de sa garde du corps. Les murs froids n’avaient pas vu d’animaux depuis des mois, du moins à en croire la paille qui moisissait là, mais sentaient tellement le mouton et la chèvre qu’on s’attendait à y trouver un troupeau. Soreth fronça les narines. Il n’avait pas mis les pieds dans une grange aussi vétuste depuis longtemps. Ce n’était toutefois pas grand-chose à côté de l’odeur de sang et de chair brûlée qui les empestait et, avec un peu de chance, les protégerait même des chiens de leurs poursuivants.
Il fit délicatement glisser sa partenaire de sa monture, et la porta jusqu’à la mezzanine où les bergers se reposaient durant la belle saison. Il manqua plusieurs fois de la laisser tomber, sa jambe blessée dérapant dans l’escalier, mais réussit à l’allonger sur un lit en bois poussiéreux sans qu’elle se réveille. Le visage serein, elle semblait ne plus souffrir pour le moment. C’était une bonne chose. Elle méritait une pause avant l’opération. Le prince esquissa un sourire, se retenant de replacer les cheveux défaits de sa protectrice, puis retourna à ses fontes en boitant et revint avec une lanterne et du matériel de soin.
Soreth s’agenouilla ensuite sur le plancher, maugréant à voix basse contre ses contusions, et découpa l’armure transpercée de Lyne. Ce n’était pas évident, le cuir et ses couches de tissus étaient destinés à stopper les lames, mais il en vint à bout en une vingtaine de minutes, durant lesquelles il n’arracha que deux gémissements à sa partenaire assoupie. Il dégagea alors la plaie, rougie et couverte d’un agglomérat de baume et de sang coagulé, et constata avec soulagement qu’elle était nette et moins profonde de prévu. L’extraction serait éprouvante, mais pas aussi dangereuse qu’il le redoutait.
Il s’éloigna de quelques pas pour aiguiser son stylet et le nettoyer à l’aide d’une décoction de souci et de bardane, puis se replaça à côté de son équipière et lui incisa délicatement le flanc. La douleur lui fit subitement ouvrir les yeux, et elle cria en tentant de se lever par réflexe. Il l’en empêcha, elle était heureusement trop faible pour se débattre réellement, puis lui parla d’un ton rassurant.
— Ne t’inquiète pas, je retire seulement la flèche. Il ne faut pas que tu bouges. Tu vas aggraver ta blessure.
Elle le dévisagea quelques secondes, les sourcils froncés par l’incompréhension et le souffle court, puis acquiesça péniblement.
— D’accord…
Il lui adressa un sourire encourageant, la sentant se détendre sous ses doigts, puis lui tendit l’un des morceaux de cuir qu’il venait de découper.
— Je suis désolé, je n’ai pas de quoi t’anesthésier. Tu peux utiliser cela si tu veux.
Malgré la médiocrité de la proposition, une lueur de soulagement traversa le regard de la guerrière qui mordit la pièce d’armure avec détermination. Elle posa ensuite les yeux sur son soigneur et hocha froidement la tête. Il pouvait reprendre son office.
Avec une multitude de précautions, mais en s’efforçant de ne pas prêter attention aux grognements de sa partenaire, Soreth termina l’incision et en écarta les chairs pour extraire la flèche. Il la tira prudemment, arrachant un long gémissement à Lyne, puis la jeta dans un coin avant de comprimer la plaie. Sa protectrice s’évanouit au même moment, submergée par la douleur. Sans s’en inquiéter, il n’en avait pas le luxe, il sutura la blessure d’une main experte et l’enduisit d’une baume cicatrisant d’ail de plantain. Alors seulement, il s’autorisa un soupire soulagé. Lyne était hors de danger.
Sa tâche de chirurgien finie, Soreth nettoya et rangea ses instruments, avant d’attraper le petit étui qu’il portait en permanence à la ceinture. Il en sortit une dizaine d’anneaux d’orichalque, de deux centimètres environ, qu’il aligna devant lui. Râpeux d’un côté, afin d’accrocher à la peau, et lisses de l’autre, ils étaient de formes différentes et méticuleusement ouvragés dans un but précis. Lorsqu’ils étaient correctement placés, les smeros faisaient converger les lignes d’Eff vers les blessures pour accélérer leur cicatrisation. D’autant plus efficaces quand ils étaient utilisés avec un catalyseur, ils pouvaient transformer plusieurs semaines de convalescence en quelques jours. Ils étaient néanmoins aussi complexes à fabriquer qu’à manipuler, et peu de personnes pouvaient se vanter d’en posséder. Soreth ne devait d’ailleurs les siens qu’à l’opiniâtreté de Beorthne, qui, convaincu de leur intérêt pour un prétorien, avait soutenu de nombreuses conversations houleuses avec l’ancien intendant d’Erellie pour le pousser à en acheter. Il avait finalement eu gain de cause grâce à l’intervention de Thescianne, non sans que celle-ci, connaissant l’indifférence du vieux galweid pour les richesses matérielles, lui ait fait promettre de les garder précieusement jusqu’à ce que son fils soit en âge de le faire. Le jeune prince n’avait donc pu les toucher que pour s’entraîner durant les cinq années suivantes, guérissant des plantes, puis des animaux, et en dernier lieu des humains, et s’était vu remettre l’étui pour son quatorzième anniversaire, quelques mois avant sa première mission. Il les avait depuis utilisées à maintes reprises, aussi bien pour dormir, que récupérer d’une blessure ou combattre des poisons, et avait loué à chaque fois la persévérance butée de son mentor.
Les yeux fermés, le galweid posa une main sur le flanc de Lyne et se concentra sur les flux qui parcouraient son corps. Il attrapa ensuite un premier smero, qu’il plaça à quelques pouces de la couture, puis en disposa quatre de plus autour des chairs abîmées. Presque aveugle au monde physique, il s’efforça d’équilibrer l’énergie du mieux qu’il le pouvait. Peu n’auraient pas l’effet escompté. Trop perturberait la cicatrisation. Quand l’état des lignes finit par lui convenir, il remercia une fois de plus Beorthne et rangea les artefacts inutilisés dans leur étui.
Le plus difficile enfin terminé, il prit quelques instants pour détendre ses muscles crispés, contemplant en même temps le visage endormi de sa partenaire, puis ressortit des bandages propres et nettoya les autres blessures de Lyne. L’entaille à l’épaule était la plus importante, mais elle avait aussi de nombreuses coupures et plusieurs contusions. Il ramena ensuite une couverture de leurs affaires en claudiquant et l’étendit sur son équipière, prenant soin au passage de ne pas déplacer les smeros. Autant satisfait qu’épuisé, il se laissa alors glisser à côté d’elle, but quelques gorgées d’eau, et jeta un regard dépité à sa chausse rougie. La journée était loin d’être terminée.
Avec le peu de discrétion dont il était encore capable, il retira sa botte gauche et remonta son pantalon de lin pour observer sa cheville. Le sang séché rendit la tâche aussi désagréable qu’ardue, mais il finit par apercevoir la coupure, qu’il n’avait cessé d’aggraver depuis leur fuite. Elle faisait néanmoins peine à voir et coagulait difficilement. Même avec l’achillée qu’il y avait appliquée.
Il la nettoya donc avec soin, serrant les dents pour ne pas réveiller sa protectrice, puis la recousit rapidement. Il s’occupa ensuite de ses plaies mineures, que sa pierre d’Eff guérirait en quelques jours, et rangea finalement son matériel de soin pour de bon.
Soulagé d’avoir terminé, mais l’esprit embrumé par la douleur et l’absence de sommeil, il vérifia que Lyne retrouvait correctement ses forces, puis descendit maladroitement les escaliers, sous le regard mi-moqueur mi-apitoyé de leurs chevaux eux aussi épuisés. Il s’approcha d’eux en souriant, leur gratta le front pour les remercier de leurs efforts, et leur promit qu’ils ne repartiraient pas de sitôt. Du moins, tant que leurs poursuivants ne les rattrapaient pas. Il s’étendit toutefois peu sur cette dernière partie, pour ne pas les décourager, et leur offrit à la place une bonne ration d’avoine et un grand sceau de l’eau fraîche. Il s’assura ensuite qu’aucun d’eux n’était blessé et vérifia que leur harnachement ne les gênait pas trop. Il aurait voulu le leur retirer, mais n’aurait le temps de les seller si leur cachette était découverte. Il donna à chacun une moitié de pomme afin de se faire se pardonner, puis leur étala une couverture sur leur dos. Il faisait plus chaud à l’intérieur que dehors, mais il ne ferait pas un feu de sitôt.
Les chevaux s’endormirent bientôt à leur tour, rassasiés et exténués. Malgré son envie de les imiter, Soreth saisit son arc, un morceau de pain et un second fruit, et quitta la grange à contrecœur. Il devait s’assurer que leurs poursuivants ne les retrouveraient pas.
Le froid lui fit l’effet d’une gifle, mais eut le mérite de chasser la fatigue qui l’assaillait. Il réprima un frisson, resserra sa cape autour de ses épaules, et s’avança dans la neige à la recherche d’un poste d’observation. Il le trouva après quelques minutes de marche, en grimpant sur les rochers qui surplombaient le chemin par lequel ils étaient arrivés. Il en dégagea alors la poudreuse pour s’y asseoir, son arc près de sa main gauche, sa nourriture sur les genoux. Il l’engloutit en quelques bouchés, affamé par leur fuite, puis commença sa garde, les doigts gelés, les yeux rivés sur les alentours, tous les sens en alerte.
D’abord caché par les sommets blancs, le soleil ne tarda pas à les dépasser et réchauffa agréablement la cape du prétorien, tout en l’obligeant à davantage lutter pour rester éveillé. Conscient de ses limites, il s’accorda d’ailleurs deux courtes siestes avant de, lorsqu’il sentit sa concentration diminuer pour la troisième fois, retourner dans la grange afin de prendre des nouvelles de Lyne.
Il la réveilla involontairement en grimpant les escaliers, mais en profita pour la faire boire et lui expliquer qu’elle n’avait rien à craindre des smeros posés contre son flanc. Il lui parla aussi brièvement de leur cachette, puis la laissa se rendormir, non sans vérifier qu’elle n’avait pas de fièvre.
Il resta à son poste d’observation jusqu’à ce que les élancements de sa jambe se dissipent, que les bruits des animaux se taisent, que le soleil disparaisse dans l’horizon rougeoyant, et que le froid reprenne silencieusement possession des montagnes. Alors, certain que l’obscurité ne permettait plus à quiconque de les pister, il rentra dans la grange et s’écroula aux côtés de sa partenaire.
Son horloge interne le réveilla peu avant l’aurore. Malgré son esprit encore embrumé et le peu de sommeil dont il avait profité, il se sentit plus alerte que la veille en rejoignant son rocher. Ce fut à la fois un avantage pour sa vigilance, et une faiblesse face à la monotonie de sa garde. Il put heureusement compter sur un défilé d’oiseaux, auxquels il distribua quelques miettes de son repas, pour égayer sa matinée. Du moins, jusqu’à ce que le vent se lève, les obligeant à regagner leurs abris, et que des nuages gris s’amoncellent dans la montagne.
Il maugréa alors contre ceux qui volaient son soleil, le faisant grelotter sur place, mais révisa son avis quand un premier flocon s’écrasa sur son nez. Il fronça les sourcils, surpris, puis constata que d’autres le suivaient, transformant peu à peu le paysage en une gigantesque tempête blanche. Le cœur soudainement plus léger, il se dressa sur son monticule et s’inclina devant le ciel pour le remercier de sa protection. Leurs ancêtres ne les avaient pas abandonnés.
Soreth resta un peu moins d’une heure sous les flocons, jubilant autant que guettant, puis rentra à l’abri dès qu’il fut sûr de ne plus avoir à se soucier de leurs poursuivants. Apalla l’y regarda secouer la neige qui le recouvrait, puis, tandis qu’il retournait à l’étage, renâcla pour lui souhaiter un bon repos.
J'aime bien ce genre de chapitre de transition !
Et c'est intéressant de voir l'évolution de tes tests de couverture ;-) La dernière en date (avec les photos) est pour moi la plus aboutie (mais un tout petit peu trop sérieuse, style roman historique voire guide touristique).
A bientôt pour la suite !
Oui, la couverture fait un peu trop guide touristique ^^' (il faut que j'étudie ces histoires de photos)
Je découvre canevas, j'essayerai de faire quelque chose d'un peu plus fantaisie quand j'aurai un peu de temps.
Je n'avais pas vu la couverture ! C'est nouveau ? Je trouve que c'est poétique, et ça crée un contraste intéressant avec ce début d'histoire qui n'a rien d'un arbre tranquille :D
J'aime beaucoup ce chapitre on voit que Soreth en a encore sous le pied. C'est pas mal pour préserver l'attention du lecteur d'avoir un chapitre un peu plus calme. Et c'est une bonne idée je trouve que de tourner la tempête de neige à leur avantage, habituellement on trouve plutôt l'inverse.
Du point de vue forme je me permets quelques idées d'amélioration:
- (J'ai un peu ce défaut aussi) Tu as parfois deux paragraphes qui commencent par "Il", et avec d'autres "Il" dedans. Tes paragraphes sont plus longs que les miens, donc c'est moins dérangeant, mais je pense que tu devrais facilement arriver à en enlever quelques-uns.
- "sentaient le mouton et la chèvre comme si un troupeau y vivait encore", du coup moi j'ai cru qu'il allait vraiment y trouver des chèvres... XD Peut être une reformulation du genre "sentaient tellement le mouton et la chèvre qu'il s'attendit presque à y trouver un troupeau" ?
Encore bravo pour ce chapitre et à bientôt pour le prochain !
J'ai changé la couverture lundi oui, j'avais fais l'autre de manière un peu ingénu avec un site d'IA et j'ai lut trop de chose dessus depuis pour la garder ^^' J'ai pris la nouvelle un peu par défaut, je vais réfléchir à en trouver une autre, en attendant on garde l'aspect montagne et nature.
Merci pour ton retour et tes remarques pertinentes. Je vais regarder comment modifier cela.
À bientôt !